La feuille de route du Chef d’état-major des armées

C’est en février 2014 que le Général de Villiers a pris ses fonctions de Chef d’état-major des armées (CEMA). En réponse à nos questions, il décrit le cap qu’il s’est fixé en évoquant ses engagements par rapport à la mémoire collective et la « fraternité d’armes » commune au soldat de 1914 et celui de 2014 ; par rapport à « Cap 2020 », plan stratégique des armées visant à fonctionner « autrement » pour faire « au mieux » avec moins ; par rapport au renforcement de la « stabilité sécuritaire » au travers de l’opération Barkhane ; par rapport, enfin, à « l’obligation opérationnelle » que constitue l’impératif d’une meilleure interopérabilité interarmées et internationale.

photo_CEMA_officielle

Crédits photos © Ministère de la défense, 2014

Pérennité de l’engagement

-> Général, en cette année riche en commémorations, vous avez souhaité souligner les « valeurs intemporelles » des soldats d’hier et d’aujourd’hui, notamment au travers de la cérémonie du 6 septembre dernier « 100 Villes, 100 Héros, 100 Drapeaux ». Quels sont pour vous les points communs, mais aussi les différences et les défis majeurs que rencontrent nos soldats d’aujourd’hui par rapport à ceux du siècle dernier ?


Général Pierre de Villiers: 
Le combattant, le fameux « Poilu » de 1914 n’est pas fondamentalement différent de celui de 2014. Quand je vais voir nos soldats sur les théâtres d’opérations, je constate la fraternité d’armes, la volonté, le courage et l’abnégation que chacun d’entre nous peut retrouver en lisant les pages admirables et émouvantes des témoins de la Grande Guerre. Certes la guerre a changé de visage, les technologies ont évolué, les tactiques sont différentes, les équipements sont transformés. Mais au fond, l’âme et le cœur du combattant sont les mêmes : « ne pas subir » et « gagner », voilà ce qui les anime ! Voilà ce qui m’anime aussi en tant que chef d’état-major des armées.

Cap 2020 : « ensemble, autrement, au mieux »

-> S’il est prématuré de faire un premier bilan, comment évaluez-vous sept mois après votre prise de fonction les grandes tendances de la transformation des armées vers le modèle que vous appelez de vos vœux ?

En prenant mes fonctions, j’ai fixé un cap. Je m’y tiens ! Il est formalisé dans le plan stratégique de armées, « Cap 2020 », qui est une véritable feuille de route pour conduire la transformation des armées, des directions et des services, et un outil de commandement : il fixe le cap à l’horizon 2020, donne un sens à l’action et une vision vers l’avenir.

Chaque armée, direction et service a construit son projet et il est intégré dans « CAP 2020 ». Nous formons une équipe avec les Chefs d’état-major d’armées, les directeurs des directions et services. Cette équipe est soudée pour réussir avec pour seul objectif : le succès opérationnel de nos armées, afin de garantir la protection et la sécurité des Français et de nos intérêts.

-> Comment conserver les atouts dont la France dispose – et que vous avez soulignés – en termes de « souveraineté, réactivité et polyvalence », qui ont permis la réussite de l’opération Serval ?

Le Livre Blanc et la Loi de Programmation Militaire (LPM) ont fixé un cadre pour un modèle d’armée complet, qui répond aux ambitions de notre pays et à ses moyens. Nous poursuivons l’adaptation de notre outil militaire, complet et cohérent, pour assumer nos responsabilités sur la scène internationale.

Certes nos ressources sont comptées au plus juste, mais nous sommes déterminés à réussir cette transformation avec les règles qui nous sont fixés, en particulier celles de la Loi de Programmation Militaire 2014-2019.

Crédits photos © USMC 

-> Quelle transformation pour le soutien et la logistique en vue d’une optimisation des moyens, mais aussi d’une meilleure capacité à s’inscrire dans la durée si une opération le nécessite ? Comment préserver les spécificités françaises dans certains domaines d’excellence, tels que le soutien carburant et le soutien santé ?

Il est clair que nous ne pouvons plus faire comme avant : il nous faut faire autrement, changer nos organisations, nos méthodes de travail, nos processus et nos modes de gouvernance. C’est ce que nous faisons avec des projets très novateurs, comme celui que l’on nomme « supply chain » (chaîne de ravitaillement).

Il s’agit de revoir totalement les processus des approvisionnements dans une logique de rationalisation et d’efficience. Le Service de santé des armées et celui des essences se transforment aussi dans une continuelle logique de primauté à l’opérationnel.

 

-> Comment endiguer le développement d’une armée à deux vitesses aux vues de la différenciation des moyens entre OPEX et base arrière ? Comment assurer le meilleur « tuilage » possible entre matériels d’ancienne et de nouvelle générations, entre impératifs de rusticité et de sophistication tant en matière d’équipement que de formation ? 

On ne peut pas parler d’armée à deux vitesses. Nous restons vigilants sur l’entretien des fondamentaux du soldat, apte à remplir sa mission en tout temps en tout lieu. En revanche,nous devons mieux prioriser l’activité au regard des missions : c’est le concept de différenciation, inscrit dans le Livre Blanc et la LPM. Il est naturel que l’entraînement du soldat soit différencié selon sa mission. Etre engagé au Mali est différent d’être engagé dans la mission HEPHAISTOS de lutte contre les feux de forêt sur le territoire national. En revanche, je vous le répète : les fondamentaux sont et seront préservés.

Nous mesurons aussi parfaitement les enjeux d’un tuilage entre les matériels anciens et nouveaux ; nous avons consentis des ruptures temporaires de capacités et nous les anticipons.

Il n’y a pas non plus de contradiction entre technicité et rusticité : nous adaptons nos formations, afin que le soldat soit à la fois un combattant rustique et apte à servir des équipements de haute technologie. C’est exigeant ; cela réclame sans doute plus de temps, mais nous avons des soldats exceptionnels. Ils le prouvent tous les jours sur les théâtres d’opérations.

-> Vous avez été contraints de réduire le contrat opérationnel pour faire « au mieux » à un moment où les menaces redeviennent tous azimuts : votre planification vous paraît-elle conforme – au moins à court et moyen termes – aux impératifs de défense réaffirmés notamment dans le cadre du Sommet de l’OTAN ?

Vous le savez, et je le répète souvent : on ne fait pas mieux avec moins. Nous faisons « autrement » et « au mieux ». Vous avez raison, la situation sécuritaire internationale se dégrade rapidement : le monde est en ébullition ; les conflits se multiplient ; les crises se diversifient ; les rivalités se complexifient avec des retentissements majeurs sur la scène internationale.

Dans le même temps, on peut considérer schématiquement que l’Europe désarme dans un monde qui réarme. La France a fait le choix de rester une puissance militaire de premier rang pour tenir ses ambitions et assurer la protection de nos compatriotes. La Loi de Programmation Militaire nous permet d’adapter notre outil de défense pour assumer nos responsabilités, garantir nos intérêts, et répondre aux menaces d’aujourd’hui et de demain. L’exercice est difficile, mais nous vivons dans un monde difficile.

De Serval à Barkhane

-> Barkhane semble à la fois s’appuyer sur les acquis de l’expérience française en Afrique, tout en étant une opération d’un nouveau genre de par l’évolution d’une menace disséminée, une nouvelle logique de partenariat régional, une plus grande souplesse d’action, une concentration des moyens. Quels sont les progrès déjà enregistrés par rapport au dispositif antérieur ?

Chacun sait que le terrorisme n’a pas de frontières et les groupes armées terroristes, les « GAT », jouent de la porosité des frontières, notamment au Sahel. Par ailleurs, la stabilité de la région sahélo-saharienne est liée à la situation sécuritaire de chacun des pays qui la constitue. C’est ce constat très simple qui est à l’origine de l’opération Barkhane.

Deux grands principes la structurent : la régionalisation et le partenariat élargi. Ils permettent de conduire des opérations transfrontalières. Ils permettent aussi à la Mauritanie, au Mali, au Niger, au Burkina-Faso et au Tchad de conjuguer leurs efforts dans leur lutte, que nous appuyons, contre les GAT.

-> Serval a un peu servi de catalyseur quant à l’accélération de la participation africaine dans la sécurisation de la Bande Sahélo-Saharienne (BSS) : quel type de répartition des tâches/missions militaires voyez-vous se dessiner entre les différentes forces en présence sur cette zone et sur le continent en général ?

Les pays de la BSS partagent le même but : une plus grande stabilité sécuritaire. Chacun contribue à cet objectif commun avec les moyens qui sont les siens. Il n’y a pas de notion de partage des tâches, mais plutôt l’idée forte que la communauté de destin rend nécessaire l’union des forces contre l’ennemi commun. Je peux témoigner des efforts que chacune des armées de ces pays font pour prendre en main leur sécurité. Et c’est bien dans ce cadre que nous sommes présents, en appui des forces armées de nos partenaires africains pour le contrôle de leurs territoires et dans leurs actions de lutte contre les groupes armés terroristes.

-> Quelles innovations peut-on envisager en matière de soutien sur une zone d’action aussi vaste ?

Les défis logistiques pour le soutien de l’opération Barkhane sont énormes, à la mesure des élongations du théâtre. Mais ce ne sont pas des défis que nous découvrons. Cela fait des années que nous sommes présents dans la région. L’opération Epervier a débuté en 1986 et notre engagement au Tchad continue avec l’opération Barkhane. Nos logisticiens ont développé un savoir-faire considérable en zone sahélo-saharienne. Cela n’empêche pas les difficultés et pour cela, nous pouvons aussi compter sur nos alliés, notamment américains, espagnols, britanniques, qui fournissent un appui à nos forces.

 

Interopérabilité

-> Vous avez souligné la nécessité d’une meilleure interopérabilité et capacité à agir ensemble tant d’un point de vue interarmées qu’international. Quelles sont vos priorités en ce domaine et vos champs d’action tant en termes de travail avec les alliés (Grande-Bretagne, Etats-Unis, partenaires européens et africains…), d’entraînement, mais aussi de capacités permettant de concrétiser et pérenniser les améliorations ?

La nécessité d’une meilleure interopérabilité est une obligation opérationnelle. C’est une nécessité de terrain. Toute opération est par nature interarmées. Nous agissons le plus souvent en coalition internationale et sous couvert de mandats internationaux (ONU, OTAN et UE). Je suis avant tout pragmatique. J’évalue aussi l’opportunité des coopérations selon un double critère : le partage des coûts et celui du fardeau sécuritaire.

J’ai déjà parlé du partenariat élargi dans la BSS. Nous construisons aussi, dans le cadre des accords de Lancaster House, une capacité à déployer, avec nos partenaires britanniques, une force expéditionnaire d’entrée en premier mieux connue sous le nom de CJEF (« Combined Joint Expeditionary Force »). Ce projet avance de manière remarquable et contribue à l’Europe de la défense.

Nous n’avons pas le choix : la coopération internationale et l’adaptation aux engagements actuels exigent un niveau croissant d’interopérabilité. Il en va du succès des armes de la France.

Propos recueillis par Murielle Delaporte, rédactrice en chef d’Opérationnels SLDS.

Retrouvez en ligne notre dernier numéro d’Opérationnels.  Bonne lecture !