(Histoire) – Cet article est le second d’une série de six consacrée aux différents moments qui ont constitué la très forte diversité des présences militaires françaises en Algérie.

I.2. les bureaux arabes[1]

Entamée sous la monarchie de juillet, l’expérimentation des bureaux arabes commence dès 1833 avec le capitaine Lamoricière dans la province d’Alger. Brillant officier, le capitaine Lamoricière saisit immédiatement la nécessité de connaître la population algérienne et de pouvoir se passer d’interprètes afin de pouvoir communiquer directement avec les cheiks et autres membres des tribus qui composent l’Algérie d’alors. La première expérience des bureaux arabes se solde par un demi-échec, trop visionnaire et trop en marge de la chose militaire stricto sensu. Il faudra attendre l’arrivée du général Bugeaud pour que les bureaux arabes renaissent de leurs cendres. Désormais soutenu, l’expérimentation des bureaux arabes est très vite généralisée ce qui débouche en 1844 sur la promulgation d’un arrêté ministériel officialisant leur création.

Créés au départ avec comme perspective principale de devenir des officines du renseignement, les bureaux arabes verront leur rôle et leurs prérogatives complètement dépasser ce prisme unique. Très vite en effet, les bureaux arabes auront vocation à renforcer les liens entre l’autorité militaire et les populations « indigènes » principalement issues de la province d’Alger. De plus, ces derniers attireront dans leurs rangs des officiers au recrutement prestigieux (les polytechniciens représenteront jusqu’à 10% du corps) et au charisme d’exception (Devaux, Daumas, Hanoteau, Carette). Inspiré d’un idéal saint-simonien, nombres d’officiers des bureaux arabes auront une vision très civilisatrice de leur mission convaincus d’avoir à apporter le progrès et l’émancipation au sein des populations autochtones[2]. Ces bureaux auront donc une vocation politique forte ; assurer l’équilibre des intérêts entre les colons et la population locale ; faire régner la justice et appuyer la vision politique de Napoléon III pour la région via son ambition d’un royaume arabe sur laquelle nous reviendrons.

Force est de constater que les officiers des bureaux arabes seront des administrateurs coloniaux d’un genre unique ; connaissant mieux que n’importe quel européen l’esprit des populations, se révélant aptes à surveiller que les impôts sont payés et à assurer des missions de police et de justice. Le pouvoir qui sera confié à ces officiers serait de nos jours qualifié d’exorbitant tant il est vrai que ces derniers cumuleront les deux attributs de l’auctoritas : administration de la vie de la cité et garant de l’usage de la violence légitime. De fait, par delà leur mission de renseignement, les bureaux arabes auront pour vocation d’administrer un pays qui avait été largement abandonné à l’anarchie tribale par l’administration turque. En ce sens, leur mission sera avant tout une mission de médiation, le problème de l’attribution des terres étant souvent à l’origine de querelles opposant les autochtones et les colons notamment à partir de la mise en œuvre de la politique de cantonnement qui privera pour partie les musulmans des meilleures terres. Ainsi, au fil du temps, l’opposition entre les bureaux arabes et les colons s’amplifiera en particulier sous le règne de Napoléon III.

On ne peut pas pleinement comprendre les dissensions qui opposeront un temps les bureaux arabes aux colons sans s’intéresser au destin d’un homme qui fut tout d’abord interprète au sein d’un de ses bureaux avant de devenir le chantre de la politique pro-arabe de Napoléon III. Que souhaitait le second empereur des français ? Fragiliser la puissance ottomane. Comment comptait-il s’y prendre ? En gagnant les faveurs des autochtones par la valorisation de leurs droits et le renforcement de l’équité entre colons et populations locales. L’artisan de cette politique, qui usera des bureaux arabes comme d’un outil, fut Ismaël Urbain[3]. L’ambition ultime de ce dernier, consignée dans deux écrits[4] qui firent scandale à l’époque, revenait à en finir avec les ambitions de francisation et de colonisation de la Seconde République. Dénonçant les spoliations, Urbain préconisera la modernisation de la propriété foncière indigène et l’interdiction des expropriations ; une conception révolutionnaire qui aurait eu pour conséquence de transformer le sens de l’histoire s’il n’y avait eut la guerre de 1870 qui mettra fin à la fois à l’ambition du Royaume arabe ainsi qu’aux bureaux arabes (ces derniers renaîtront sous la forme des sections administratives spécialisées durant la Guerre d’Algérie).

L’expérience des bureaux arabes ne peut que nous interpeller à l’heure où nos troupes se sont désengagées d’Afghanistan après plus de douze années de présence et où la France mène dans la bande sahélo-saharienne une opération d’envergure. Car finalement, la cible des bureaux arabes ne fut-elle pas, comme dans la guerre antisubversive menée lors de la guerre d’Algérie ainsi que lors de la contre-insurrection conduite en Irak, en Afghanistan et aujourd’hui en Afrique saharienne, la population civile ? Bien sûr, on peut critiquer la vision idéalisée des bureaux arabes en ne voyant en ces derniers qu’une version française d’un régime féodal proche de celui des grands caïds permettant l’abus de pouvoir et l’enrichissement personnel. Ces derniers existèrent et ces organisations furent celles d’une armée coloniale, cela nul ne le conteste. Reste que les bureaux arabes penseront un premier modèle de structure palliant les manques d’un Etat défaillant, voire inexistant, ou en cours de construction. Il y eut à travers ces derniers une recherche de justice et d’équité qui passa par une maitrise recherchée de la force. L’implication et l’engagement des officiers des bureaux arabes dans la vie quotidienne des tribus répondirent aux enjeux cruciaux liés à la stabilisation à savoir : assurer la sécurité et pourvoir, pour partie, au développement. Certes, les bureaux arabes ne furent pas des organisations non gouvernementales à vocation humanitaire, ils pourvoiront néanmoins aux besoins de la population dans un esprit témoignant d’une ouverture d’esprit rare en ce milieu du dix neuvième siècle.

Ce sont bien les contradictions inhérentes à l’époque de la colonisation, la conduite d’opérations ou d’expériences inconciliables ou antithétiques comme la conquête absolue et la création des bureaux arabes au sein d’un même espace temps qui doivent aujourd’hui nourrir notre réflexion, au-delà de tout procès anachronique ou de récupération idéologique de faits historiques. C’est bien cette vision antagoniste de l’inscription d’une présence étrangère sur un territoire occupé qui sera à l’origine des éléments de doctrine de la guerre révolutionnaire durant la guerre d’Algérie. Deux « écoles », là encore, verront le jour : celle qui se rattachera au colonel Roger Trinquier (prépondérante en son influence durant « les événements ») et celle se réclamant du lieutenant-colonel David Galula (davantage reconnue de nos jours principalement via l’importance accordée à ce dernier par le général Petraeus) mais cela est déjà une autre histoire sachant qu’entre temps les « indigènes » d’Algérie auront donné à l’armée d’Afrique quelques uns de ses plus vaillants soldats sur tous les fronts depuis la guerre de Crimée jusqu’à la seconde guerre mondiale…

Notes:

[1] Les bureaux arabes étaient constitués d’un secrétaire arabe, d’un secrétaire français, d’un interprète, d’un médecin, d’officiers et de spahis assurant la sécurité. Sur ce sujet lire : J. Frémeaux, Les Bureaux arabes dans l’Algérie de la conquête, Denoël, 1993.

[2]  On mesure ici à quel point les bureaux arabes eurent une conception de la colonisation aux antipodes de celle de Bugeaud ou de Guizot. L’oeuvre civilisatrice qui inspirera les bureaux arabes est en cela très proche de celle qui sera portée par la IIIe République, décrite par d’aucuns de nos jours comme république coloniale : N. Bancel, P. Blanchard, F.Vergès, La République coloniale, Albin Michel, 2003.

[3] Urbain (1812-1884) commença sa carrière en Algérie en qualité d’interprète aux armées, il travailla notamment auprès de Bugeaud. Sa connaissance de l’Islam et de l’Algérie le conduira rapidement à participer de l’administration du pays au plus haut niveau (ce dernier fut membre du conseil consultatif du gouverneur général). Il devient le conseiller personnel de Napoléon III sur la question de la politique arabe. Sur cette question lire : Michel Levallois, Ismaÿl Urbain, Une autre conquête de l’Algérie, Editions Maisonneuve, 2001.

[4] Il s’agit de L’Algérie pour les algériens (1861) et de L’Algérie française. Indigènes et immigrants (1862).

Photo: Un bureau arabe, XIX e siècle, Félix-Jacques Moulin © Paris, Musée de l’Armée, Distr.RMN-GP/Emilie Cambier (telle que reproduite sur le site: www.invalides.org/ExpositionAlgerie/l-appropriation-du-territoire-maitriser-le-territoire-connaitre-et-administrer-la-population.html)