Cet article est le dernier et la conclusion d’une série de quatre analyses rédigées par le Général Jean-Patrick Gaviard sur la question de la gestion des conflits. Le Général Gaviard fut Commandant de la Défense aérienne et des Opérations aériennes (CDAOA) à Taverny entre 2003 et 2005 et  conseiller auprès du ministre de la défense en 2005 et 2006: il travaille régulierèment pour le CESA (Centre d’études stratégiques aérospatiales) de l’armée de l’air et le CID (Collège interarmées de défense), tous deux basés à l’Ecole Militaire à Paris; il est également conseiller auprès du Commandement SACT (Supreme Allied Command Transformation) de l’OTAN basé à Norfolk aux Etats-Unis.

A l’heure où les opérations militaires en théâtre extérieur se réalisent de façon croissante dans un cadre multinational et où elles s’accompagnent et s’achèvent le plus souvent par des missions de stabilisation, la question posée par le Général Gaviard est de savoir s’il convient, dès l’émergence d’une crise, d’anticiper la sortie de cette dernière. L’avantage d’une telle planification est la recherche d’une solution potentielle à un conflit susceptible en particulier de prévenir un enlisement dans des missions pérennes. A l’appui de différents types de conflits (missions de stabilisation ; guerillas urbaines ; etc) et de situation de crise (Afghanistan ;  Kosovo ; Conflit entre Israël et le Hezbollah ; etc), le Général Gaviard s’efforce ainsi de voir dans quelle mesure une telle anticipation est concrètement possible et propose différents outils pour y parvenir.

Ce dernier article, publié par Le Figaro en 2007, constitue la conclusion de cette série d’analyses sur la gestion et la sortie de crise dans le contexte des missions de stabilisation actuelles: le Général Gaviard prend le concept d’emploi des forces britanniques comme exemple d’une stratégie de sortie, en ce sens que les Britanniques ont généralement pour principe d’entrer en premier sur un théâtre opérationnel, mais aussi d’en sortir les premiers. Le risque est grand, sinon, souligne l’auteur, d’atteindre rapidement un seuil d’intolérance parmi les populations locales. “Gagner la guerre des cœurs” est tout l’enjeu d’une mission de stabilisation et d’une stratégie de sortie réussie et nécessite un certain nombre de conditions évoquées dans cet article et les articles précédents: la formation des forces militaires et de police locales fait notamment partie des grandes priorités afin d’assurer une relève efficace des forces d’intervention multinationales, une tâche particulièrement ardue comme le démontrent les missions actuelles.

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Sarah Sands, Sir Richard Dannatt, A Very Honest General, The Daily Mail, 12 octobre 2006 (Credit Photo: BigPicturesPhoto.com; www.dailymail.co.uk)

Général Dannatt en 2007 à propos de l'engagement britannique en Irak: "Le temps joue contre nous." (Crédit Photo: BigPicturesPhoto.com; www.dailymail.co.uk)

Concept d’emploi des forces: savoir partir au bon moment Dans un entretien publié par le Daily Mail le 13 octobre 2007, le Général  Richard Dannatt, chef d’état-major de l’armée de terre britannique, déclarait à propos de la présence des troupes  britanniques en Irak : « La campagne militaire que nous avons menée en 2003 consistait  à enfoncer la porte. Si nous bénéficiions d’un certain consentement au début, ce dernier s’est transformé en simple tolérance et, ensuite, en grande partie, en intolérance. C’est un fait ». Il ajoutait : « le temps joue contre nous ». Ces propos ne sont pas étonnants, au plan strictement militaire, quand on connaît le concept d’emploi des forces britanniques. Ce concept énonce  clairement « une entrée en premier»  des troupes  sur un théâtre d’opérations, mais aussi leurs «sortie en premier». Ce principe  a ainsi été mis rigoureusement en application par les Britanniques  notamment au Sierra Léone en 2000 et au Kosovo en 2001. Après avoir  «enfoncé la porte», il faut savoir gagner la guerre des cœurs. Les actions civilo-militaires procèdent de cette volonté. Ainsi la reconstruction des infrastructures prioritaires effectuées par les soldats, dès leur arrivée  sur le théâtre, permet de créer rapidement un climat de confiance avec les populations locales. C’est « la tolérance» à laquelle le général britannique fait allusion. Mais cette tolérance se transforme effectivement, le temps passant, en «intolérance» vis à vis des forces de stabilisation, lesquelles sont alors perçues comme des troupes d’occupation. C’est pourquoi en 2007, le général Dannatt réclamait implicitement aux responsables politiques britanniques d’engager une stratégie de «sortie de crise». On peut ajouter que les missions de stabilisation nécessitent des effectifs importants bloqués sur les théâtres d’opérations pendant de très nombreuses années, comme on l’observe aujourd’hui au Kosovo, en Bosnie, en Côte d’ivoire, en Irak, ou en Afghanistan. Ces immobilisations longues et coûteuses hypothèquent inéluctablement les capacités d’interventions  pour des engagements futurs et peuvent limiter, de facto, les décisions politiques ultérieures par manque de moyens militaires. Enfin, ces missions risquent, par leur nombre et leur durée, de faire perdre aux armées le savoir faire indispensable pour mener des opérations de guerre. Un journaliste du quotidien israélien Haaretz écrivait le 22 août 2007, à l’issue du conflit Iraël-Hezbollah, que : « les aptitudes de Tsahal ont été gâchées par des années d’opérations (de police dans les territoires occupés) qui l’ont ligoté émotionnellement et politiquement ». Pour toutes ces raisons il faut savoir gérer une sortie de crise efficace. Sortie de crise: quelques axes prioritaires Une sortie de crise efficace suppose un certain nombre de conditions sine qua non, parmi lesquelles on retiendra la nécessité de fixer à l’avance et dans la mesure du possible un calendrier d’action quant au mandat des troupes, la robustesse des règles d’engagement, la relève des forces internationales par des forces militaires et de sécurité adéquates, et enfin une bonne connaissance des données culturelles propres à chaque théâtre d’opération:

  • La première priorité consiste en effet à fixer la durée du mandat des troupes avant leur départ. Il s’agit d’une évidence, mais cette démarche est toujours difficile à réaliser dans l’urgence et sans réelle visibilité sur l’avenir. Elle est toutefois indispensable.
  • La robustesse des règles d’engagement constitue un deuxième volet important pour les soldats, car si les règles de proportionnalité de la réponse à l’action adverse doivent être respectées, les forces doivent également bénéficier d’une réelle latitude d’intervention, au risque de perdre de leur crédibilité. Cette crédibilité est indispensable pour restaurer la paix rapidement et permettre aux organisations internationales soutenues et financées par la communauté internationale de prendre le relais dans les délais prescrits. Ces organisations sont chargées de reconstruire, dans le temps, l’Etat et les administrations défaillantes ainsi que les infrastructures détruites.
  • Quand le désengagement d’une très grande partie des  forces est effectué conformément au calendrier prévu, la sécurité des populations et des organisations non gouvernementales  revient légitimement aux forces militaires et de police locales nouvellement transformées. En cas de détérioration de la situation, ces forces nationales peuvent être aidées par des troupes internationales réactives très dissuasives et aux effectifs réduits maintenues sur le théâtre ou à proximité.

Formation des forces de police afghanes par la GendarmerieAssurer la relève: ici, un Gendarme en Afghanistan fin 2009 dans le cadre de la Mission de  formation de l’OTAN (Crédit Photo: Gendarmerie Nationale, 10 Novembre 2009, www.gendarmerie.interieur.gouv.fr) [1]

  • Mais c’est avant tout, lors de la planification d’une opération que doivent s’élaborer les modes d’actions permettant une sortie de crise efficace. Des études préalables sur les comportements humains sont indispensables pour comprendre les réactions individuelles et collectives des populations locales. Ces études comportementales nécessitent un travail en  collaboration étroite avec les universitaires qui possèdent dans ce domaine une connaissance reconnue. Elles exigent également, en amont, la mise en place de bases de données historiques et culturelles spécifiques à chaque zone d’opérations.

Des exercices interarmées et internationaux d’envergure, très réalistes sont menés, depuis quelques années, sur ces sujets. Le champ d’investigation est vaste mais les concepts d’opérations et les outils de planification employés lors de la guerre froide sont inadaptés aux conflits modernes. Il faut donc en concevoir de nouveaux. Les travaux menés, en France et à l’étranger, sur la sortie de crise ont donc débuté, mais ils doivent être poursuivis avec imagination et détermination. Les résultats seront utiles à toutes les nations démocratiques qui sont, ou seront, engagées dans des conflits asymétriques, voire qui participent à des missions de stabilisation ou de maintien de la paix, comme c’est le cas  aujourd’hui pour la France sur de nombreux théâtres d’opérations.

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Note de bas de page

[1] Suivant les directives présidentielles (Sommet OTAN d’avril 2009), la gendarmerie française a engagé 150 personnels en Afghanistan – dont le déploiement s’est achevé en décembre 2009 -. Ce déploiement s’ajoute aux effectifs de la Police Nationale, laquelle participe notamment depuis juillet 2003, au développement des capacités opérationnelles de la police afghane à Kaboul. Dans une réponse officielle à une question écrite de l’assemblée nationale le 2 février 2010, le ministre des affaires étrangères et européennes, Bernard Kouchner, décrit ainsi leur mission actuelle: “ceux-ci sont déployés dans le cadre de la Force de gendarmerie européenne au sein de la Mission de formation de l’OTAN (NTM-A). (…) Leurs missions comportent deux volets : d’une part, la formation initiale de sous-officiers et d’officiers issus du rang, l’Afghan National Civil Order Police (ANCOP). Cette formation s’effectue à Mazar-e-Sharif (Nord du pays) ; d’autre part, l’accompagnement (“mentoring”) des unités de l’Afghan Uniformed Police (AUP). A ce jour, quatre Police Operational Mentoring and Liaison Team (POMLT) sont déployées dans les districts de Tagab (une POMLT), de Nijrab (une POMLT), tous deux dans la province de Kapisa, et de Surobi (deux POMLT), c’est-à-dire dans les zones de déploiement des forces militaires françaises. Il convient d’ajouter la présence de treize personnels français déployés par la police nationale, la gendarmerie nationale et le ministère des Affaires étrangères et européenne (EUPOL) en Afghanistan. L’objectif de la participation française à la formation de la police afghane est de contribuer activement à la formation d’une force de sécurité opérationnelle et efficiente, respectant les règles éthiques et déontologiques essentielles, et capable d’assurer la sécurité de la population dans les zones d’où les Taliban ont été chassés. Ce retour à la sécurité est la condition impérative pour faciliter le retour du développement économique et la stabilisation du pays.

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*** Posté le 15 avril 2010