Par Léo Rilievo – Mémoire  rédigé sous la direction du professeur Christophe Bouneau dans le cadre du Master d’Histoire des mondes modernes et contemporains (Parcours Géopolitique et Relations internationales)

Histoire de la guerre chimique et biologique, de l’évolution des agents, des munitions
et de leurs conséquences sur les rapports internationaux de 1980 à nos jours

(Extrait de l’introduction)

L’ancienneté des armes biologiques est une réalité mise en valeur par de nombreux spécialistes de la question, qui identifient une utilisation dès le XIVe siècle av. JC par les Hittites. Elles sont à la fois les plus anciennes, et celles possédant les domaines d’innovation les plus inépuisables tant par les ressources naturelles dont elles découlent, que par le fait qu’elles trouvent leur matière et leur essence dans la vie elle-même. « Dès l’an 300 avant JC, les Grecs polluaient les puits et autres sources d’eau potable de leurs ennemis, avec des cadavres d’animaux »[1]. Car la nature est la principale source d’innovation de l’homme et la fabrication d’armement en est un des moteurs le plus efficace. Ainsi, il semble peu probable que le biologique militaire disparaisse. Au contraire, il semble être voué à prendre une infinité de formes futures. Cette réalité est perçue par le roman de H. G. Wells publié en 1898, La Guerre des Mondes, mettant justement en avant l’idée que la plus grande arme de l’humanité découle de sa singularité biologique : nos microbes. En comparaison, le chimique détourné à des fins militaires est une réalité plus récente, ainsi qu’une production qui ne peut être que la seule source de manipulations. Les inventions de Fritz Haber, prix Nobel de chimie pendant la Grande Guerre en sont sans doute la manifestation la plus ancienne : les gaz moutarde. De ses recherches sur les engrais azotés, naît une nouvelle forme d’armement, qu’il considérait en 1919, en mesure de bouleverser la logique des champs de bataille. Il déclare : « Dans aucune des guerres à venir, les militaires ne pourront négliger les gaz toxiques, c’est une voie plus efficace pour donner la mort ». Aujourd’hui, si de nombreuses contre-mesures existent face aux armes chimiques, une des nouvelles menaces perçues sont les biotechnologies, et les nanotechnologies, qui voient la convergence des domaines chimiques et biologiques. Cette convergence se ressent dans le vocabulaire même par la création de néologismes « biochimie » ou « biochimique » qui sont de plus en plus exploités. Parallèlement il existe un besoin de lutter contre les armes empoisonnées, se manifestant dès l’époque moderne. En 1675, les accords de Strasbourg entre la France et la Prusse, interdisent les balles empoisonnées. Sous l’impulsion du Tsar Nicolas II, ont lieu en 1899 puis 1907 des conférences avec les puissances européennes, pour empêcher l’utilisation de ces armes. Après la Grande Guerre, apparaît le premier traité international en la matière à Genève en 1925. La forme des conflits telle que nous la connaissons étant bouleversée, les armes non-conventionnelles semblent avoir un effet démultiplicateur sur leurs mutations. Ainsi, selon Daniel Hermant : « les conflits ne se dérouleront plus de la même manière ou, du moins, ne seront plus lus de la même manière car ils n’auront plus le même sens. La crise du Golfe risque de plus de modifier ce que nous venons de dire et de reposer les problèmes d’affrontements globaux des puissances régionales face aux puissances mondiales, de prolifération des armements nucléaires, chimiques, balistiques… ».[2]

 

Délimitation du sujet

Comme nous avons essayé de le mettre en valeur, une histoire de la guerre chimique et biologique se construit dans une réflexion plus large que les seules armes et agents. Un cadrage juridique offre une première délimitation sans laquelle cette histoire est incomplète et incompréhensible : la Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication et du stockage des armes biologiques ou à toxine et sur leur destruction de 1972 ; ainsi qu’en arrière-plan le Protocole de Genève de 1925, sont les textes essentiels. Ils sont complétés en 1993 par la Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur leur destruction, avec comme acteur essentiel l’OIAC fondée en 1997. Cette première strate du cadrage se clos en 2016 avec les actions de désarmement de l’OIAC et de l’ONU en Syrie. Une nouvelle strate importante est la délimitation sur différentes échelles géographiques, justifiée par le caractère international du sujet. Soulignons que la thématique juridique est le cœur de l’action à cette échelle internationale. Ensuite, il existe une véritable nécessité de différencier les aires géographiques à l’échelle régionale et de les définir pour faire ressortir la dimension géopolitique du sujet. Premièrement, on trouve le Moyen-Orient définit par Alfred T. Mahan comme la Péninsule arabique, le Golfe, la Mésopotamie et le monde persan. On y ajoute des périphéries immédiates comprises dans le monde arabe à la frontière de cet espace. Divers événements à la signification structurante en matière de guerre chimique s’y concentrent. Parmi eux, citons la fondation dans les années 1970 des programmes des pays arabes, la guerre Iran-Irak (1980-1988), ou le printemps arabe de 2011, aboutissant au désarmement chimique de la Libye, et enfin la révélation du programme syrien en 2013. L’espace géopolitique d’Asie orientale est une seconde aire d’étude à l’échelle régionale définie dans la zone des acteurs immédiats de la guerre de Corée (1951-1953) : c’est-à-dire la Chine, les deux Corées, le Japon, l’Extrême-Orient russe, le pacifique asiatique et la présence états-unienne dans le Pacifique. Il ne faut pas oublier que la géographie des programmes chimiques et biologiques se comprend dans le monde de la Guerre froide puis dans l’espace multipolaire qui succède à l’hyperpuissance américaine. Au sein de ces grandes délimitations historiques, la guerre chimique en particulier joue un rôle clef, se situant au cœur de l’enlisement américain au Moyen-Orient et de la fin du « moment unipolaire ». Plusieurs cas y sont centraux tels que la question de l’existence des stocks nord-coréens ainsi que les exemples de bioterrorisme en 1994 et 1995 à Tokyo. Enfin, le dernier espace géopolitique étudié concerne l’ancien monde soviétique avec trois ensembles qui s’en dégagent pour les recherches biologiques : la Russie, le Kazakhstan et une périphérie : l’Afghanistan dont l’histoire est particulière dès 1979. Cet espace ainsi délimité concentre les infrastructures, les réserves mais aussi les zones d’essais des programmes chimiques et biologiques soviétiques, avec comme événement fondateur la fondation de Biopreparat en 1973. Enfin, le caractère technique et technologique du sujet implique de travailler à l’échelle locale. Il s’agit alors du cadre des théâtres d’opération, de l’utilisation des armements en situation de combat, de la perception des effets et des témoignages autour de ces cas connus, en se demandant si ces armes ont récemment bouleversé la logique des champs de bataille. En résumé, c’est une logique de pluridisciplinarité qui est recherché, où coexistent des notions de géographie, des sciences dures, et du droit afin de mettre en évidence les dynamiques de la guerre et des développements chimiques et biologiques. La dernière maille de la délimitation du sujet est le cadrage thématique au cœur duquel on trouve la notion d’innovation. En cela, la conférence d’Asilomar qui se déroule en 1975 est un véritable point de départ[3]. Les concepts de dualité technologique et de prolifération des produits chimiques et des recherches est une constante du sujet liée à tous les aspects abordés au fil du développement. Ces concepts sont reliés à celui de biosécurité qui fait écho à celui de cybersécurité. Les événements de 2001 en les attentats des lettres à l’anthrax de façon concomitante au 11 septembre incarnent l’acmé de ces questions. La mobilisation de ces technologies en 2002 lors des attentats de Moscou mettent en évidence la constante évolution des objets de la biosécurité. De ces réflexions nous tirons un problème : comment séparer conflits réguliers et irréguliers et constater la récente conjonction du terrorisme et des combats conventionnels ? En effet, nous constatons que des groupes terroristes informels peuvent devenir des entités étatiques capables de développer des armes non-conventionnelles. Ainsi l’histoire du temps présent, malgré le peu de recul qu’elle possède pousse à s’interroger sur les traits caractéristiques qu’il reste aux conflits réguliers. Pouvons-nous encore évoquer le concept de conflit régulier lorsqu’on parle de « War on Terror »[4] ? quelle est la part étatique et informelle du régime taliban en Afghanistan, de Boko Haram en Afrique de l’Ouest, ou de Daesh au Kurdistan ?[5] Il est difficile de répondre prenant en compte que ces entités contrôlent des territoires, des populations, échangent des ressources et imposent un cadre juridique. Cela l’est d’autant plus en examinant le fait qu’elles sont en mesure de mener une guerre conventionnelle, tout en fabricant des armes non-conventionnelles comme des armes chimiques. L’implication croissante des populations civiles dans les conflits non plus seulement en tant que victimes mais également en tant qu’actrices renforce la déliquescence du concept de conflit régulier. La différence conceptuelle entre armes biologiques et chimiques est un autre enjeu de distinction similaire. Elles sont en réalité souvent envisagées comme une paire par l’historiographie, au point que parfois des chercheurs parlent d’armes « biochimiques ». Cependant, nous nous attacherons à ne pas confondre les deux types d’armes tout en ne les tenant jamais trop éloignées les unes des autres. Car, vient le temps de la convergence de ces deux technologies vers les biotechnologies, les nanotechnologies ou les neurosciences.

Problématique

« Quelles sont les trajectoires des menaces et des innovations des armes chimiques et biologiques dans le monde depuis les années 1980 ? Quelles tentatives de législations ont été engagées afin de proscrire la prolifération de nouvelles armes et de nouveaux agents chimiques ? Qu’advient-il des réserves d’armes existantes ? Comment peut-on les hiérarchiser en fonction de leur pouvoir mortifère, de leur mode de propagation ou de la technologie qui les compose ? Enfin, quels en sont les enjeux biosécuritaires ? »

Une histoire des armes chimiques et biologiques se construit parallèlement à un contexte juridique et géopolitique qui est plus qu’une mise en relief. Bien plus que pour le nucléaire, il est difficile de légiférer efficacement pour le contrôle des agents chimiques et biologiques car ces deux secteurs sont considérablement plus développés mondialement dans le civil. Menée souvent parallèlement au désarmement nucléaire et balistique cette construction juridique s’étoffe paradoxalement lorsque se multiplient les recherches et les innovations sur les armes non-conventionnelles. De ce constat, comment peut-on mettre en évidence des dynamiques géopolitiques parallèles qui mettent aux prises un dialogue diplomatique de façade, dissimulant des constructions et des développements technologiques secrets ? Nécessairement, mener une étude qui prend en compte des données quantitatives sur ces armes, incluant les stocks, les pertes humaines, et les marges révèlent les proportions globales de la menace qui sont autrement difficiles à mesurer. Cette dimension bien concrète met en valeur le caractère multiforme et mal perçu de ce que peut être une arme chimique ou biologique. A ces données quantitatives, la hiérarchie de ces deux grandes familles d’armes est mise en avant dans un effort de distinction pratique et conceptuelle qui ne va pas de soi. En effet, comme nous l’évoquions, ces armes se divisent en différentes catégories dont l’efficacité, les effets et les modes d’utilisation sont bien distincts. La question de la biosécurité devient ainsi un concept dont l’omniprésence dans les sources subordonne même la question du terrorisme ou des conflits réguliers, s’affirmant ainsi comme leitmotiv du développement et plus généralement des questions de défense. Le concept est devenu ainsi une véritable clef dans la compréhension des trajectoires des recherches, des innovations et des réflexions autour des armes chimiques et biologiques. En effet, il embrasse à la fois les questions juridiques et les réflexions pour bannir la constitution de programmes militaires utilisant ces technologies. Le concept intègre également la question des technologies et des innovations autour des programmes offensifs ou défensifs, la problématique de la dualité technologique, ou l’émergence des nouvelles formes de cet armement : biotechnologies, neurosciences, nanotechnologies. (…)

 

Annonce du plan

Le plan est constitué en trois parties principales, elles-mêmes divisées en trois chapitres structurant cette réflexion sur la guerre chimique et biologique. La première partie dédiée aux innovations et à la gestion technologique et juridique de la guerre chimique s’insère dans une réflexion internationale par différents cas emblématiques à l’échelle locale. Nous entamerons notre réflexion par un classement et une hiérarchie de leur pouvoir mortifère, ainsi que par une présentation technique de leurs effets sans plus attendre (chapitre 1). Ensuite, la constitution des programmes et les formes prises par l’intervention des juridictions internationales à ce niveau local est un développement parallèles nécessaires pour prendre en compte l’aspect clandestin de ces recherches et développements (chapitre 2). En résumé nous pourrons ainsi définir la guerre chimique par des exemples concrets d’événements et de manière conceptuelle à travers l’étude des technologies chimiques et biologiques. La partie a enfin pour objet les modalités d’édification des programmes nationaux, les voies technologiques empruntées, et replace agents et munitions dans leur contexte, c’est à dire, dans la logique des champs de bataille. Ce qui porte la réflexion sur les diverses dimensions que les conflits réguliers procurent à l’utilisation d’agents chimiques ou biologiques : programmes, variétés des munitions et d’agents (chapitre 3). Y est prégnante la question des armements et des attentes stratégiques qu’ils suscitent lors de l’utilisation des agents La démarche principale de cette première partie est de partir de la réalité très concrète que sont les armes chimiques et biologiques afin d’en traduire la manifestation à l’échelle locale et nationale. Ceci nous amènera à nous intéresser aux vestiges des conflits réguliers, et comment de tels éléments internationalisent la question des armes chimiques ou biologiques. Ce qui est interprété comme des failles du système juridique international.

La seconde partie est l’occasion d’un changement d’échelle pour replacer plus particulièrement notre réflexion au niveau régional en accord avec l’approche géopolitique de la partie. Attaché aux relations internationales, à la circulation des agents et aux nouvelles failles du système juridique international en matière de biosécurité ; ce second temps du développement est plus axé sur les échanges et sur la mondialisation de ces deux technologies. C’est le moment de réarticuler les exemples de la première partie dans la dynamique de leur espace : l’Irak au sein du Moyen-Orient, la Corée du Nord en Asie orientale ou la Russie dans l’espace de l’ex-bloc soviétique. Bien que la question ait déjà été abordée, cette partie s’attache aussi à traiter la géopolitique de la guerre chimique, aux conceptions des États sur les armes chimiques d’une part, et d’autre part sur les armes biologiques (chapitre 5). Ce sera l’occasion de présenter les conséquences des conflits évoqués lors de la première partie sur les rapports internationaux et la question des armes chimiques. Comment ces conflits ont abouti à une réflexion centrée autour de la question de la prolifération (chapitre 4), de la destruction des réserves d’armes, dans quelles conditions, selon quelles modalités et par qui ? La problématique des échanges entre les pays industrialisés et les pays en voie de développement est une autre manifestation de la prolifération comme le sont les questions des précurseurs et de la dualité des agents qu’il conviendra de traiter amplement (chapitre 6).

La troisième partie met en question, selon les conclusions tirées des parties précédentes le problème de la tangibilité de la menace chimique ou biologique. L’émergence de la question du bioterrorisme liée à l’érosion du concept de conflit régulier y est une thématique prégnante (chapitre 7). Le terrorisme ne sera pas traité en lui-même, mais sera un levier pour faire ressortir les questions de biosécurité tout aussi bien soulevées par les conflits réguliers déjà éclos. Ceci permet de conférer une autre dimension concernant la place de ce type d’armes au sein de conflits multiformes en perpétuelle mutation à la suite de la disparition de ce qu’on nomme les guerres totales. Face à ces évolutions, quelles adaptations, ou solutions sont mises en œuvre, et comment la recherche permet de se prémunir face à ces armes (chapitre 8). Il devient alors nécessaire de lier le concept d’arme chimique et d’arme biologique qui jusqu’à présent sont analysées comme deux catégories d’armes distinctes. Cette évolution est principalement due à la convergence de ces deux technologies vers les nouvelles technologies de l’armement dont il est nécessaire d’en comprendre les implications juridiques et éthiques (chapitre 9).

L’objectif de cette construction répond à la volonté d’imbriquer les échelles géographiques étant donné l’inspiration géopolitique du développement, mais également nécessaire pour justifier le caractère multiforme de la problématique des armes non-conventionnelles. Autrement dit, la conception de ces armes à partir des années 1980, impliquent des recherches, des échanges, et une surveillance à l’échelle globale. Malgré cela les armes chimiques ou biologiques sont jusqu’ici une réalité uniquement perçue à l’échelle locale ou au moins régionale contrairement au nucléaire qui impacte la planète tout entière dès l’utilisation d’une seule arme. Cette réalité implique de jouer à différentes échelles également pour faire ressortir le caractère clandestin et illégal du développement de ces armes. Comme tout instrument géopolitique, les armes non-conventionnelles mettent aux prises des logiques de puissances, des tensions diplomatiques, scientifiques et militaires qui s’exercent sur des territoires, pour parfois les bouleverser durablement. Enfin comme toutes les technologies issues du complexe militaro-industriel et des recherches à haute valeur technologique, les nouvelles générations d’armes chimiques et biologiques s’insèrent dans la mondialisation et interrogent le problème de la régulation des échanges sensibles dans des sociétés devenues économiquement libérales et interdépendantes.

Pour en savoir plus >>> lire le mémoire dans son intégralité : Mémoire de Léo Rilievo

 

Notes de bas de pages 

[1] DEBORD Thierry. et al., « Les armes biologiques  », Topique, 2002/4, No. 81, pp. 93-101.

[2] [TABLE RONDE], « La prolongation des conflits : Approche comparative des systèmes de guerre », Cultures & Conflits [En ligne], hiver 1990).

[3] KORN Henri, BERCHE Patrick, BINDER Patrice, Les Menaces biologiques : Biosécurité et Responsabilité des scientifiques, Académie des sciences, Paris, PUF, 2008, pp.15-18.

[4] ZARIFIAN Julien, « La politique étrangère américaine, en dehors des sentiers battus : Les États-Unis au Sud Caucase (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie), de Bill Clinton à Barack Obama », Politique américaine, 2012/1, No. 19, pp. 69-92.

[5] EL DIFRAOUI Asiem, Le Djihadisme, Que Sais-je ? Paris, PUF, 2016.