Par Florian Bunoust-Becques, membre du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure (CRSI) et du Centre d’étude de la sécurité et de la défense (CESED)

Les récentes opérations extérieures (OPEX) françaises avec Serval (Mali) en 2013, puis Barkhane (Mali, Niger, Tchad, Burkina-Faso et Mauritanie) depuis 2015 et Chammal (Syrie et Irak) depuis 2016 ont mis en exergue l’usage intensif de l’artillerie. La pièce maîtresse de la puissance de feu française s’appuie, depuis 2008 et dans une large proportion, sur le canon de 155 mm CAESAr (Camion équipé de système d’artillerie), d’une autonomie de 600 kms et d’une vitesse sur route de 80 kms/h.

Avec la cavalerie et l’infanterie, l’artillerie occupe une place essentielle, dont elle tire sa légitimité séculaire depuis la bataille de Castillon (17 juillet 1453), au cours de laquelle les troupes d’Henri VI alignent judicieusement près de 300 « bouches à feu » face à Charles VII[1] qui achèvent la guerre de 100 ans. A cette occasion, l’artillerie démontre les caractéristiques réelles et suggérées de la destruction : par l’addition des techniques et des savoir-faire des industries et l’innovation des inventions qui la rendent toujours plus fiable par la polyvalence de ses capacités tout comme les caractéristiques de la dissuasion par son fût d’acier et ses projectiles conçues pour susciter l’intimidation et créer le doute chez l’ennemi.

Toutefois, son usage est-il l’assurance de la victoire ? L’épopée napoléonienne concentre les exemples de réussites et d’erreurs tactiques à l’image de l’usage astucieux des 50 batteries de 6 canons qui permettent à Bonaparte de remporter le siège de Toulon (de septembre à décembre 1793), de même que le barrage de 500 canons à Wagram (6 juillet 1809), qui conforte l’Empereur dans la place déterminante des canons et l’entrainement des servants. Des victoires et des certitudes qu’illustre encore aujourd’hui le bronze des 130 canons pris à l’ennemi à Austerlitz (2 décembre 1805), de la colonne Vendôme. Une suprématie balayée par la défaite de Waterloo (18 juin 1815), où le choix d’engager trop tôt les 266 pièces françaises (contre 156 pour les anglais), sur un champ de bataille détrempé, empêche les boulets français de ricocher sur les troupes de Wellington, offrant la morne plaine[2] aux anglais. Une erreur qui, ce jour-là, changera assurément le cours de l’histoire[3]. Un siècle plus tard les industries ont fait du canon une machine plus robuste, plus rapide et plus puissante dont la Première guerre mondiale fut l’accélératrice. La France compte à la fin du conflit 5 600 canons de 75 mm et 5 200 pièces lourdes[4] avec 1,4 milliards d’obus, tous calibres confondus tirés de part et d’autre du front. Cette guerre dite « de mouvement », aux tirs rapides de courte portée, bascule dans la guerre de tranchées induisant des tirs longue portée à cadence régulière. On observe également le développement de nouveaux types d’artilleries (de tranchée, à grande puissance, lourde, chimiques, anti-aérienne (DCA), et anti-char), qui augmentent le nombre d’engins sur le front. Au cours du XXème siècle, l’usage du canon change du tout au tout créant un paradoxe qui mérite d’être souligné. Sur les milliers de canons engagés au cours des deux guerres mondiales, seulement 157 canons (77 CASEAr et 80 canons AUF-1), dotent aujourd’hui l’armée de Terre. Une réduction qui s’explique par la transformation et la baisse d’intensité des conflits mais aussi par la concentration de la puissance de feu et l’augmentation de la stratégie aérienne qui en impacte de facto son recours.

 

Une nouvelle approche tactique qui nécessite de repenser la doctrine d’emploi des forces

L’ouverture des théâtres de guerre en Afrique et au Proche-Orient met en avant l’engagement militaire dans des contextes géopolitiques inédits. Ces missions imposent une réévaluation du rapport de forces entre les armées régulières (maliennes, tchadiennes, irakiennes etc), souvent sous-entraînées et sous-équipées et les combattants djihadistes qui s’affranchissent des codes de la guerre. L’approvisionnement et la maîtrise des engins blindés, pour la plupart saisis ou improvisés (ajout d’une arme lourde sur un véhicule pick-up), lors des combats, constituent pour les combattants une démonstration de leur puissance toute relative, mais non négligeable en termes d’impact psychologique sur les troupes gouvernementales et les populations locales asservies. Les premiers affrontements rapides et victorieux, soulignent leur volonté de combattre jusqu’à la mort. L’effet du nombre, couplé à celui de la puissance, ne saurait provoquer dans leurs rangs le cheminement émotionnel dissuasif nécessaire à la reddition, dont seuls les éléments les moins conditionnés semblent se soumettre. Cette logique jusqu’au-boutiste, alimentée par un fanatisme religieux, oblige le recours aux armes, unique option qui puisse stopper et réduire leur emprise régionale, illustrant l’adage séculaire que la guerre constitue « l’ultima ratio regum » (l’ultime recours des rois). Cette approche tactique oblige à repenser la doctrine d’emploi des forces dans ces nouveaux conflits asymétriques qui épousent les techniques de la guérilla.

Ainsi, au Sahel et au Levant, la France s’est illustrée par la mise en œuvre de deux stratégies. La première consiste à engager le contact avec l’ennemi par la projection des troupes au sol aux côtés des forces régulières alliées. La mise en œuvre de cette doctrine a nécessité une nouvelle articulation entre l’usage de l’infanterie, de l’aviation et de l’artillerie dans les manœuvres interarmées. Au même titre que l’articulation dans la gestion des espaces de guerres et le soutien tactique. En Orient, c’est en revanche le choix des frappes aériennes par l’usage du Rafale et l’appui feu aux troupes irakiennes et de la coalition qui est fait, avec des affrontements directs relevant essentiellement des forces spéciales présentes dans la région, plaçant l’artillerie au premier plan des affrontements.

 

Serval a bénéficié d’outils traditionnels et modernes

Préalablement à l’engagement au Mali, la France a fait l’analyse des situations d’appui feu rencontrées durant la projection afghane de 2009 à 2011. Des enseignements qui se sont avérés pertinents pour la mise en œuvre du canon CAESAr toujours enclin à rechercher le perfectionnement. Il est rapidement apparu que le conflit malien comporte toutes les caractéristiques d’une guerre de contre-insurrection qui nécessite un feu offensif/défensif par l’utilisation d’instruments pertinents pour casser le dispositif ennemi tout en protégeant les manœuvres des éléments de la force. L’opération Serval, dont l’artillerie ne représente que 6 % des effectifs déployés, a pu bénéficier des deux sections d’appui mortier de 4 pièces (SAM4) des 11e et 3e RAMA détachées de l’opération tchadienne Epervier ainsi que du groupement d’artillerie de CAESAr (GA2) du 11e RAMA. Un chiffre sans doute en deçà des besoins exprimés sur un théâtre de guerre marqué par une élongation de plusieurs centaines de kilomètres (qui s’accentuera avec l’opération Barkhane), lequel impose une capacité d’adaptation des groupements tactiques interarmes (GTIA) du fait de la dispersion des éléments. Les groupements d’artilleries (GA) ont quant à eux dû être rendus modulables en fonction des zones de contact avec l’ennemi pour une meilleure mobilité opérationnelle sous la gestion des conseillers adjoints feux (CAF). Une puissance de feu dont l’efficacité n’aurait pas été totale sans l’appui des éléments parallèles qui concourent au succès du dispositif comme le système de localisation d’artillerie par acoustique (SL2A) du 1er RA dans la détection de l’arsenal adverse. Une mission de repérage complétée par la cellule géographique intégrée à la cellule renseignement avec le 28éme GA et une Batterie de renseignement de brigade (BRG) du 68RAA.

 

L’intensité de l’opération Chammal

Depuis septembre 2015 la Task Force (TF) Wagram déploie dans le cadre de l’opération Chammal près de 1 100 soldats dont 120[5] artilleurs et quatre pièces d’artillerie CAESAr. Un déploiement qui répond à la nécessité d’offrir un tir nourri rapide (de 5 à 10 minutes entre l’ordre, la mise en batterie et l’ouverture du feu) en appui à l’armée irakienne. Une contribution française déterminante dans la lutte contre l’Etat Islamique (EI) pour le rétablissement de la souveraineté de l’Irak, marquée par la volonté de participer à l’instruction technique des forces irakiennes grâce à deux unités dédiées, la TF Monsabert et la TF Narvik, à l’image des séances dispensées par les artilleurs français au 107bataillon irakien d’artillerie. Une coopération qui a débouché le 8 juillet 2018, sur la création du détachement d’instruction opérationnelle (DIO) d’une dizaine d’instructeurs français dans la perspective d’un passage de relais progressif après des combats d’une rare intensité.

Le 16 octobre 2016, la bataille pour la reconquête de Mossoul, seconde ville au nord de l’Irak avec 1,5 millions d’habitants, s’engage. L’opération Eagle Strike durera six mois pour se solder en juillet 2017, par la libération de l’agglomération[6]. Une opération menée en quatre temps – l’appui au contact, les ripostes aux contre-attaques, le soutien aux combats urbains et la protection du dispositif irakien -, durant laquelle la France a rempli un rôle important par un appui feu de six tirs par minute des quatre canons CAESAr depuis la base de Qayyarah à 60 kms au sud de la ville. Une bataille marquée par une forte adaptation de l’EI dans la mise en œuvre des tactiques de harcèlement des unités adverses, dont 6 000 Irakiens (tués ou blessés) ont payé le prix. Cet affrontement a surtout souligné la limite technique du CAESAr d’une portée maximale de 38 kms[7], obligeant les servants à stopper leurs tirs du fait de la progression des forces irakiennes dans Mossoul ne permettant pas aux artilleurs de cibler les positions ennemies au-delà. Une victoire en Irak qui ne signifie pas pour autant la fin des combats contre l’EI. Cette bataille en augure une autre. Celle de la libération de Raqqa au nord de la Syrie avec la reprise de la bande de Baghuz lancée le 1er mai.

Au cours de cette offensive le nombre des frappes augmente de 123 % par rapport aux offensives d’avril 2018 avec 95 missions soit 650 obus tirés. Le 3 juin suivant, les Etats-Unis, la France et les Forces démocratiques syriennes (FDS) lancent l’opération « Roundup » pour réduire les dernières poches de résistance islamistes situées à la frontière irako-syrienne. Une opération marquée par 32 missions de tirs de l’artillerie en six jours permettant à la TF Wagram d’enregistrer sa 1 802ème mission de tirs depuis le début de l’opération Chammal avec 10 000 obus tirés (l’équivalent de 10 % des munitions tirées par les 270 CAESAr en service à travers le monde)[8] dont 60% des tirs sont des obus explosifs, 702 autres des missions d’éclairement (27%) et fumigènes (13%) d’appui à l’infanterie qui souligne la polyvalence de cet arsenal dans la pertinence des choix stratégiques.

 

L’artillerie victime de son succès ?

A Paris, le 27 juin 2018, le vote du Sénat est venu clôturer l’examen parlementaire de la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025[9]. Si la LPM n’est, par définition, qu’une promesse de don aux Armées sans valeur juridique intrinsèque, la question de l’aboutissement des programmes d’armement a sans doute été bien présente au sein des Etats-majors. Car la présence tricolore au Levant n’est pas sans conséquence pour l’état du matériel mis à l’épreuve par la cadence des tirs et la rudesse de l’environnent de combat (sables, températures entre -10° C la nuit et +50°C en journée, etc). Le bilan est éloquent : à la fin de l’année 2017 plus de 25 canons CAESAr étaient hors combat en Irak pour cause d’« opérations de maintenance lourdes ». Ce sont en effet près de 35 % des équipements qui ont été consommés soulevant la question du renouvellement de ces derniers[10]. En effet, le contrat de maintenance passé avec Nexter prévoit le remplacement de 10 tubes par an. Un chiffre ne s’avérant  à l’heure actuelle plus en adéquation avec l’usage intensif qu’induisent les OPEX, puisqu’il faudrait quasiment le triple pour un retour à une pleine capacité opérationnelle qui tarde à être régénérée. Il apparaît évident que si l’artillerie tricolore et ses servants ont su répondre efficacement aux sollicitations de théâtres de guerre toujours plus exigeants pour la projection des hommes, de la logistique et de l’armement, ces mêmes capacités pourraient à l’avenir, si rien n’est fait pour y remédier, se voir sérieusement compromises[11]. Hasard du calendrier ou conséquence directe, l’Etat-Major des Armées (EMA) annonçait en juin dernier le retrait d’un élément CAESAr, passant de quatre à trois canons, justifiant un « réajustement » du fait de l’évolution des besoins opérationnels. Une situation analogue à celle de l’indisponibilité des 2/3 des hélicoptères de l’armée de terre aujourd’hui en incapacité de voler[12]. Serait-ce alors le triste sort de nos armées, réduites à faire la guerre jusqu’à épuisement des stocks ? Où serait-ce simplement le prix à payer pour assurer la suprématie au combat ? A en croire la LPM 2019-2025, ces craintes pourraient être prochainement dissipées. Le texte prévoit en effet la dotation de 32 nouveaux canons CAESAr à l’horizon 2025, ce que porterait leur nombre à 109 en remplacement progressif du AUF1. Une nécessité dont la ministre des Armées Florence Parly a visiblement souhaité faire une priorité lorsqu’elle assure que « des programmes d’armement retardés, encore retardés et parfois annulés […], c’est fini »[13].

Au-delà de l’aspect technique, l’artillerie se révèle une science plus complexe que d’apparence. Car bien plus que le canon, la munition tient une place centrale dans la puissance de feu et la capacité de destruction. Ainsi le nouvel obus KATANA de Nexter munition présenté lors du salon Eurosatory à Paris (du 11 au 15 juin 2018)[14] arrivera prochainement dans les arsenaux français. Doté du système de conduite de tir FINDART d’une portée de 60 kms avec une précision « décamétrique », ce nouvel obus résout en partie la question de la portée de tir rencontrée lors de la bataille de Mossoul. Mieux, une nouvelle version du CAESAr présentée par Nexter au salon DSEI de Londres (12 au 15 septembre 2017) pourrait remplacer progressivement les modèles actuels offrant une nouvelle version de la cabine au blindage renforcé (niveau 2A ou 2B) et une augmentation de 10km/h de sa vitesse sur route. Globalement se pose la question de la place et du rôle de l’artillerie dans la conception du champ de bataille de demain. Assurément, nombreux seront les enseignements à tirer de ces théâtres de guerre qui font la démonstration, une fois encore, des capacités de l’artillerie et du haut niveau de préparation et d’entraînement des troupes françaises dans des conditions difficiles et exigeantes.

Des missions d’envergure qui permettent à l’armée française de contribuer pleinement et, sans avoir à rougir, aux missions de la coalition de l’OIR (Operation Inherent Resolve), pour la lutte active contre le terrorisme islamiste au-delà de nos frontières.

 

Vidéo  © France24 (telle que diffusée sur youtube)

Photo © Jérémy Bessat, armée de Terre

 


Notes de bas de page

[1] Franck Ferrand, « 17 juillet 1453 : La bataille de Castillon » Historia, juillet-août 2017

[2] Victor Hugo, « L’Expiation » issu du recueil poétique « Les Châtiments », 1958

[3] Alain Pigeard, « L’artillerie napoléonienne et le génie », Tradition Magazine, HS n°13, 2002

[4] Musée du génie d’Angers, « Evolution de l’armée de terre durant la Première guerre mondiale ».

[5] Chammal : le canon CAESAr en première ligne contre Daesh (https://www.defense.gouv.fr/operations/actualites2/chammal-le-canon-caesar-en-premiere-ligne-contre-daech)

[6] L’Express, « La bataille de Mossoul, fief de Daech en Irak, libérée par les forces de Bagdad », 2 juillet 2017

[7] Chammal : le canon CAESAr en première ligne contre Daesh

[8] Laurent Lagneau, « Vers des tensions capacitaires de l’artillerie française après son engagement en Irak ? », Opex 360, 10 novembre 2017

[9] Loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025

[10] Ibid

[11] Stanislas Richebe, « Le canon a-t-il vécu ? », Pensées mili-terre, le 16 mai 2018

[12] Le Point, « Armée : – deux hélicoptères sur trois hors service -, selon un rapport du Sénat », 13 juillet 2018

[13] Laurent Lagneau, « Les programmes d’armement retardés ou annulés ? c’est fini, assure Mme Parly », Opex 360 le 11 juin 2018

[14] Laurent Lagneau, « Nexter développe – Katana -, la future munition des artilleurs », Opex360, 14 juin 2018