(Partenariat Assas) Par Hugo Roumillac, étudiant en Master 2 « Sécurité Défense » de Paris II Panthéon-Assas – La lutte armée des Chrétiens de Syrie depuis 2011: un engagement autonome ?
Diplômé de Sciences Po Aix-en-Provence et arabisant, Hugo est titulaire d’une Licence 3 de l’Université Hachémite de Zarqa (Jordanie) et a été bénévole humanitaire durant sept mois à Homs en 2016-2017. Il sert comme réserviste opérationnel au 93ème Régiment d’Artillerie de Montagne depuis 2013.
La problématique des « Chrétiens d’Orient » a été portée à l’attention des Français notamment à la faveur du conflit syrien. Une partie de l’opinion publique française découvrait alors que des Chrétiens vivaient dans cette région, alors que le contexte post-11 septembre venant des Etats-Unis tendait à offrir une lecture mono-religieuse et ethnique des habitants locaux. La (re)découverte par certains des Chrétiens en « Orient » s’est doublée de l’image généralement véhiculée du martyr chrétien subissant les combats et les attaques djihadistes.
L’idée directrice du mémoire, dont est issu cet article, est de compléter cette image, pour comprendre comment certains Chrétiens de Syrie pratiquent la lutte armée.
Source: actualitix.com
De qui parle-t-on ?
Bien qu’interdites en Syrie, les statistiques confessionnelles dénombraient cent mille Chrétiens en 2012 [1]. Pour autant, appréhender chaque communauté comme un « bloc » serait trompeur : souvent considérés comme les « nantis » du système politique d’el-Assad, les Chrétiens sont cependant disparates d’un point de vue socio-économique et politique. La guerre brouille les cartes et rend cette approche tronquée, en ce sens que les destructions et les flux de population ont renforcé la difficulté d’une lecture réelle et vérifiable des inégalités. Le nombre exact de combattants chrétiens est lui aussi difficile à estimer, mais se situerait rait autour de quelques milliers.
Trois raisons principales semblent éclairer l’engagement armé des Chrétiens de Syrie
Tout d’abord, il semble indéniable que le Gouvernement syrien a su utiliser/mobiliser les différentes minorités, qui représentent entre 27 % et 35 % de la population syrienne. Il a eu recours à un discours manichéen opposant la figure du djihadiste et celle des minorités non sunnites et à des opérations d’influence de la population par les mukhabarat [2], mais aussi à la libération en 2012 de prisonniers djihadistes de la prison de Saidnaya.
La géographie est également un facteur important de l’engagement des Chrétiens. Nous constatons que les groupes armés chrétiens se sont d’autant plus développés que la conflictualité est grande et qu’elle se situe dans une aire « mixte » : indéniablement, l’imbrication ethnique et religieuse dans une guerre civile est facteur de tensions, car chacun se replie sur son groupe. En outre, les Chrétiens sont répartis dans des zones stratégiques pour les belligérants allant de Homs à Lattaquié notamment [3]. Ils pâtissent aussi de leur proximité géographique avec les chiites et/ou alaouites, telles les familles chrétiennes du quartier el-Arman à Homs, qui subissent régulièrement les bombardements visant la communauté chiite du quartier voisin.
Enfin, le service militaire obligatoire pour les hommes – qui dure ad mortem aujourd’hui – demeure le principal point d’achoppement pour les Chrétiens. Historiquement peu présents dans une armée réputée pour être plutôt mal équipée, ils semblent réticents à l’idée d’être mélangés à des individus d’autres confessions qui sont souvent leurs supérieurs. Leur niveau d’éducation les prédestine généralement pour des postes moins « physiques », la réussite sociale s’illustrant par l’occupation de postes de fonctionnaires ou dans le domaine des services. A noter cependant qu’hormis l’ancien ministre de la Défense Daoud Rajha tué en août 2011, aucun Haut fonctionnaire n’est Chrétien, si ce n’est l’actuel président du Parlement. Il faut en outre garder à l’esprit qu’en Syrie, l’importance sociale de l’homme qui subvient aux besoins de la famille induit que celui-ci doit se concentrer sur un travail rémunérateur plutôt que sur la participation au conflit, d’autant que les familles chrétiennes ont le taux de natalité le plus faible de toutes les communautés. Il faut qu’il y ait toujours un homme dans le foyer. Ainsi, si un homme possède une mère sans conjoint et qu’il n’a pas de sœur ou de frère, il sera exempté ; s’il a une sœur, il le sera aussi ; s’ils sont plusieurs frères, seul le dernier frère vivant pourra être exempté. Cela implique une forte discrimination entre les familles et du ressentiment. C’est la raison pour laquelle les Chrétiens lient décroissance démographique et participation au service militaire.
S’engager militairement dans des groupes armés non étatiques peut ainsi permettre d’éviter les écueils du service militaire en le « négociant » à la sortie du conflit pour être réformé. Si l’engagement des Chrétiens se fait majoritairement pour ces trois raisons, les modalités de lutte armée restent multiples. Il semble que l’on puisse différencier trois grands groupes vers lesquels les Chrétiens semblent se tourner :
- Les groupes d’autodéfense locaux (GAD) : dans les premières années de la guerre, ils constituaient le moyen privilégié de recours au combat et les GAD se créaient ainsi à la faveur des opportunités d’armement, de financement, mais aussi et surtout des issues des combats. Ainsi en est-il du groupe « Lions des Chérubins » qui a été créé en 2013 à la suite de l’attaque du Monastère de Saidnaya.
- Le bras armé du PSNS (Parti socialiste et national syrien) : ancien parti fondé dans les années 1930 par le Libanais Antoine Saadé et partisan de la « Grande Syrie » incluant tout le Proche-Orient, le PSNS attire majoritairement toute une frange des minorités de Syrie grâce notamment à un discours laïc et pan-arabe. Ainsi, s’il était précédemment un ennemi politique du parti Baath, il reçut l’autorisation en 2011 de développer un groupe armé avec une puissance affichée dans son traditionnel bastion de Homs : jusqu’en 2017, le PSNS effectuait le contrôle de zone via des checkpoints sur les axes Nord-Sud et Est-Ouest, alors vitaux pour le régime.
- Le Sutoro (en Araméen) : groupe armé présent en Djézireh – le « Kurdistan syrien » -, et qui est peut-être le seul à avoir un discours politique résolument chrétien. Coincés pendant longtemps entre les djihadistes et l’expansion des Kurdes – desquels ils se sont toujours démarqués -, les Chrétiens de ce groupe armé se sont de fait scindés en 2013 entre les pro-Bachar et les pro-kurdes.
Quel rapport ces groupes entretiennent-ils avec Damas ?
En premier lieu, Damas a eu recours à l’armement des groupes armés considérés « amis ». La marque des mukhabarat pour récupérer ces groupes est claire [4]. Le renfort de ces groupes armés s’est avéré d’autant plus nécessaire qu’il ne faut pas oublier que l’Armée arabe syrienne a perdu près de la moitié de ses hommes entre 2011 et 2013.
Les groupes armés sont aussi un outil de promotion politique. Ils révèlent les recompositions au sein d’une classe très étanche et dont l’entrée est laissée à l’appréciation du Président. L’implication militaire dans le conflit est un atout pour qui veut acquérir du « capital politique » à Damas, tel Fadi Abdelmassih khoury, qui est porté par le groupe armé chrétien « Les gardiens de l’Aube » et qui a tenté d’entrer au Parlement en avril 2016.
Les groupes armés chrétiens ou incluant des combattants chrétiens sont bien présents sur le sol syrien. Bien que minoritaires, ils constituent une partie des forces utilisés par Damas pour reprendre le contrôle. Il s’agit donc de savoir dans quelle mesure ces groupes pourront, une fois le conflit gagné, regagner la vie civile, après sept ans de guerre, d’autant que les Chrétiens ont toujours été vus comme une communauté permettant la cohabitation et le dialogue entre toutes les communautés de Syrie. Dernièrement, les Russes ont lancé une campagne de recrutement en Syrie et ont créé des groupes armés composés en partie de Chrétiens qui sont d’office non seulement exemptés de service militaire, mais également mieux payés et mieux équipés. C’est un nouveau vecteur d’engagement des combattants chrétiens qu’il faut regarder de très près en ce sens qu’il implique des acteurs et des financements extérieurs et rend encore un peu plus flou la nébuleuse des groupes armés en Syrie.
Enfin, la question – toujours irrésolue – de leur utilisation dans le dispositif militaire d’el-Assad doit être soulevée : sont-ils utilisés en unité de combat ou de soutien ? Participent-ils de la « guerre sale » parfois menée ? Quel impact sur les combattants et leur participation armée ? En second lieu, si les GAD ont eu une vocation locale dans un premier temps, certains d’entre eux ont été redéployés par el-Assad dans d’autres zones géographiques, remodelant ainsi la finalité des groupes armés et signifiant ainsi leur récupération politique par Damas. Ce qui est clair est que cela a donné lieu à un accès plus large aux armes et aux formations prodiguées par le Hezbollah et les Pasdaran.
Notes
[1] Elles relèvent plus de projections hypothétiques que de réalité.
[2] Littéralement « informateurs ». Les services de renseignement syriens intérieurs sont composés, entre autres, des services de renseignement de l’armée de l’Air, des Renseignements militaires, des Renseignements politiques et des Renseignements généraux.
[3] Cette zone est centrale pour le gouvernement syrien, car la quasi-majorité des alaouites est présente, ainsi que les bases russes de Tartous et de Lattaquié. De plus, cette zone est limitrophe des régions très conflictuelles d’Idlib et Alep.
[4] En 2012, face à la démultiplication non-contrôlée de groupes armés, Damas a opté pour la création des « Forces de Défense Nationale » qui recouvrent, entre autres, la récupération de ces groupes pour les services de renseignement (SR) syriens. Il n’est pas rare de voir, sous les insignes des soldats, le SR duquel il dépend, notamment celui de l’Armée de l’Air syrienne (la jawiyeh).
Quelques sources bibliographiques
Ouvrages généraux
Bozarslan, Hamit, Sociologie politique du Moyen-Orient, La Découverte, Paris, 2011.
Malešević, Siniša, The sociology of war and violence, Cambridge University Press, New-York, 2010.
Ouvrages spécifiques
Baczko, Adam, (dir.) Syrie: anatomie d’une guerre civile, CNRS éditions, Paris, 2016.
Burgat, François, et Bruno Paoli, Pas de printemps pour la Syrie: les clés pour comprendre les acteurs et les défis de la crise (2011-2013), La
Découverte, Paris, 2013.
Heyberger, Bernard, Les chrétiens au Proche-Orient: de la compassion à la compréhension, Manuels Payot. Paris: Payot & Rivages, 2013.
Articles
Le Moign, Alix. « La sociologie des organisations appliquée aux groupes armés non-étatiques ». Etudes de l’IRSEM, no 45, avril 2016.
Balanche, Fabrice, « Communautarisme en Syrie : lorsque le mythe devient réalité », Confluences Méditerranée, vol. 89, no. 2, 2014, pp. 29-44.
Burgat, François,« La crise syrienne au prisme de la variable religieuse (2011-2014) ». In Acte du colloque, Roma Tre-Press, Paris, 2014, pp. 9-37.
Sites internet
Le Blog de Joshua Landis, Directeur du Centre pour les Etudes du Moyen-Orient de l’Université de l’Oklahoma : http://www.joshualandis.com/blog/
Image telle que reproduite sur le site: https://www.lorientlejour.com/article/1059749/rosaires-et-armes-automatiques-les-combattants-chretiens-de-raqqa.html