Par Romain Petit – Cette chronique en deux segments est la dernière d’une série sur la thématique de la guerre au cinéma : glorifier, dénoncer, témoigner, penser*.
PENSER (CHRONIQUE IVb)
Réalisateur de génie ayant consacré une trilogie à la guerre, Roberto Rossellini est l’auteur de l’inoubliable Rome ville ouverte (1946), véritable hymne à la résistance et qui dévoile les deux aspects les plus extrêmes de l’humanité : d’un côté, l’extrême
cupidité, le narcissisme exacerbé et la cruauté satisfaite des bourreaux, tous empreints de vices, de haine et de suffisance et de l’autre, l’extrême générosité des patriotes, résistants pleins de joie, de vie, de générosité, d’empathie et de courage. Le film montre et démontre comment en temps de guerre il est fait usage de toutes les faiblesses des passions humaines et à quel point ces temps d’horreurs sont des révélateurs de personnalité et de caractère. La scène où Don Pietro (Aldo Fabrizi), curé résistant, découvre les tortures infligées à ses camarades par les sbires du commandant Bergmann (Harry Feist glaçant en officier SS et incarnation du mal absolu) et les maudit tous, frappe toujours les esprits avec la même acuité. De même, la mort pathétique de Pina (Anna Magnani), ainsi que la scène du peloton d’exécution de Don Pietro qui agonisera sous le regard des enfants de sa paroisse, est un monument de pathétique christique saisissant.
Plus proche de nous, Clint Eastwood nous livre deux films abordant le même sujet, soit la bataille d’Iwo Jima vue du côté américain dans Mémoires de nos pères (2006) et du côté japonais avec Lettres d’Iwo Jima (2007). Adret et ubac d’une même réalité, films miroirs renvoyant chacun à ses suffisances, peurs, lâchetés et moments d’héroïsme, ces deux films surprennent et nous conduisent à une leçon d’humilité et d’abnégation. Mémoires de nos pères raconte dans quelles conditions fut prise la célèbre photo Raising the Flag on Iwo Jima qui sera utilisée comme un symbole destiné à revivifier le sentiment patriotique de l’Amérique en guerre. Le film conte la tromperie dont trois soldats vont se retrouver complices en les faisant passer pour les héros ayant planté le drapeau sur le mont Suribachi et dont la mission va consister à animer une tournée aux Etats-Unis visant à récolter des bons de guerre pour l’armée. Ecoeuré par ses manigances, l’un des soldats d’origine indienne se lancera dans la recherche des familles des véritables héros d’Iwo Jima, quête empreinte de détresse et de gravité qui sublime tout le film. Recherche d’une rédemption, quête de la vérité par respect pour le sacrifice du courage des Marines, ce film nous conduit à porter un regard fait de reconnaissance, de réalisme et de retenue face à ces heures tragiques de notre histoire contemporaine. Impossible après avoir vu ce film de voir de la même façon le United StatesMarine Corps War Memorial monument militaire américain situé à proximité du cimetière national d’Arlington représentant la scène immortalisée par la photo reconstituée d’Iwo Jima.
Lettres d’Iwo Jima est une longue méditation sur le sens du devoir, de l’honneur et du sacrifice. L’esprit des samouraïs hante le film et nous permet de comprendre le mélange d’archaïsme médiéval et de modernité qui a fait le Japon des années 1940. Lettres d’Iwo Jima s’appuie sur le livre Picture Letters from Commander in Chief du général Kuribayashi magistralement interprété à l’écran par Ken Watanabe. Le fanatisme, l’embrigadement, la violence de l’encadrement militaire japonais, mais aussi la prégnance du Bushido et des valeurs qu’il incarne, sont très bien décrits dans ce film qui offre un éclairage quasi phénoménologique sur le vécu des combattants japonais de la Seconde guerre mondiale. La beauté de ce dernier réside aussi pour partie dans son absence de jugement de valeur et le prisme empathique choisi par Eastwood qui n’est jamais aussi excellent que dans ses peintures des zones grises des âmes blessées. Qu’il nous soit enfin permis de parler d’un réalisateur qui bien que n’ayant fait aucun film de guerre à proprement parler a su utiliser cette dernière comme toile de fond à ces drames les plus poignants : Luchino Visconti. Nous avions déjà parlé de la puissance émotionnelle, historique et rationnelle de son film Les Damnés qui raconte la dissolution d’une famille d’industriels dans l’Allemagne nazie et de la minutieuse radioscopie qui est faite de la distillation du venin national socialiste dans les consciences dans une famille de la haute aristocratie allemande de l’entre deux guerres. De fait, la guerre est souvent associée à un moteur de changement sociétal majeur dans le cinéma de Visconti que cela soit dans Ludwig, Senso ou bien encore Le Guépard. Ces héros ou anti-héros se révèlent ou s’effondrent dans la guerre qui agit comme le rappel le plus violent du principe de réalité loin de toute rêvasserie, d’idylle ou de quête d’idéal. Chez Visconti, la guerre correspond souvent au triomphe de l’opportuniste et de l’arriviste sur le visionnaire, le rêveur, l’amoureux (se) ou le penseur. Elle est associée à la matière brute ainsi qu’à la cruauté qui avilit l’homme. Elle gronde souvent de manière souterraine attendant son heure comme un phénomène régulateur et obscène inévitable laissant chacun face à sa solitude.
Inviter à penser en filmant la guerre relève autant de l’exploit technique, que conceptuel et artistique.
Cela revient à donner du sens en contant le chaos. A rendre visible ce qui est par définition invisible à savoir la pensée. Nombre de personnages de cinéma influent sur nos vies, nous conduisent à méditer sur nos agissements, à nous interroger sur le sens que nous donnons à nos vies et à nos engagements. Certaines scènes et répliques saisissent nos consciences de manière foudroyante, nous laissant transfigurés par l’émotion. Le cinéma agit en nous et transforme nos jugements, suscite notre admiration ou notre révulsion, réveille chez nous pitié et empathie. Il sait nous faire penser et nourrit nos coeurs et nos esprits. Les méditations cinématographiques qui ont fait de la guerre leur objet d’étude et de création nous aident à mieux comprendre la réalité de ce qui fut pour mieux appréhender l’esprit de l’époque qui vient.
Le cinéma fixe en même temps qu’il recrée le moment ; il s’inscrit dans le temps linéaire et lui échappe lui préférant celui de la durée. Révélateur d’épaisseur humaine, miroir agissant comme la caverne inversée de Platon, le cinéma en dépeignant l’extrême violence de la guerre sait nous alerter et nous éduquer à un réalisme nécessaire qui se situe entre vigilance et espérance, au milieu de nos chemins de vie, à hauteur d’homme tout simplement.
Illustration © www.amazon.com/Roma-Citta-Aperta-Italian-fabrizi
*La version intégrale de cet article est paru dans le double numéro # 40-41 de notre revue Opérationnels SLDS parue au printemps 2018 et disponible en ligne >>> https://operationnels.com/produit/operationnels-slds-40-41-printemps-2018/