Par Murielle Delaporte – Avec la guerre en Ukraine, la menace d’utilisation de l’arme nucléaire par le Kremlin a été entendue au sein des gouvernements et des opinions publiques, mais elle demeure largement incomprise, semble-t-il, du point de vue du Kremlin.
Passée en effet l’incrédulité et l’effet de stupeur, on assiste au sein du débat public à une forme de minimisation des intentions de Vladimir Poutine, dont l’attitude est le plus souvent expliquée par ce qui pourrait être une forme de paranoïa aigüe, en particulier suite à un isolement de deux ans en raison de sa peur du Covid.
Si cette interprétation est très probable, il est hélas une autre réalité clairement expliquée par le ministre des affaires étrangères de Russie, Sergei Lavrov sur Skynews le 3 mars, accusant les pays de l’OTAN d’« écouter, mais de ne pas entendre », au sens de comprendre … (« you listen to us, but you do not hear »…)[1].
La doctrine nucléaire russe a toujours été une doctrine d’emploi
Prendre l’application de la menace nucléaire brandie par le Kremlin au sérieux est nécessaire, en ce sens que non seulement tout dictateur tend à mettre à exécution ses plans les plus fous, mais la doctrine militaire russe inclut depuis toujours l’emploi des armes nucléaires dans sa stratégie, ainsi que la notion de frappe préemptive si les intérêts nationaux sont en jeu. Cette notion fut de fait à l’origine de l’évolution des doctrines nucléaires occidentales pendant toute la Guerre froide.
Si le but est la survie du régime et l’emploi ultime relève des armes nucléaires stratégiques, il n’en est pas de même en ce qui concerne les armes nucléaires tactiques que la Russie a non seulement conservées dans son arsenal en grande quantité contrairement aux pays nucléaires de l’OTAN, mais a continué à produire dans des versions de faible intensité[2].
L’utilisation de la menace même du nucléaire fait partie de la dissuasion actuellement réussie par Vladimir Poutine, puisque les pays de l’OTAN n’ont de cesse d’essayer de calmer le jeu et de ne pas provoquer une escalade fatale, tandis que la plupart des observateurs raisonnent comme si Poutine et son gouvernement raisonnaient de leur côté à l’identique de l’OTAN et dans une logique occidentale de dissuasion nucléaire de tout dernier resort et sans frappe préemptive, ne devant jamais avoir lieu.
Le syndrome occidental de l’image miroir
La difficulté est à son comble et on peut se demander si une telle tactique peut être efficace face un adversaire irrationnel qui agit selon la théorie bien connue du loup blessé et qui ne cesse d’affirmer ses objectifs géostratégiques de façon très claire.
On peut se poser la question de savoir si annoncer comme le fait le gouvernement américain les limites de son action peut s’avérer contre-productif par rapport à un ennemi le comparant à Hiler ou Napoléon comme l’a fait Lavrov dans la même déclaration le 3 mars. Lorsque le chef du Pentagone, Lloyd Austin, déclare dans une interview sur NBC qu’une No Fly Zone serait trop risquée en risquant des engagements directs avec l’aviation russe[3], ou lorsque le porte-parole du Pentagone, John Kirby, annonce dans un briefing le 2 mars l’annulation d’un essai de lancement d’un ICBM Minuteman III normalement prévu cette semaine[4], la dissuasion semble hélas fonctionner à l’envers, surtout face à un dictateur qui usera de mensonges s’il en a envie pour impliquer les pays de l’OTAN dans une troisième guerre mondiale si tel est son désir.
L’exercice est bien-sûr horriblement difficile et éviter l’escalade est louable côté occidental. Si troisième guerre mondiale il y a, elle ne doit pas être causée par un faux pas venu de notre côté. Nous vivons ainsi une situation très semblable à celle de l’épisode de la crise des missiles cubains où le dilemme raconté par John Kennedy était bien de ménager Khrouchtchev et d’éviter tout malentendu ou erreur de calcul. Se mettre à la place de l’autre est ainsi la leçon éternelle de toute stratégie militaire :
« La leçon finale de la crise des missiles cubaine concerne l’importance de se mettre à la place de l’autre. Pendant cette crise, le president Kennedy passa plus de temps à essayer de determiner l’effet d’une action sur Kkrouchtchev ou les Russes que sur toute autre élément. Ce qui guida toutes ses délibérations était un effort pour ne pas incommoder Khrouchtchev, pour ne pas humilier l’Union soviétique, ou les amener à penser qu’ils devraient escalader leur réponse en raison de leur engagement par rapport à leur sécurité nationale ou leurs intérêts nationaux. (…) [toutes nos décisions] furent prises avec à l’esprit l’ambition de faire pression sur l’Union soviétique, mais sans causer d’humiliation publique. Faire une erreur de calcul ou avoir un malentendu par rapport à une escalade provenant d’un côté mène à une contre-réponse (…). C’est ainsi que commencent les guerres – des guerres dont personne ne veut, n’avait l’intention de combatre, et que personne ne gagne. »[5]
C’est bien suite à la crise de Cuba que le fameux téléphone rouge a été créé afin d’éviter ce type de dérapage.
« Andreï Kozovoï rappelle que cette création “téléphonique” ne revêt pas que des aspects diplomatiques. La stratégie militaire est elle aussi touchée : “Du côté américain, il y a alors l’émergence de la doctrine MAD, comprendre “destruction mutuelle assurée”, selon laquelle pour prévenir un conflit nucléaire, il faut mener des discussions bilatérales. D’une certaine manière, la création d’une ligne anti-crise répond aussi à une demande de l’opinion publique américaine. Elle a vécu intensément la crise, à la différence du public soviétique, qui n’en connaît que la version officielle, mensongère et partielle, diffusée par la propagande.” »[6]
Or dans la crise que nous vivons actuellement, la ligne rouge de communication semble passer – au moins dans la politique déclaratoire – par le rôle d’intermédiation jouée par le président Emmanuel Macron, lequel a expliqué suite à sa dernière conversation téléphonique avec Vladimir Poutine que « ”cet entretien a permis de revenir sur les désaccords, de dire la vérité au président Poutine”, mais aussi ”malheureusement”, de constater ”sa détermination à poursuivre l’opération militaire jusqu’au bout”.[7]
Il faut donc espérer que le téléphone rouge moderne soit bien opérationnel entre les différentes chaînes de commandement militaires pour éviter que Poutine aille au-delà de son chantage nucléaire.
En Europe centrale, l’opinion publique a en tout cas reçu le message de Vladimir Poutine cinq sur cinq si l’on en croit la ruée sur les pilules de iodine dans les pharmacies polonaises et bulgares, qui n’ont déjà plus de stocks ….[8]
Notes de bas de page
[1] https://twitter.com/SkyNews/status/1499318904858222595
[2] On peut identifier une période de bref intermède de cette doctrine dans les années 90, mais dès 2000 Vladimir Poutine signait une nouvelle doctrine nucléaire mettant en avant la notion de « désescalade » dans un scénario de défaite conventionnelle suite à la guerre du Kosovo. La rhétorique nucléaire s’est accentuée au cours de ces trois dernières années avec notamment la tenue en 2019 du plus gros exercice militaire nucléaire depuis 1991, Grom-2019. Voir sur ce sujet par exemple >>> https://thebulletin.org/2014/03/why-russia-calls-a-limited-nuclear-strike-de-escalation/ ; https://www.revueconflits.com/la-dissuasion-nucleaire-russe-quelle-doctrine/ ; ou encore le recent rapport du Congressional Research Service >>> CRS Report On Russia s Nuclear Weapons March 1st 2022
Voir aussi à propos des exercices nucléaires russes plus spécifiquement >>> https://www.iiss.org/publications/strategic-comments/2019/russias-grom2019-strategic-nuclear-exercise ; https://www.bloomberg.com/news/articles/2022-03-01/russia-s-nuclear-exercise-was-timed-to-send-a-signal-u-s-says
[4] https://twitter.com/DeptofDefense/status/1499119581889191945
[5] ”THE FINAL LESSON of the Cuban missile crisis is the importance of placing ourselves in the other country’s shoes. During the crisis, President Kennedy spent more time trying to determine the effect of a particular course of action on Khrushchev or the Russians than on any other phase of what he was doing. What guided all his deliberations was an effort not to disgrace Khrushchev, not to humiliate the Soviet Union, not to have them feel they would have to escalate their response because their national security or national interests so committed them. This was why he was so reluctant to stop and search a Russian ship; this was why he was so opposed to attacking the missile sites. The Russians, he felt, would have to react militarily to such actions on our part. Thus the initial decision to impose a quarantine rather than to attack; our decision to board a non-Russian vessel first; all these and many more were taken with a view to putting pressure on the Soviet Union but not causing a public humiliation. Miscalculation and misunderstanding an escalation on one side bring a counterresponse. No action is taken against a powerful adversary in a vacuum. A government or people will fail to understand this only at their great peril. For that is how wars begin—wars that no one wants, no one intends, and no one wins. Each decision that President Kennedy made kept this in mind. Always he asked himself: Can we be sure that Khrushchev understands what we feel to be our vital national interest? Has the Soviet Union had sufficient time to react soberly to a particular step we have taken? All action was judged against that standard—stopping a particular ship, sending low-flying planes, making a public statement. President Kennedy understood that the Soviet Union did not want war, and they understood that we wished to avoid armed conflict. Thus, if hostilities were to come, it would be either because our national interests collided—which, because of their limited interests and our purposely limited objectives, seemed unlikely—or because of our failure or their failure to understand the other’s objectives. (Extrait de: Kennedy, Robert F., Thirteen Days: A Memoir of the Cuban Missile Crisis, W. W. Norton & Company, 1969)
* Cette brève est la quatrième d’une série cherchant à mettre en avant certains retours d’expérience quasi-instantanés apparaissant au fil de cette crise et qui démontrent la difficulté de désescalader, lorsque les tensions s’installent en conflits, dans l’environnement hybride que nous connaissons aujourd’hui.