Convaincre les industriels
Le catalyseur du développement des UID au sein du Pentagone fut une demande d’audit par le Congrès sur les contrôles d’inventaires. «Au début des années 2000, il existait un système de listes, mais les pièces n’étaient pas comptabilisées. J’ai donc décidé que nous devions faciliter les contrôles d’inventaires en créant une identification unique pour chacune d’elle. Mon rêve était d’avoir un jour toutes les informations à portée de clavier d’ordinateur. Mais pour y parvenir, il fallait changer de façon de travailler au sein du Pentagone et avec les industriels : une initiative qui s’avéra particulièrement difficile car le point de départ consista à essayer d’harmoniser des standards initialement incompatibles». Le tout premier obstacle fut donc de faire participer les entreprises. En 2003, seuls le secteur spatial – à la suite de la défaillance de certains lanceurs – et à moindre degré le secteur aéronautique, s’appuyaient sur un système de traçage interne. On trouve trois standards de base dans ce domaine : celui de la FAA (Federal Aviation Administration), le standard JS1 (système commercial) et le standard ISO (International Organisation of Standardization). Mais parce que ces différentes industries ne voulaient pas se reconnaître entre elles, il a fallu que le DoD élabore un standard interopérable en poussant le système au-delà des querelles de chapelles. Michael Wynne et son équipe ont fait en sorte que le Pentagone «prenne en charge les frais dans les coûts d’acquisition (…) : en tant qu’acheteur de premier plan, le message que j’ai adressé alors aux entreprises, et en particulier aux équipementiers, était que grâce à ce système de marquage, il serait plus facile d’identifier le fournisseur de chaque pièce de rechange et donc de lutter contre les contre façons. La plupart de ces entreprises se sont de fait très vite rendu compte qu’elles allaient en plus pouvoir développer quelques parts de marché». Un des grands défis auxquels Michael Wynne fut également confronté fut de convaincre chaque pays appartenant à la communauté ISO de participer, dans la mesure où cette question avait des répercussions directes en termes d’exportation et au niveau des fournisseurs étrangers : quatorze nations sur vingt-et-une ont répondu présentes. «Comme il était nécessaire de reconnaître chacun des trois standards, les lecteurs intelligents capables de lire le marquage et d’en identifier l’unicité devinrent un marché en soi», explique Michael Wynne, dont l’objectif était de réussir dans la défense ce que Walmart avait réussi à faire dans la grande distribution. Le service en charge de la logistique au sein du Pentagone, la DLA (Defense Logistics Agency), s’est rendu compte qu’en raison des volumes en jeu, il était possible d’utiliser ce nouvel outil pour faire de la gestion de forces, la bonne combinaison d’UID pouvant faire un RFID et permettant d’identifier les palettes dans leur totalité. C’est à ce moment-là que le marché du RFID a explosé. En dix ans, le prix d’une étiquette active est passé de trois cents à quatre-vingts dollars et ceux d’une étiquette passive de cinquante dollars à cinquante cens. Un autre défi fut ensuite de sensibiliser la communauté des fabricants de moteurs d’avions qui au début arguait du fait qu’étiqueter une aube de turbine pourrait détruire le moteur du fait du déplacement du centre de gravité de cette aube. Mais malgré des coûts d’installation initiale importants (dix millions de dollars pour Pratt), les bénéfices industriels s’avèrent maintenant prouvés (à titre d’exemple, les économies réalisées par Rolls Royce en termes de coût de main-d’oeuvre se montent à quatre pour cent de ce dernier).
«Le message que j’ai adressé alors aux entreprises, et en particulier aux équipementiers, était que grâce à ce système de marquage, il serait plus facile d’identifier le fournisseur de chaque pièce de rechange et donc de lutter contre les contre façons. La plupart de ces entreprises se sont très vite rendu compte qu’elles allaient en plus pouvoir développer quelques parts de marché»
Convaincre le Pentagone
Au sein des armées et des responsables de programmes, Michael Wynne s’est également heurté à nombre de résistance. Les plus enthousiastes furent dès le départ le Corps des Marines et l’Armée de l’air américaine, ne serait-ce qu’en raison d’une culture de sécurité et de traçabilité propre à l’aviation. Mais la gestion du cycle de vie des équipements devenant une préoccupation de plus en plus vivace dans les armées et l’arrivée de nouvelles générations de matériels et de technologies de l’information font que l’intégration du plus grand nombre de données possibles identifiant telle ou telle pièce est entrée dans les moeurs. Ces catégories de données sont au nombre de cinq, ainsi que l’explique Leantha Sumpter, directrice adjointe à AT&L [1] et l’une des responsables de ce processus au sein du Pentagone : «La date de naissance, la date de mise en oeuvre, les éventuelles modifications de configuration, les éventuels changements d’appartenance, la date de décès : ces cinq éléments d’information suffisent». La DLA montra au départ quelques réticences en raison du coût d’investissement initial requis pour étiqueter plus de six millions d’équipements, soit entre deux et sept milliards de dollars. Mais en décidant d’en faire un « impératif stratégique », de façon à pouvoir répondre aux exigences de l’audit parlementaire, Michael Wynne et son équipe furent en mesure d’accélérer cette démarche. La convergence du processus de fermeture des bases en cours à ce moment-là (BRAC – Base Realignment And Closure) contribua à finir de convaincre la DLA, qui fut ainsi en position d’innover face à une arrivée massive de pièces détachées consécutives à cette consolidation. Un système de plug and play de ces pièces fut mis au point et des Swat teams de MCO (maintien en condition opérationnelle) furent créées pour intervenir sur le terrain directement, ce qui rompait avec la culture traditionnelle des dépôts étatiques. «Cette meilleure gestion du cycle de vie des équipements entraîna une économie estimée entre deux à cinq milliards de dollars et une activité industrielle évaluée à trente-huit milliards de dollars», souligne Michael Wynne. Les réalités terrain se sont chargées par ailleurs d’affiner le marquage et les méthodes de traçablité : «en Irak, les premiers systèmes RFID étaient régulièrement arrachés car ils étaient pris pour des systèmes d’écoute. Très vite, les utilisateurs RFID se rendirent compte qu’il fallait non seulement mettre au point un marquage permanent, mais aussi le doubler avec un système traditionnel de lecture code-barre.»
«Le seuil de bascule est dépassé ne serait-ce qu’au niveau des industriels qui incorporent le système UID/ RFID dans leurs prospectives opérationnelles. L’effet boule de neige initié voici presqu’une décennie s’est produit…»
Convaincre la communauté internationale
L’OTAN est également actif en ce domaine et essaie d’inclure le système d’étiquettage UID dans ses pratiques d’acquisition (il existe un accord de standardization sur ce sujet, le STANAG 2290, ratifié en 2011). Ainsi que l’explique Michael Wynne, «le degré d’implication des pays membres est assez variable : les Pays-Bas et le Canada sont les plus dynamiques dans ce domaine, mais la plupart des pays ne recherchent pas de traçabilité de ce type pour des équipements d’une valeur inférieure à cinq mille dollars. Les Norvégiens sont plus intéressés dans l’échange d’information que dans le marquage en lui-même. De fait ces échanges de données sont extrêmement utiles lorsque l’on est en guerre : il existe au sein de l’OTAN différentes procédures permettant d’acheter avec une sorte de carte de crédit logistique les pièces faisant défaut et de les rembourser une fois le conflit terminé. Il s’agit des systèmes d’interopérabilité logistique de la coalition – CLI pour Coalition Logistics Interoperability – et de l’accord d’acquisition interarmées – ACSA pour Acquisition and Cross-Servicing Agreement. Il reste cependant beaucoup à faire en termes de définition de normes communes…»
Environ un tiers des matériels militaires était enregistré et étiquetté fin 2011 avec des différences selon les différentes armées, les Marines étant les plus avancés, mais le processus est amorcé : «À mesure que l’automatisation croît, le système va devenir une seconde nature, de la même façon que le système de programmation mis en place par Robert McNamara dit PPBS (Planning, Programming and Budgeting System) fait partie intégrante de notre univers au sein du Pentagone. Le seuil de bascule est dépassé ne serait-ce qu’au niveau des industrielsqui incorporent le système UID/ RFID dans leurs prospectives opérationnelles. L’effet boule de neige initié voici presqu’une décennie s’est produit…», conclut l’ancien Secrétaire d’État.
Un meilleur pilotage des contractants sur les théâtres
Une fois enclenchée, la mise en oeuvre des UID a entraîné des gains de coût et d’efficacité allant au-delà des espérances réduisant en particulier les erreurs d’inventaires. Le bonus s’est avéré une amélioration de certaines procédures de sécurité, comme l’illustre le cas des armes de petit calibre : l’ Armée de terre avait déjà marqué en 2011 environ cinquante mille APC et les Marines vingt mille. Ces derniers ont jumelé ce système de traçabilité avec une carte d’identité associée dont l’objectif à terme est de permettre de remettre la bonne arme au bon soldat juste quand il en a besoin. Le premier avantage visible est la réduction du processus d’attribution des armes au niveau des unités passé de trente-quatre à deux heures.
Construire une « base industrielle de sous-traitance fiable »
Développer l’emprise sur les contrôles de qualité des achats sur étagères et lutter contre l’opacité de certains marchés, tels que le secteur électronique, font partie des bonnes surprises et des effets secondaires positifs de cette généralisation de la traçabilité des pièces. En normant davantage les standards, les procédures d’acquisition et la traçabilité d’un marché de sous-traitance dont les États-Unis ont perdu le contrôle en achetant à partir des années quatre-vingt-dix des produits commerciaux sans aucun contrôle de qualité, les gains peuvent être doubles : d’une part réduire les risques de contrefaçon, lesquels ont entraîné dans certains cas des accidents sérieux sur le terrain (le moindre boulon non conforme peut avoir des conséquences graves) et d’autre part accroître une certaine sécurité en termes de fiabilité des fournisseurs (ne serait-ce qu’en ayant conscience de leur nationalité).
Améliorer le MCO en accroissant la transparence de la chaîne d’approvisionnement
La mise en oeuvre du système RFID se fait progressivement, mais le processus est déjà bien en marche pour au moins quatre secteurs de la défense américaine : le secteur aéronautique, les armements, les véhicules roulants et le matériel médical. Le cas des MRAP (Mine Resistant Army Personal Carrier) est particulièrement révélateur, en ce sens que le casse-tête posé par les multiples reconfigurations des industriels qui font qu’un véhicule peut devenir un système unique en lui-même a pu être solutionné grâce aux UID. Chaque véhicule et chaque pièce pouvant être reliés à leur constructeur initial, la chaîne de maintenance s’en trouve simplifiée, car il est plus facile d’identifier l’atelier de réparation adéquat. La clé de la réussite du système est de relier la chaîne d’approvisionnement aux livraisons effectives par le biais d’échanges de données électroniques avec les industriels, comme le font déjà les Marines. Un processus qui ne cesse de se perfectionner à mesure que les possibilités d’emploi sont découvertes, ainsi que le souligne L. Sumpter : «Nous sommes en train d’améliorer le système en incorporant aux pièces traçables des instructions de garantie incluant le lieu de maintenance correspondant. Le but est de générer des économies importantes au niveau de la gestion des dépôts en allant vers toujours plus de visibilité. »
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