Une Harpie est, à défaut d’être une dame dont certains esprits relèveraient le caractère acariâtre, le plus grand rapace sévissant au cœur de la forêt tropicale. Mais c’est aussi le nouveau nom de code donné à une opération interministérielle de lutte contre la nouvelle ruée vers l’or qui prend place sur le plus grand département d’outre-mer français : la Guyane. Des gisements sédimentaires de minéraux lourds ou précieux (dits placers) aux Garimpeiros (nom donné aux clandestins d’origine Brésilienne), la Guyane vit depuis la fin du XIXe siècle au rythme de l’exploitation aurifère, laquelle a constitué l’activité économique quasi-exclusive du pays de 1880 à 1946, soit pendant près d’un demi-siècle. Or, depuis plus de deux décennies, cette dernière s’est amplifiée au point de devenir un phénomène menaçant l’écosystème de la forêt amazonienne française et la vie des populations amérindiennes vivant principalement des ressources du fleuve. La cause de ce drame ? L’usage intensif du mercure par les orpailleurs afin d’amalgamer l’or, voire la libération du mercure (huit fois plus présent en Guyane qu’en France métropolitaine) par le traitement du sol aux lances à eau, technique ayant cours dans le cadre de l’orpaillage alluvionnaire. Cette menace écologique1 s’appelle l’orpaillage illégal ou clandestin et constitue également un enjeu de défense et de sécurité nationale, en ce sens qu’elle concerne potentiellement plusieurs milliers de clandestins abritant leur méfait sous l’épais feuillage de la forêt amazonienne qui recouvre à plus de 95% le territoire guyanais. Encastrée entre deux fleuves frontières, le Maroni (520 kms de frontière avec le Suriname) et l’Oyapock (630 Kms de frontières avec le Brésil), la Guyane subit l’assaut continu de pauvres hères, pour lesquels la hausse du cours de l’or engendre espérance de vie meilleure à base de rapides profits. Autant de leurres et de faux espoirs sur lesquels prospèrent extrême pauvreté, pandémie et violence.
Forces armées et forces de sécurité dans l’enfer vert de la Guyane française
Héritière de l’opération Anaconda lancée au début des années 2000 et du protocole Toucan de 2006, Harpie est née en 2008. Sa finalité : favoriser les synergies entre les forces armées en Guyane (FAG) et la gendarmerie afin de renforcer l’efficacité du dispositif de lutte contre l’orpaillage clandestin. Après deux années d’existence, l’opération Harpie est entrée dans une nouvelle phase le 1er mars 2010 sur décision du président de la République qui a décidé d’en faire une opération permanente. Placée sous la haute direction du préfet de région, l’opération Harpie a un caractère à la fois judiciaire, policier et militaire. En effet, les soldats agissent en appui des officiers de police judiciaire (OPJ), eux-mêmes mandatés par le procureur de la république, sachant que les opérations de saisie et de destruction du matériel ainsi que l’arrestation des garimpeiros sont de leur ressort. De facto, la complémentarité interministérielle s’exerce selon le modus operandi suivant : le contrôle tactique du dispositif est sous la responsabilité des soldats des FAG durant la phase d’approche, puis ce dernier passe entre les mains des gendarmes durant les phases d’engagement et d’exploitation. Placé sous l’autorité d’un général de division, les FAG comptent dans leurs rangs plus de 2 200 militaires et 190 civils. Mais Harpie associe aussi d’autres acteurs que sont le parc amazonien de Guyane (PAG), l’office national des forêts (ONF) et les douanes dans son âpre lutte au sein de ce nouvel enfer vert. Avec l’opération harpie, la nécessaire continuité liant enjeux de défense et enjeux de sécurité trouve la pleine illustration de sa pertinence2. Commandée depuis une structure ad hoc – l’état-major harpie -, la lutte contre l’orpaillage clandestin s’organise selon une planification qui prévoit un dispositif d’envergure quasiment tous les mois. Regroupant légionnaires, marsouins, aviateurs et gendarmes, Harpie est donc bien une opération interarmées et interministérielle dont la dangerosité est loin d’être anecdotique. De fait, le bilan des pertes humaines et blessés a de quoi faire réfléchir sur la détermination des orpailleurs. Pas moins de trois morts en l’espace de deux ans du côté des FAG et quatre blessés graves du côté des gendarmes : en juin 2012, l’embuscade de Dorlin, près de la commune de Maripasoula, avait coûté la vie à deux soldats. Alimentant tous types de trafics (trafic de drogue, prostitution, vente illégale de médicaments), l’orpaillage clandestin est un fléau qui appelle une réponse globale à l’échelle internationale. Or, la détermination politique n’est pas la même du côté surinamais, français ou brésilien. En effet, ravagé par une guerre civile qui dura quatre années de 1986 à 1992, le Suriname est un partenaire incontournable et essentiel à l’instar du Brésil dans la lutte contre l’orpaillage, mais les moyens mis en œuvre de l’autre côté du fleuve Maroni sont sans commune mesure avec ceux que déploie le gouvernement français. Le Brésil quant à lui mène des opérations appelées Agata qui tendent à endiguer la criminalité transfrontalière. Or, le Brésil partage quelques 16 885 kilomètres de frontières avec pas moins de dix pays différents, dont certains connaissent une instabilité politique chronique gangrénés qu’ils sont par le narcotrafic ou la résurgence de guérillas ou de mouvements indépendantistes d’une extrême violence (Colombie, Pérou, Bolivie). C’est pourquoi, la lutte contre l’orpaillage illégal est certes une priorité pour le gouvernement brésilien, mais parmi d’autres étant donné le spectre de la criminalité transfrontalière qui touche le cinquième plus grand pays du monde par sa superficie. Force est de constater que l’orpaillage illégal a plusieurs visages. Le cadre artisanal est depuis longtemps dépassé, surtout dans le cadre de l’orpaillage alluvionnaire qui voit des hectares entiers de forêt disparaître par le détournement de cours d’eau et l’utilisation massive de pompes hydrauliques. Outre la déforestation, les dégâts engendrés par cette activité illicite sont considérables : turbidité de l’eau, production de méthyle-mercure et contamination au mercure induite, dérangement de la faune, saturnisme pour les populations autochtones, pollution, décharges sauvages et autres rejets de déchets. Très aisément bio-assimilable (muscles foie, reins), on estime que 70% des enfants amérindiens Wayana du haut- Maroni sont victimes d’une contamination mercurielle très supérieure aux normes de l’Organisation mondiale de la santé.
Un soutien atypique au profit de la plus grande base de défense au monde
Soutenir une opération permanente en pleine jungle amazonienne est un véritable défi, tant les voies de communication sont rares ou atypiques en Guyane, sans parler des exigences inhérentes au climat et de ses conséquences en termes d’hygiène et de sécurité alimentaire. Ainsi, le groupement de soutien (GSBdD) de la plus grande base de défense du monde peut s’enorgueillir d’être en mesure de nourrir et d’équiper correctement le personnel posté au sein des quatre bases opérationnelles avancées (BOA), ainsi qu’au sein des postes opérationnels avancés temporaires (POAT), malgré un ratio soutenants/soutenus inférieur à la moyenne (14% pour les FAG pour environ 20% pour les forces de souveraineté). Au service du personnel affecté en Guyane, le GSBdD des FAG soutient treize organismes différents, dont quatre sites opérationnels majeurs : deux régiments de l’armée de terre – le 3ième régiment étranger d’infanterie (REI) et le 9ième régiment d’infanterie de marine (Rima) -, la base aérienne 367 « capitaine François Massé » et la base navale de Dégrad des Cannes. Ces derniers sont au service de trois missions principales que sont la protection du centre spatial guyanais (CSG) de Kourou (mission TITAN)3, la lutte contre la pêche illicite (action de l’Etat en mer au sein de la zone économique exclusive) et l’opération Harpie. Enfin, il convient de préciser que pour le personnel affecté sur les fleuves, les risques sanitaires sont nombreux. En effet, les fleuves Maroni et Oyapock sont des zones où sont présentes de nombreuses pathologies tropicales principalement le paludisme et la leishmaniose, la dengue étant davantage présente le long du littoral. En ce sens, il n’est en rien exagéré de prétendre qu’un combattant évoluant au sein de la forêt amazonienne est soumis à des conditions de vie que beaucoup n’hésiterait pas à qualifier d’extrême. Certes, nous ne sommes pas sur les hauteurs himalayennes à la frontière de l’ « Afpak » sous la menace des tribus talibanes pachtounes, mais progresser au sein de la forêt amazonienne à la recherche de sites d’orpaillages illégaux est une épreuve pour le moral et l’organisme des troupes, ce que l’on nomme finalement dans le jargon militaire une école de la volonté. De fait, un fantassin immergé en forêt équatoriale consomme entre 6 et 8 litres d’eau par jour et il ne faut pas moins de 30 tonnes de vivres par mois pour permettre le juste ravitaillement au sein des bases et autres postes avancés. Dans les conditions d’acheminement difficiles dont nous avons précédemment parlé, cet approvisionnement par voies atypiques (hélicoptères, avions CASA ou pirogues) est une véritable mission de soutien opérationnelle menée par les combattants du soutien. Là encore, l’efficacité et l’efficience des structures de soutien évoluant dans ce milieu hors du commun méritent elles aussi d’être appréciées à leur juste valeur. Il conviendrait même de parler d’élongation de service pour faire écho au concept d’élongation stratégique si déterminant dans notre approche doctrinal actuel. Le soutien menée par le GSBdD des FAG au profit de l’opération interministérielle permanente Harpie s’avère ainsi atypique en bien des points, bien que se conformant dans son mode opératoire quotidien aux règles et exigences en usage en France métropolitaine (respect du code des marchés publics, des normes d’hygiènes et de sécurité au travail, des nouvelles procédures financières…). A ce titre, le travail réalisé par les forces armées dans le cadre de l’opération Harpie mérite d’être connu du plus grand nombre, tant cette mission participe de la préservation de la biodiversité à l’heure où les choix environnementaux sont au cœur des priorités des instances de gouvernance que ce soit à l’échelle de la planète, de l’Union européenne ou de la nation comme le prouve la récente tenue de la deuxième conférence environnementale au sein du Conseil économique, social et environnemental.
Le commissaire aux armées Romain Petit.
1) Axel May, Guyane française, L’Or de la honte,Calman-Lévy, 2007
2) Romain Petit, Ariane et Mars, espace, défense et société en Guyane française, Ibis Rouge éditions, 2013
3)Voir Romain Petit, « Défis et enjeux du soutien DOM COM : le cas particulier de la Guyane, port spatial européen », Soutien Logistique Défense n°7, 2012.