Voir SLD Numéro 10 – Automne Hiver 2013-2014.
Entretien avec Bruno Poitou, Business and Commercial Director, Eurosam
SLD : Avant d’aborder le cœur du sujet de cet entretien, à savoir le contrat ISS, pourriez-vous décrire les spécificités du maintien en condition opérationnelle des missiles par rapport à d’autres secteurs d’activités comme le MCO aéronautique par exemple ?
Bruno Poitou : Nous nous apparentons en fait beaucoup aux systèmes aéronautiques du fait que la Famille des systèmes Surface-Air Futurs – FSAF – que nous couvrons ne se limite pas aux missiles. Ces systèmes incluent les munitions, la partie lanceur terrestre et marine, mais aussi toute la partie radar qui assure la détection et le suivi des missiles assaillants et transfère les données vers la munition au travers d’une liaison montante. Il faut compter également avec un module engagement – C2 (commandement et contrôle), lequel peut fonctionner de manière autonome ou intégrée (par exemple avec un centre ACCS de l’OTAN, ou encore au sein de l’environnement SCCOA français) au travers des moyens de liaisons de données tactiques de façon à pouvoir engager le tir au moment propice. Cette famille FSAF regroupe donc des moyens C2, des systèmes de détection, des systèmes de liaisons de données tactiques, des systèmes de poursuite, des systèmes d’identification puisque nous sommes également dotés au niveau du radar d’un interrogateur IFF, des lanceurs et des munitions. Hormis l’avionique, nous avons donc la panoplie complète du monde aéronautique, avec la même problématique d’un soutien se déclinant de manière différente selon les sous-systèmes.
Eurosam, à la base, est un consortium créé au début des années 90 par les gouvernements français et italien en particulier, dans la mesure où Selenia, Thomson CSF et Aérospatiale souhaitaient à cette époque un rapprochement (aujourd’hui MBDA Missile Systems et Thales). L’objectif des Etats et des industriels était de réaliser la Famille des systèmes Surface-Air du futur réunissant les systèmes sol air anti-missiles des environnements naval et terrestre. Ce n’est que quelques années plus tard que le Royaume-Uni a rejoint cette coopération, de façon à équiper leurs destroyers T45 d’un système de défense approprié au traitement de la menace aérienne actuelle. Depuis le début des années 90 se sont donc déroulées trois phases pour permettre le développement, la qualification et la production de tous ces systèmes, qui se sont matérialisés par les systèmes terrestres de l’Italie et de la France (équipant l’armée de terre italienne et l’armée de l’air française), ainsi que les systèmes des trois marines française, italienne et anglaise avec en particulier les porte-avions Charles de Gaulle et Conté Cavour, les frégates Horizon françaises et italiennes et les destroyers T45 anglais. Pendant vingt ans, le défi a donc été de mettre en service opérationnel tous ces systèmes, en commençant par équiper les porte-avions puis fournir les systèmes navals et terrestres. Aujourd’hui, la totalité des systèmes navals et 75% des systèmes terrestres sont mis en service opérationnel et nous n’avons plus qu’à livrer dans les mois qui viennent l’équivalent de ce que l’on appelle trois sections sur les dix-sept sections franco-italiennes commandées. Afin de conduire simultanément la fin du processus de production et l’essor du soutien en service, nous avons dû harmoniser et optimiser l’organisation industrielle existante. Cette organisation – fondée sur le principe du partage et du croisement d’autorités pour avoir la garantie que chaque industriel et chaque nation retrouve les bénéfices de son investissement (initialement à 50/50 entre la France et l’Italie) – se décline ainsi de la façon suivante :
– La cohérence inter-systèmes est dévolue à Eurosam qui assure la maîtrise d’œuvre de l’ensemble ; – les munitions relèvent de la responsabilité de MBDA France en partenariat avec MBDA Italie et Thales ;
– la partie lanceurs opère sous la responsabilité de MBDA Italie pour la quasi-totalité des systèmes ;
– la conduite de tir est placée
– dans le cas du naval sous la responsabilité de MBDA Italie (en tant que design authority) en partenariat avec MBDA UK et Thales,
– et, dans le cas du terrestre, sous la responsabilité de Thales (en tant que design authority) en partenariat avec MBDA Italie.
SLD : Comment Eurosam est-il parvenu à maintenir ce principe d’autorités croisées dans un domaine aussi complexe que le soutien et quelles sont de ce point de vue les spécificités du contrat ISS signé en juillet 2012 ?
Bruno Poitou : C’est en 2008 que nous avons commencé, avec l’OCCAR (organisation conjointe de coopération en matière d’armement), à réfléchir au soutien de la famille FSAF : une proposition en 2009 et une première offre en 2010 n’ont pas abouti en raison d’un coût trop élevé et d’une prise en compte insuffisante, précisément, des synergies entre les nations.
L’OCCAR, les nations et l’industrie se sont donc efforcées à partir de janvier 2011 de définir une nouvelle approche pour ce soutien destiné aux trois nations et cinq armées différentes, tant en vue de satisfaire les intérêts des utilisateurs que ceux des industriels et avec à l’esprit trois défis majeurs à relever :
1. A court terme, l’accompagnement de l’appropriation opérationnelle par les utilisateurs de la mise en service des systèmes : la famille FSAF est jeune et mise en service opérationnel récemment. Il faut donc tout prévoir pour assurer la formation des opérationnels sur le terrain de façon à ce qu’ils deviennent autonomes dans l’utilisation opérationnelle des systèmes. Il faut pour cela une période d’accompagnement, dont la durée est estimée à environ un an.
2. A moyen terme, la mise en place d’un système de recueil d’information nous permettant de prendre en compte l’intégralité des faits techniques et logistiques dans les meilleures conditions et de manière harmonisée entre nations, forces et industriels. Chacun a en effet ses propres méthodes de recueil de faits techniques sur le terrain. Il faut donc prendre garde à ne pas tout révolutionner sous peine de perdre en efficacité. Sous l’égide de l’OCCAR, une réorganisation industrielle a donc eu lieu pour identifier les bons interlocuteurs et les lacunes potentielles. Le but visé par cette démarche est d’harmoniser l’outil et l’ingénierie logistique, rationnaliser les circuits de réparation et de faire baisser les coûts. Pour ce faire, nous avons déployé ce qui peut être considéré comme la colonne vertébrale de ce contrat ISS, à savoir l’outil logistique de recueil de données : Nova. Avoir un outil unique de soutien homogène, cohérent et harmonisé permet d’amener progressivement les utilisateurs, les autorités contractantes et les industriels à travailler de la même façon afin de prendre les informations opérationnelles de toutes les nations tout en respectant les spécificités propres à ces dernières.
3. A long terme, le traitement des obsolescences est le troisième défi à relever. Nous sommes dans un cycle très long de durée de vie de systèmes d’armes pouvant aller jusqu’à une trentaine d’années, voire davantage. Nous devons en conséquence aborder le traitement des obsolescences afin de respecter au mieux les contraintes budgétaires auxquelles les nations ont à faire face. Par ailleurs, la conception modulaire de ces systèmes permettant leur évolution amène aussi à prolonger leur durée de vie. Il faut donc différencier la partie « projection et traitement des obsolescences », destinée à rationaliser au mieux le coût global de possession, et la partie « suivi des évolutions » permettant d’accompagner ce choix d’obsolescence. Nous sommes aussi dans une logique de mise à disposition du SAMP/T par la France et l’Italie à l’OTAN, clairement affichée lors des derniers sommets de Lisbonne et de Chicago dans le cadre du projet de défense anti-missile balistique de l’Alliance atlantique. Ce qui veut dire mise en condition de sécurité et aux normes OTAN des systèmes de la famille FSAF, intégration dans le réseau liaison 16, mais aussi augmentation des performances : aujourd’hui la famille FSAF est caractérisée par sa munition ASTER, qui se décline côté naval avec des ASTER 15 et 30 et côté terrestre avec des ASTER 30 dits B1 pour Block 1. Nous travaillons donc en étroite coopération avec l’OCCAR et les nations pour passer au B1-NT (nouvelles technologies), afin d’accroître les performances de ces systèmes face à des menaces anti-missile balistiques toujours plus sophistiquées.
Ces trois défis, court terme, moyen terme et long terme ont fait l’objet d’études au sein de workshops, destinés à harmoniser les besoins de façon à accroître les points communs entre nations, tout en conservant les spécificités de chaque force dans leur pays respectif. Un des impératifs fut entre fin 2010 et début 2012 d’harmoniser les calendriers pour recaler au mieux le To de l’ISS global, ce contrat unique négocié sur cinq ans devant bien-entendu prendre en compte toutes les activités existantes. Cela s’est matérialisé concrètement par la mise en place par l’OCCAR de contrats intérimaires pour le soutien de chaque sous-système en attendant l’entrée en vigueur de l’ISS.
C’est donc en juillet 2012 que nous avons démarré l’ISS. Les calendriers, les besoins et les outils ont permis d’identifier les responsabilités des uns et des autres avec Eurosam comme « prime contractor » de l’ISS, mais contrairement à la partie développement et production, Eurosam n’a pas conservé sa fonction de design Authority de tous les systèmes mais a pris en charge la cohérence multi-milieux et inter-systèmes tout en conservant celle du SAMP/T, et a délégué les autres à ses membres afin d’améliorer la réactivité et être au plus près des utilisateurs finaux en cohérence avec le soutien logistique qu’il s’agissait de mettre en place. Pour le soutien, le résultat des workshops a conduit à la répartition suivante :
– Eurosam conserve la responsabilité du SAMP/T et prend en charge celle de l’inter-systèmes;
– Thales assure celle du SAAM France et du radar en environnement naval, le long range radar (LRR) ;
– MBDA It, celle du PAAMS («Principal Anti Air Missile System ») qui équipent les frégates françaises et italiennes et du SAAM Italie ;
– MBDA France, celle des munitions.
En 2011, nous avons donc essayé de définir les termes contractuels associés, qui ont conduit à ce contrat révolutionnaire, lequel impose des indicateurs de performance, comprend l’ensemble des activités de soutien tout en rationalisant la partie management. C’est Eurosam qui assure l’ensemble des plans qualité, management, logistique, gestion de configuration et outils. Tout est harmonisé et mis en œuvre entre OCCAR (direction de programme FSAF-PAAMS), Eurosam et ses membres. L’OCCAR fait aussi le lien entre les nations, que ce soit avec les forces ou avec les représentants étatiques nationaux qui donnent mandat à l’OCCAR pour l’exécution du contrat, en centralisant les besoins des forces ce qui constitue également une des originalités du contrat ISS.
SLD : Quels sont les avantages que la signature de ce contrat global de soutien intégré international a apporté à ce stade de sa mise en œuvre ?
Bruno Poitou : Même si nous avons démarré un peu plus lentement que nous l’envisagions au départ, il est possible d’identifier au moins trois bénéfices directement issus des nouveaux modes de fonctionnement hérités de ce contrat :
1. Le premier est l’amélioration très nette apportée à la construction de nos plans d’obsolescence. Un prochain contrat d’obsolescence munition va ainsi permettre d’anticiper les besoins des trois ou quatre prochaines années. Cette première construction a permis à MBDA France la prise en compte des résultats de la veille d’obsolescence réalisée sur 2012 et projetés sur 2014-2016. Les trois nations y trouvent leur intérêt, puisqu’elles ont exprimé leur intention de financer ce contrat à part égale, le but étant de garder les munitions opérationnelles sur les trois ans à venir en anticipant les besoins, notamment en pièces détachées. Nous sommes dans une logique de contrat d’assurance, où l’ISS va pouvoir dans un cadre forfaitaire instruire les besoins des trois nations pour le traitement obsolescence munition jusque fin 2016 environ. Nous avons également constaté début 2013 que, pour faire le tir SAMP/T franco-italien de mars 2013, les opérationnels ont travaillé ensemble deux mois : les faits techniques, dysfonctionnements, et méthodes sont très voisines, à part quelques mesure liées à l’organisation des forces armées (en Italie, toutes les sections sont réunies dans un même régiment, alors qu’en France, elles sont réparties dans les escadrons de l’armée de l’air). Un tel retex (retour d’expérience) en boucle courte nous a permis d’effectuer d’enrichir la démarche de manière plus approfondie.
2. Au fur et à mesure que le contrat permet l’élargissement de zones communes au trois nations participantes, il est probable que la participation du Royaume Uni, déjà dans une logique de disponibilité opérationnelle et en avance de phase sur ses partenaires européens, augmente. Les zones communes aux trois nations sont actuellement les munitions, le radar et les lanceurs navals.
3. Une meilleure visibilité et fidélisation des bases de fournisseurs (différentes selon les pays) font aussi partie des avantages déjà perceptibles de l’ISS : un processus plateau a en effet été initié en mars 2013 afin de mettre à jour annuellement les tables de prix pour les réparations, les rechanges et les activités spécifiques et identifier les éléments de coût associés au soutien (plus d’une vingtaine) et leurs facteurs de variabilité économique respectifs. Cette initiative ambitieuse de « veille fournisseurs » rejoint les efforts de calcul du coût global de possession : si les nations n’ont pas cette visibilité, elles n’arriveront jamais à projeter des prévisions crédibles.
Si nous avons eu du mal à convaincre les membres sur la complexité de l’ISS, la mise en place d’une zone commune de la logistique avec gestion de configuration unique et la projection des évolutions de la FSAF ont permis une remise à plat et l’identification de points communs. Ce contrat est un véritable défi pour Eurosam (d’autant qu’il ne porte aujourd’hui que sur trois ans fermes et deux conditionnels), mais il est clair qu’il conduit à une rationalisation et une optimisation des coûts à terme, comme par exemple sur les obsolescences munition au prix d’un arbitrage de l’OCCAR. Les nations conservent cependant une provision importante du contrat, afin de prendre en compte les spécificités de leurs besoins opérationnels respectifs. Créé ex-nihilo à l’issue d’années de préparation et seul contrat de soutien de multi-milieux multi-nations conclu sous la houlette de l’OCCAR , l’ISS, c’est l’imagination du futur ensemble …
Crédits photos © Olivier Ravenel / Armée de l’air