Par Murielle Delaporte – Aux commandes d’un des quelques 250 MV-22 en service au sein du Corps des Marines depuis 2007, le Colonel Orr, Commandant de l’escadron d’essai VMX-22 (« Marine Operational Test and Evaluation Squadron 22 »), s’exerce inlassablement à l’approche tactique d’une zone sensée être en territoire hostile: une bonne vingtaine d’atterrissages et de décollages effectués en boucle sur une petite prairie située au milieu des bois quelque part en Caroline du Nord, autant d’approches différentes permettant de tromper l’ennemi et d’échapper à une éventuelle menace sol-air, autant d’options rendues possibles par la technologie unique de ce mélange d’hélicoptère et d’avion de transport qu’est l’Osprey…

Le seul point commun de la manœuvre telle que l’effectuerait à titre comparatif un Transall est le degré de nausée que peuvent parfois ressentir les passagers (dont l’auteur de ces lignes bien que très confortablement assise latéralement à l’arrière des dits-appareils), mais sinon l’expérience s’avère véritablement unique lorsque, passant du mode hélicoptère au mode avion, le V22 s’arrache littéralement d’un sol paraissant encore très proche et dans le prolongement direct d’une soute demeurée béante. A chaque atterrissage et décollage, un Marine se penche dans le vide par l’ouverture latérale, tandis que deux autres, arrimés par une sangle, s’allongent le long de cette soute, afin de vérifier le bon fonctionnement respectif des portes et du train d’atterrissage soumis à une vitesse peu commune. « Ce sont la vitesse et la portée plus que le blindage du V22, similaire à d’autres aéronefs, qui renforcent considérablement la sécurité de ce dernier et la capacité de survie de ses équipages », explique le Colonel Orr en soulignant qu’« avec ces nouvelles capacités viennent de nouveaux défis, en particulier en termes de communication et de conduite d’opérations de longue portée, et la nécessité de continuer à s’adapter en faisant preuve d’innovation. »

Un rêve devenu réalité

De fait, l’Osprey – ou V22 -, né du besoin exprimé par le Pentagone en 1981 de remplacer les hélicoptères de transport moyens Ch-46E Sea Knight et CH-53D Sea Stallion conçus au début des années soixante, fut développé sur la base de la technologie dite « tiltrotor » que l’on traduit généralement en français par « convertible à rotors basculants. D’après certains historiens aéronautiques, les balbutiements de ce concept d’avion à décollage court et atterrissage vertical (STOVL pour « Short Take Off Vertical Landing ») remontent aux premiers essais de l’aéroplane-hélicoptère civil réalisés en 1902 par les frères genevois Armand et Henri Dufaux. Mais il faudra encore plus d’un siècle pour parvenir à un modèle performant. Les premières expérimentations de STOVL à des fins militaires reviennent à l’armée allemande pendant la Seconde guerre mondiale, mais sa mise au point se fera progressivement au sein des forces armées américaines avec  notamment le Bell XV-3 en 1958, puis le Bell XV-15 en 1979.

Les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix furent le théâtre de multiples débats quant au bien-fondé du programme et à un grand scepticisme face au concept de cet avion-hélicoptère objet de la risée de nombre de commentateurs aéronautiques. Ce n’est qu’en 2007, au gré de moult études et audits affectant régulièrement les vannes de financement, que la capacité opérationnelle initiale et le premier déploiement au combat (en l’occurrence en Irak) du MV-22 – version de l’Osprey conçue pour les Marines – furent entérinés.

Aujourd’hui, 295 Osprey se répartissent entre le Corps des Marines (14 escadrons opérationnels et 251 MV-22) et les forces spéciales de l’armée de l’Air américaine (3 escadrons et 44 CV-22) et cumulent plus de 250 000 heures de vol. Les commandes américaines à ce jour portent sur 360 MV-22 et 50 CV-22, auxquels il faut ajouter 48 aéronefs dédiés à l’US Navy, tandis que l’intérêt à l’international (en particulier de la part d’Israël, du Royaume-Uni et surtout du Japon, qui a finalisé la première vente à l’export de Bell-Boeing en juillet dernier avec une première livraison de cinq MV-22 sur un total de dix-sept) ne cesse de croître aux vues des performances démontrées en opération extérieure.

 
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Une technologie de transformation

Si les stratèges militaires sont à l’origine d’expression de besoins technologiques destinés à mieux faire face à un ennemi en constante mutation, la technologie à l’inverse peut remettre intégralement à plat les certitudes et les concepts de ces derniers, si son impact s’avère radicalement décisif sur le terrain. Le V-22 fait partie de ces révolutions silencieuses nées de l’innovation technologique : ce que les Américains appellent le « technology push » (par opposition au « technology pull »). Pour le Général Jon Davis, commandant en second de l’aviation du Corps des Marines,  « si voici une dizaine d’années, la question était de savoir combien de V22 remplaceraient les CH46, la réalité aujourd’hui est que le V-22 a absolument tout changé au sein de l’USMC, et ce d’une manière exceptionnellement bénéfique. L’accroissement de notre rayon d’action passé de 25 à 500 miles et le doublement de notre vitesse de déplacement ont modifié la façon dont nous sommes perçus tant par nos chefs que par l’ennemi que nous devons combattre. »

La technologie permettant de passer du mode hélicoptère au mode avion (transition) et à l’inverse, de passer du mode avion au mode hélicoptère (conversion) s’avère en effet transformationnelle à au moins quatre niveaux :

  • au niveau aéronautique, l’histoire de l’aviation considère que l’émergence du V-22 est aussi révolutionnaire que celle de l’hélicoptère. Vu de l’extérieur, le processus de transition/conversion se manifeste par une bascule – de haut en bas et de bas en haut – des deux propulseurs pivotants (deux fois trois pales fonctionnant en rotation inversée, ce qui compense l’absence de rotor de queue d’un hélicoptère classique); du cockpit, il suffit d’orienter le nez de l’aéronef vers le sol une fois un certain niveau de vitesse atteint (la vitesse de 180 nœuds est considérée par la plupart des instructeurs de V-22 comme une bonne moyenne) et d’actionner avec le pouce gauche une petite commande en forme de roulette située latéralement dans le prolongement du bras ; de la soute, le passage, qui ne dure pas plus que quelques secondes, est totalement imperceptible… Mais au-delà de cette simplicité apparente se cachent bien-entendu des années de recherche et de mise au point, sans compter nombre de revers et de pertes humaines comme à chaque grande aventure aérospatiale (l’année 2000 avait été à cet égard une année noire avec deux accidents – pour des raisons humaines dans un cas, techniques dans l’autre – causant la mort de vingt-trois Marines) ….

conversion

  • Au niveau industriel, ces innovations ont eu un impact en termes de partenariats entre secteurs public et privé, mais aussi sur les process et l’organisation des chaînes de production. «l’introduction des matériaux composites avec le V-22 a totalement bouleversé la façon dont nous produisons nos Chinook », explique ainsi Tom Jablonski en ouvrant ses portes sur une usine de plus en plus automatisée grâce à des robots de fabrication étrangère. Tom Jablonski est directeur du centre d’excellence en matière de composite (CCOE pour « Composites Center of Excellence ») de Boeing situé à Ridley Park, près de Philadelphie en Pennsylvanie, où est co-localisée la production des Osprey et des Chinook. C’est à Amarillo, dans le Texas, que l’assemblage final est réalisé par Bell. Le processus de fabrication à partir de matériaux composites a longtemps représenté un véritable défi, ne serait-ce que parce que la matière brute arrive dans les usines congelée et doit être traitée selon un timing très particulier, lequel a nécessité une refonte de l’organisation du travail qui prévalait à Ridley Park dans l’ère «pré-V22». L’Osprey est constitué de matériaux composites à hauteur de 50 %.
  • Au niveau tactique, les performances du V-22 – en termes de polyvalence, souplesse opérationnelle, autosuffisance (notamment en matière de carburant) et capacité d’auto-déploiement (évaluée à 1760 miles nautiques), mais aussi en termes de survivabilité décuplent les options dont disposent les chefs militaires pour répondre aux menaces actuelles et aux missions requises pour ce faire, chaque type de V-22 étant spécialisé par armées. C’est ainsi que le Général Eric Fiel, commandant des Opérations Spéciales de l’armée de l’Air américaine parle d’une véritable extension du champs de bataille en milieu austère, tel que l’Afghanistan, l’Irak ou l’Afrique où le CV-22 a fait ses preuves à de multiples reprises: « depuis leurs premiers déploiements en 2009, nos CV-22 ont volé plus de 3300 heures, exécuté 2738 missions, livré plus de 733 tonnes de matériel et permis l’infiltration/exfiltration de plus 14000 personnels », écrivait-il déjà en 2013. La protection des occupants a été singulièrement renforcée grâce à la concordance de multiples innovations tant en matière de conception qu’en termes technologiques, parmi lesquelles :
    • Les matériaux composites offrent une résistance bien supérieure tant au niveau fatigabilité que vulnérabilité à des tirs sol-air, tandis qu’un système de fermeture automatique des réservoirs de carburant limite le risque d’incendie et que tous les systèmes – hydrauliques, contrôle de vol, électriques, carburant – sont redondants en cas de panne. Lors de l’opération menée en décembre 2013 au Soudan du sud par les forces spéciales américaines visant à évacuer plusieurs centaines de ressortissants américains et étrangers, les trois CV-22 subirent de lourds dégâts, mais furent en état de mener à bien leur mission et de survivre à 119 tirs sol-air avec seulement quatre blessés. Cette opération fut également une grande première, en ce sens qu’elle fut alors le plus long raid réalisé par cette « Task Force » (SP-MAGTF pour « Special Purpose – Marine Air Ground Task Force ») venue de Moron de la Frontera en Ouganda en passant par Djibouti.
    • De même, tant les sièges du cockpit, au blindage renforcé, que ceux des troupes embarqués, étudiés pour absorber le choc d’un crash, ont déjà contribué à sauver des vies, ainsi que d’autres paramètres permettant d’éviter que le nez ne s’enfonce dans le sol ou que les pales ne se fendent à l’impact.
SP-MAGTF Moron de la Frontera

SP-MAGTF, Moron de la Frontera

  • Au niveau stratégique enfin, conséquence directe de la créativité doctrinale exponentielle rendue possible par ce nouvel outil, une redistribution des cartes et des forces de présence est déjà visible. C’est le cas notamment sur le théâtre Asie-pacifique ou les Marines concrétisent de façon très inventive le rééquilibrage des forces appelé de ses vœux par le Président Obama (le fameux « pivot » vers l’Asie) sur un axe Iwakuni-Okinawa-Guam-Darwin permettant de couvrir la zone avec une empreinte logistique limitée et de respecter les cinq traités de sécurité liant Washington dans cette partie du monde.

C’est cependant dans le domaine du soutien logistique que le V-22 a des progrès à faire, en ce sens que l’organisation de maintenance aéronautique traditionnelle ne correspond plus aux nouveaux modus operandi adoptés au cours de ces huit dernières années. Mais la révolution semble amorcée tant au sein des forces armées américaines que des fournisseurs industriels.

Le V-22 est un hélicoptère, un avion de transport, mais pour certains opérateurs expérimentés, tels le Colonel Orr,  il s’apparente  également à certains égards à un avion de combat, car l’allongement du rayon d’action  modifie la donne au niveau de la préparation des missions: de longs vols permettent en effet de planifier et de réajuster ces dernières en fonction de l’évolution au sol et, comme toujours, des modes de communication disponibles.

La France s’intéresse à la complémentarité de l’Osprey et de ses troupes embarquées avec ses propres forces, si l’on en juge par les différents essais d’appontage menés depuis quelques temps sur nos BPC (bâtiments de projection et de commandement), le dernier en date ayant eu lieu en juillet à bord du Dixmude. Une campagne d’homologation est en cours pour que cet oiseau du futur soit totalement interopérable avec la Marine nationale….

***  Cet article  est la version longue d’un article publié dans  le Valeurs actuelles du 8 octobre 2015; il a été rédigé à partir de reportages menés entre 2013 et 2015 auprès des escadrons de V22 basés aux Etats-Unis et en Espagne (vol réel et simulateur) et de l’usine de production et d’assemblage Bell-Boeing à Philadelphie.

Photos©Murielle Delaporte (Caroline du Nord, Etats-Unis ; Morón de la Frontera, Espagne)
Graphiques©US Navy, NAVAIR, 2014