Cet article fait partie d’une série intitulée: Anatomie des conflits contemporains dont le premier article Que reste t il de l’Afpak? est disponible dans le numéro 37 d’automne 2017 d’Opérationnels.

Depuis François Mitterrand, l’oraison funèbre de la « Françafrique » a été prononcée par l’ensemble des présidents français en exercice. Lors de son récent discours de Ouagadougou, l’actuel président de la République française n’a pas échappé à la règle. Ainsi, même s’il s’est bien gardé d’employer le terme de « Françafrique », ce dernier n’a pas hésité à déclarer qu’ : « il n’y avait plus de politique africaine de la France ». Mais qu’entend-on par « Françafrique » ? Ce néologisme a-t-il encore une réalité politique, économique et sociétale ou n’est-il plus qu’un épouvantail dépourvu de sens ?

Selon nous, la « Françafrique » telle qu’élaborée par Jacques Foccart[1] a connu son tombeau lors de l’opération Licorne déclenchée suite à la crise ivoirienne de 2002 et a laissé la place à une nouvelle réalité géopolitique plus complexe en laquelle la France devient un acteur à l’influence relative même si sa politique volontariste dans la bande sahélo-saharienne dans l’opération Barkhane la conforte dans son rôle de puissance particulière en Afrique. En ce sens, l’opération Licorne marque une double révolution dans les relations que la France entretient avec les pays africains cette dernière étant marquée du sceau d’une nouvelle donne politico-économique qui s’accompagne d’une nouvelle inflexion stratégique militaire.

La « Françafrique » de quoi parle-t-on ?

L’expression « France-Afrique » fut créée en 1955 par le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny[] pour qualifier la volonté qui anima la majorité des présidents africains et français de conserver un lien privilégié à l’heure des indépendances. Le néologisme Françafrique revêtait ainsi à l’origine une connotation positive qui s’est émoussée suite à la publication des ouvrages[2] de François-Xavier Verschave et la série de révélations affairistes et macabres qui s’en suivirent dont notamment celles portant sur les réseaux Foccart et sur les agissements de l’ancienne compagnie pétrolière d’Etat ELF []. Houphouët-Boigny à l’instar d’Omar Bongo ou de Denis Sassou-Nguesso voire Jean-Bedel Bokassa incarnent, pour partie, côté Afrique, le visage de cette « Françafrique ». Mais c’est la Côte d’Ivoire et le règne d’Houphouët-Boigny qui la symbolise le mieux.

Eléments sur la Côte d’Ivoire

Colonie française de 1893 à 1960, la Côte d’Ivoire fut dirigé par Houphouët-Boigny durant 33 années et connut une période de prospérité économique de 1960 à 1980 (croissance annuelle de plus de 10%) qui lui valut le surnom de « miracle ivoirien ». Terre d’accueil de très nombreux expatriés français, la Côte d’Ivoire incarna longtemps une forme de vision idéalisée des relations liant la France à ses anciennes colonies, vision d’autant plus chère à Paris suite au drame et à la déchirure engendrée par la décolonisation algérienne. La mort d’Houphouët-Boigny viendra mettre à mal cette vision, la succession de ce dernier ayant plongé le pays dans une crise politique majeure qui durera durant plus de deux décennies et qui connaîtra son acmé en 2002 avec le déclenchement d’une guerre civile qui scindera en deux le pays.

La crise de 2002 et le déploiement de l’Opération Licorne

A la mort d’Houphouët-Boigny, Henri Konan Bédié fut nommé président de la République de Côte d’Ivoire (RCI) mais l’impréparation de ce dernier et sa promotion du concept xénophobe  d’ « ivoirité » au sein de la Constitution du pays, ceci afin notamment d’écarter du pouvoir Alassane Ouattara burkinabé d’origine, plongera le pays progressivement dans le chaos. Dans un contexte de forte tension sociale, le général Gueï prendra le pouvoir le 24 décembre 1999 avant d’être chassé par la rue quelques mois plus tard et de céder la place à Laurent Gbagbo, opposant de toujours du président Houphouët-Boigny.

Pour des raisons électoralistes, Gbagbo maintiendra la notion d’ « ivoirité » au sein de la Constitution ce qui aura pour effet de renforcer les crispations et les tensions au sein du pays ceci jusqu’à l’explosion de la crise de septembre 2002 et la tentative de coup d’état du 19. C’est dans ce contexte de guerre civile larvée que la France déclenchera le 22 septembre l’opération Licorne au nom des accords de défense qui la lient à la RCI. Le mandat de la force Licorne conduite en parallèle de l’opération menée par les Nations Unies (ONUCI) est de faire de l’interposition et de séparer les belligérants et d’éviter à ce titre les massacres de populations et le durcissement du conflit armé naissant.

Un accord entre toutes les forces politiques sera finalement signé un an plus tard en France, à Marcoussis, le 24 janvier 2003. Cet accord prévoyait dans ses grandes lignes le maintien du chef de l’État en exercice, le président Laurent Gbagbo, la mise en place d’un gouvernement de réconciliation nationale intégrant des représentants de la rébellion et la mise en œuvre d’un programme abordant les principaux sujets de fond à l’origine de la crise ivoirienne (nationalité, propriété foncière rurale, éligibilité, restructuration de l’armée, désarmement de la rébellion).

Bouaké et l’Hôtel Ivoire

Cette tentative de réconciliation nationale échouera notamment après le bombardement du lycée de Bouaké où était installée la majorité des effectifs déployée dans le cadre de l’opération Licorne et les événements de l’Hôtel Ivoire des 6 et 7 novembre 2004. Se sentant « lâché » par la France, Laurent Gbabgo, prêt à mettre fin au cessez le feu avec les forces du nord du pays, aurait ordonné le bombardement de Bouaké par des mercenaires sud-africains à sa solde. Ce dernier coûtera la vie à 9 soldats français et 1 américain, ce qui conduira l’Elysée, en guise de représailles et au nom de la légitime défense, à la destruction de la quasi-totalité de la flotte aérienne ivoirienne. Face à ce qu’il considérera comme un déni de souveraineté de la part de la France, Gbabgo appellera ses « jeunes patriotes » à descendre dans la rue et encouragera l’expression d’un sentiment anti-français au sein de la population ivoirienne. La majorité des ressortissants français résidants encore à Abidjan trouveront refuge au sein de l’hôtel Ivoire sous protection de l’armée française. Durant plusieurs heures des milliers de manifestants exprimeront leur haine de l’ancienne puissance coloniale et conduiront les soldats de Licorne à ouvrir le feu (avec des balles Gomm Cogne non létales selon l’armée française, à balle réelle selon le gouvernement ivoirien) sur la population dans laquelle se seraient infiltrés des snippers selon le commandement de la Force Licorne. Aujourd’hui encore le bilan humain de ces événements dramatiques fait l’objet de nombreuses controverses et la vérité sur la conduite des hostilités demeure sujette à caution. Au-delà des faits et de la guerre des images qui s’en suivit, le comportement de Laurent Gbabgo vis-à-vis de la France aura signé l’arrêt de mort d’une certaine « Françafrique » de par la radicalité de ses actes et de ses paroles vis-à-vis du gouvernement français.

Suite à cette nouvelle flambée de violence, deux accords seront signés fruits de nouvelles médiations africaines. Il s’agit des accords de Pretoria de 2005 et de Ouagadougou de 2006 qui conduiront Guillaume Soro au poste de premier ministre puis Alassane Ouattara au poste de président en 2010. Cette élection ayant été contestée par Laurent Gbabgo ce dernier conduira le pays au bord d’une nouvelle crise jusqu’à son arrestation à sa résidence le 11 avril 2011. Depuis novembre 2011, il est incarcéré à La Haye où son procès est mené au sein de la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité.

L’opération Licorne aura duré plus de 12 années et aura accompagné la dégradation de la relation privilégiée qui liait la France et la Côte d’Ivoire. Laurent Gbabgo durant sa présidence n’aura eu de cesse d’encourager l’implantation de sociétés chinoises au sein de la Côte d’Ivoire favorisant en cela le passage de la « Françafrique » à la « Chinafrique[3] ». L’armée française pour sa part aura tiré les leçons de ce conflit hors norme avec la mise en œuvre d’une approche globale dans la conduite des hostilités nécessaire notamment à sa pérennité sur le territoire ivoirien ainsi que nous l’étudierons plus avant.

[1] Ancien résistant, secrétaire général de l’Élysée aux affaires africaines et malgaches de 1960 à 1974, fondateur du service action civique (SAC), Jacques Foccart a été le véritable pilier et fondateur du concept de « Françafrique ». Les historiens ne s’y sont pas trompés eux qui ont créé l’expression de réseaux Foccart pour désigner la politique d’influence impulsée par le secrétaire général de l’Elysée aux affaires africaines et malgaches.

[2] La Françafrique (Stock, 1999) et Noir silence (Les Arènes, 2000),

[3] La Chinafrique, Pékin à la conquête du continent noir, Serge Michel, Michel Beuret, Grasset 2008.