Le texte tout arme (TTA) 117 donne la définition suivante de la rumeur : «  La rumeur est une nouvelle diffusée par le milieu même auquel elle s’adresse ; son authenticité est douteuse et l’origine invérifiable ; l’auditoire la colporte parce qu’elle a trait à des sujets d’un grand intérêt sur lesquels il ne dispose pas d’informations suffisantes et qu’elle répond à des sentiments élémentaires : peur, espérance, haine, etc. Une rumeur doit être brève, simple, imagée de quelques détails humains et plausibles frappant l’imagination et la mémoire, étroitement adaptée à l’actualité et aux conditions psychologiques et sociales du public qu’elle vise, faire appel aux sentiments et aux émotions, être lancée avec assurance».

La rumeur s’apparente donc à une forme de désinformation et peut être utilisée afin de manipuler l’opinion publique à des fins stratégiques. Les exemples historiques ne manquent pas et c’est parmi ces derniers que nous allons puiser pour comprendre l’impact que peut avoir la rumeur, voire la justification des pires crimes que cette dernière peut engendrer, en présentant, d’une part, l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire d’Allemagne, à savoir la « nuit des longs couteaux» avant d’en venir à étudier un autre exemple historique majeur appelé Opération Fortitude.     

 

L’utilisation de la rumeur lors de la nuit des longs couteaux

La nuit du 29 au 30 juin 1934 eut lieu l’une des pires purges du régime nazi orchestrée et exécutée par ses propres membres, à savoir l’événement que l’Histoire retint sous le nom de la « nuit des longs couteaux ». Née d’une rumeur, la « nuit des longs couteaux » fut justifiée par l’emploi de cette dernière.

Alors que le parti nazi est depuis peu parvenu au pouvoir, les luttes internes pour ce dernier sont déjà nombreuses. Goering et Himmler se méfiaient  de  l’influence, de l’aura ainsi que du nombre d’hommes que possédaient Röhm, chef des SA (diminutif pour Sturmabteilung). Röhm, qui était l’un des plus anciens compagnons de lutte d’Hitler, était en effet à la tête de plus de trois millions d’hommes en 1934. A l’instar de ses principaux subordonnés, Hitler voyait lui-même d’un très mauvais œil le fait que Röhm n’était pas satisfait des relations qu’il entretenait avec la Reichswehr (l’arme régulière allemande). En fait, Röhm désirait englober cette dernière au sein de la SA afin de terminer la révolution engagée par le parti nazi et de finir de « socialiser » l’Allemagne. Goering et Himmler, conscient des inquiétudes d’Hitler au sujet de Röhm, décidèrent de se débarrasser du chef des SA en usant d’une rumeur que ces derniers construisirent de toute pièce.

Ces derniers prévinrent donc Goebbels que Röhm désirait se débarrasser d’Hitler et nommer à sa place le prince Auguste-Wilhelm (troisième fils de Guillaume II rallié au nazisme). Hitler fut rapidement convaincu du bien-fondé de ces menaces et décida de se débarrasser des SA. Ce dernier profita d’une rencontre prévue depuis des mois entre lui, Röhm et les principaux chefs de la SA  à Bad Wiessee pour faire arrêter et exécuter ces derniers. Röhm fut emprisonné à la prison de Munich et exécuté le premier juillet 1934. Officiellement, 2500 personnes furent arrêtées et 83 personnes furent exécutées (certaines historiens avancent le chiffre de plus de 1 000 assassinats). L’opinion publique allemande, intoxiquée elle aussi, ne se révolta pas. En fait, l’on peut dire de la « nuit des longs couteaux » qu’elle est la démonstration macabre de l’impact que peut avoir la rumeur, de la monstruosité que cette dernière peut engendrer. Luchino Visconti a relaté cet événement d’une manière magistrale dans l’un de ses plus grands films qui est certainement également son plus sombre : Les Damnés.

Sur quoi prospère la rumeur

Ce dernier exemple nous prouve à quel point la peur de l’autre, mais aussi la soif d’échapper à un certain ennui ainsi qu’à une certaine angoisse (en d’autres termes, tout une part de l’irrationnel en l’homme), sont des éléments constitutifs de la possible existence et du potentiel impact de la rumeur. En effet, la rumeur  est une fable, et cette fable fonctionne car elle sert de justifications à l’expression de préjugés ou de sentiments réprouvés par la société en général. En d’autres termes, c’est l’ignorance qui permet la rumeur et comme la multitude des hommes a plus soif de mensonges que de vérités, que la foule a plus besoin de s’oublier que de s’analyser, la rumeur satisfait la foule. En effet, comme l’écrivait Sigmund Freud dans sa Psychologie des foules et analyse du moi : les foules : « […] réclament des illusions auxquelles elles ne peuvent pas renoncer ».

La foule se nourrit de la rumeur et la part d’irrationnel en elle est la condition de l’efficacité de la rumeur. En effet, c’est parce que la foule fonctionne à l’inverse de l’individu rationnel, que la rumeur a une emprise sur elle. Car comme l’analyse Gustave Le Bon dans son célèbre opus La Psychologie des foules, force est de constater que la foule dote les individus d’une : « […] sorte d’âme collective qui les fait sentir, penser et agir d’une façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d’eux isolément».

Ainsi, la rumeur est une arme psychologique efficace, le fer de lance de cette dernière en quelque sorte, avant tout car elle naît d’une insuffisance psychologique propre à la foule. C’est pourquoi l’on peut dire que la rumeur se nourrit de la bêtise et de l’ignorance de la foule, de sa crédulité, ainsi que de sa soif de divertissement. Faire face à la rumeur, à une volonté manipulatrice qui peut en être l’origine, nécessite une communication adaptée et prête à répondre aux situations de crise. C’est pourquoi, la communication de crise, qui par bien des aspects se rapproche de la contre-propagande, est une arme tactique dont toute institution militaire ne peut plus faire économie d’usage aujourd’hui.

Illustration © affiche du film ” Les damnés” de Luchino Viconsti (www.senscritique.com)