La notion d’ennemi intérieur est éminemment dépendante du type de gouvernement qui exerce le pouvoir étatique et qui, par extension, participe de la définition de cette dernière. L’autre vecteur de sens majeur associé à la notion d’ennemi intérieur est évidemment dû à la caractérisation de la menace, l’un n’allant pas sans l’autre. En d’autres termes, il existe un véritable débat associé à la notion d’ennemi intérieur et qui porte sur l’objectivité de la caractérisation de la menace. Un rapide survol de cette notion en France au travers du XXe siècle nous permettra de mettre notre propos en relief.

Avec la Première Guerre mondiale et d’une manière générale dans une situation de conflit, la notion d’ennemi intérieur s’assimile à la notion d’espion ou de traître à la patrie, ce qui paraît relever d’une certaine objectivité, tout du moins en première approche. Mais force est de constater que le concept d’ennemi intérieur connaîtra un usage très divers durant la Grande Guerre et ce, des deux côtés du front. Ainsi, en Galicie austro-hongroise par exemple, des milliers de personnes seront arbitrairement enfermés pour des raisons d’appartenance religieuse et linguistique. Il en ira de même avec une frange de la population belge et française située du « mauvais » côté de la ligne de front durant la quasi-totalité de la guerre et qui souffrira de tous types de stigmatisations et de violences de manière continue. Dans l’enfer des tranchées, l’ennemi intérieur pourra prendre la forme du « pacifiste » ou du « mutiné de 1917 », nombre de poilus ne trouvant plus de sens à la lutte menée dans une guerre de position et d’usure dont nous connaissons aujourd’hui l’âpreté ainsi que la folle violence. Les fusillés pour l’exemple seront une triste illustration de l’usage qui peut être fait de la notion d’ennemi intérieur. Triste illustration car l’analyse historique et juridique des faits majoritairement reprochés à ces poilus et consignés dans les archives du service historique de la défense a révélé le caractère exorbitant des condamnations qui seront prononcées en 1917.

Durant la Seconde Guerre mondiale, la notion d’ennemi intérieur va être utilisée de manière permanente, paranoïaque et criminelle par les nazis à la fois en Allemagne mais aussi au sein des territoires qu’ils annexeront. La notion d’ennemi intérieur est donc utilisée par les nazis notamment à des fins antisémites et de lutte contre la résistance. La stigmatisation des juifs comme ennemis de l’intérieur et des résistants comme « terroristes » visera avant tout à subvertir les esprits et à instrumentaliser le ressentiment, les haines, les frustrations et les rancœurs accumulées au sein des pays soumis à la dictature hitlérienne. Les nazis n’auront de cesse de faire de la peur de l’autre et de la notion d’ennemi de l’intérieur un puissant levier de subversion et d’inféodation des esprits au service de leur politique barbare et criminelle.

Le monde de l’immédiat après-guerre voit la menace expansionniste stalinienne prendre corps et la « subversion » revêt un nouveau visage sous la forme du communisme révolutionnaire qui prend racine notamment au sein des anciennes colonies françaises d’Asie. La Guerre d’Indochine va être l’occasion pour l’armée française d’expérimenter dans la douleur les principes de la guerre révolutionnaire dont Mao s’est imposé comme le maître à penser et Ho Chi Minh un disciple assidu. Pour les communistes révolutionnaires, la cible principale d’un conflit devient le fait de conquérir le cœur et l’esprit des populations. Ainsi, le révolutionnaire se doit-il d’être « comme un poisson dans l’eau » au milieu de la population. La guérilla est érigée en système, c’est le début des guerres asymétriques contemporaines et du développement de la guerre psychologique. La notion d’ennemi intérieur va s’en trouver durablement affectée.

Toute une génération d’officiers sortira traumatisée par l’épisode indochinois et l’expérience de la «guerre sale» où l’ennemi est tout sauf aisément identifiable. C’est dans ce contexte de guerre de décolonisation que va apparaître une nouvelle doctrine d’emploi au sein de l’armée française notamment sous l’impulsion du colonel Lacheroy dont l’influence fut considérable au sein du ministère des armées jusqu’à sa participation au putsch des généraux de 1961 qui conduira à sa disgrâce (Lacheroy sera condamné à mort puis gracié à la fin des années 60).

Dans ce contexte de perte de l’Empire colonial français et de montée en puissance du communisme révolutionnaire, la majorité des officiers français servant durant les guerres de décolonisation vont procéder à l’assimilation systématique de la notion d’ennemi intérieur avec celle de communiste révolutionnaire. Le renseignement devient alors un élément clef. Il doit notamment permettre de faire apparaître les hiérarchies parallèles adverses à tenir, détruire ou remplacer. L’action psychologique devient le facteur clef de succès opérationnel et le quadrillage militaro-policier de l’espace urbain la méthode tactique dominante.

La Bataille d’Alger (1957), où les parachutistes de la 10e DP de Massu mèneront des missions de police, de renseignement et de maintien de l’ordre, constitue le point de bascule et le passage de l’industrialisation des principes de la guerre antisubversive définie par Lacheroy au sein de l’armée française. Le théoricien des principes de cette guerre appliquée à la guerre d’Algérie fut le colonel Trinquier et son ouvrage “La Guerre moderne” sera analysé et enseigné dans le monde entier.

Illustration telle que reproduite sur le site: www.lepoint.fr/histoire/il-y-a-60-ans-la-bataille-d-alger-07-01-2017-2095251_1615.php