Par Romain Petit – GLORIFIER (CHRONIQUE I)*
Le cinéma est par essence une fiction, une imitation (« mimesis ») de la réalité, mais sa teneur en émotion, sa capacité à jouer sur toute la gamme de nos tonalités affectives, touchent et parlent au réel présent en chacun de nous. C’est bien là l’un des miracles que permet ce concentré d’émotions couché sur une pellicule : rendre réel le fictif.
Le cinéma a toujours fait de la guerre un sujet de prédilection et nombre de chefs d’oeuvre du Septième art sont des films consacrés au phénomène guerrier.
La guerre est l’un des phénomènes les plus extrêmes auquel l’homme peut être confronté. Le déchaînement de violences qui lui est associé nous met face à toutes nos contradictions et à la complexité, ainsi qu’à l’ambiguïté, des forces qui nous animent. La guerre fait voler en éclat les liens qui nous unissent et affirme néanmoins la fraternité, au moment même où elle tend à l’annihiler. Les plus grands cinéastes ont su donner corps à ces paradoxes via des personnages qui hantent nos imaginaires. Nous avons tous à l’esprit des scènes, des répliques, des acteurs, des personnages qui nous ont marqué et, bien souvent, pour plus longtemps que le temps d’une séance de cinéma.
La complexité inhérente à ce que la guerre révèle de ce que nous sommes trouve écho dans une manière de filmer. Cette dernière n’est jamais neutre, mais elle peut être plus ou moins orientée, plus ou moins en quête d’une forme de véracité. En ce sens, le cinéma est un objet éminemment politique comme en témoigne notamment l’utilisation qui en a été faite à des fins de propagande, et ce depuis sa création… Enfin, le cinéma, lorsqu’il n’est plus partisan, nous renvoie au caractère fascinant de la guerre tout en nous rappelant à sa folie.
C’est pourquoi la guerre au cinéma peut avoir maints objets et maintes expressions. Notre ambition n’est ni de livrer un catalogue exhaustif du film de guerre, ni de nous étendre sur certains réalisateurs qui ont fait du film de guerre une ligne directrice de leur oeuvre, aussi intéressante que puisse paraître cette approche. Notre approche tend plutôt à mieux comprendre les liens qui unissent la guerre et le cinéma. Pour ce faire, nous avons choisi une série de quatre verbes – glorifier, dénoncer, témoigner, penser -, qui sont autant de concepts à partir desquels que nous vous proposons de revisiter plus d’un siècle de cinéma dans le cadre de cette série de quatre chroniques, dont nous vous invitons à découvrir la première au fil des pages qui suivent.
La guerre au cinéma peut être utilisée à des fins de propagande, voire de contre-propagande. Nombre de dictateurs du XXème siècle, comme nombre d’artistes majeurs, l’ont compris. Elle peut aussi servir à magnifier l’Histoire ou à tenter de panser des plaies collectives non cicatrisées. Glorifier la guerre ou les armées peut aussi servir de manière plus ou moins explicite à recruter de nouveaux engagés ou à motiver les troupes, voire à convaincre le monde du bien-fondé d’une action guerrière. A ce titre, n’oublions pas que le cinéma hollywoodien est l’arme de destruction massive du « soft power » américain, son vecteur d’influence majeur. Notons enfin que, dans le meilleur des cas, la glorification du fait guerrier à l’écran peut aussi avoir une visée pédagogique à des fins d’hommages mémorielles.
Lorsque l’on pense film de propagande quelques noms nous viennent immédiatement à l’esprit dont notamment celui de Sergueï Eisenstein dont Staline sut utiliser le génie pour unir le peuple soviétique et le prévenir de l’expansionnisme nazi avec son film « Alexandre Nevski »1. Dans ce dernier, le conflit qui opposa au XIIIème siècle Alexandre Nevski aux chevaliers teutoniques et notamment la célèbre bataille du lac Peïpous renvoie au conflit qui finira par opposer nazis et soviétiques, suite à la violation du Traité de non-agression germano-soviétique de 1939 et au déclenchement de l’opération Barbarossa le 22 juin 1941. Dans ce classique du cinéma mondial, la barbarie nazie, qu’incarneront notamment les « Einsatzgruppen »2, est symbolisée par celle des chevaliers teutoniques, dont la cruauté n’a d’égale que la fourberie.
A contrario, le courage, la sagesse, la force et la pugnacité s’affirment comme les qualités propres au peuple russe et à Alexandre Nevski. Le même souci de défendre l’impérialisme soviétique et la sacralité de la terre natale se retrouvera dans un autre film d’Eisenstein : « Ivan le terrible »3. Au travers de ces chefs d’oeuvre du Septième art, on retrouve la même justification de l’autoritarisme, de la volonté d’unification, de centralisation et de soumission des provinces russes à Moscou. Il est impossible de voir aujourd’hui ces films sans y voir l’ombre projeté de Staline et la justification de la tyrannie soviétique.
L’Allemagne nazie ne sera bien évidemment pas en reste en termes de cinéma de propagande4, même si elle n’eut pas massivement recours à l’oeuvre de fiction pour encenser la guerre. En fait, la manière de filmer l’information et les campagnes menées par la « Wehrmacht » témoigneront d’une volonté d’auto célébration permanente de l’armée d’Hitler, le cinéma de fiction ayant eu sous le IIIème Reich une volonté avant tout antisémite comme le symbolise le film « Juif Süss » de Veit Harlan (1940). A ce cinéma de propagande s’opposa un véritable cinéma de contre-propagande qu’incarne par excellence le lumineux « Dictateur » de Charles Chaplin5. Dans ce long métrage visionnaire, lyrique et humaniste, Chaplin en incarnant deux personnages que tout oppose, un barbier juif et le dictateur Adenoïd Hynkel, tourne en dérision la sauvagerie nazie, ainsi que la mythomanie et la folie d’Adolf Hitler. Le génie comique de Chaplin tourne en complète dérision la figure d’Hitler au travers de son personnage Hynkel en en faisant découvrir toute la brutalité et l’inhumanité. A cet égard, qui ne se souvient pas des fameux discours du dictateur Hynkel, s’inspirant des longs monologues enflammés et délirants d’Hitler, où chaque phrase se ponctue d’un râle de porc, lorsqu’il s’agit d’évoquer les juifs et où le tyran satisfait de ses effets d’orateur en vient à se verser un verre d’eau à l’intérieur de son pantalon au lieu de s’hydrater… Tout le film démontre toutes les ficelles usitées par la propagande totalitaire, des photos prises avec des enfants, dont on regrette immédiatement le contact, jusqu’au détournement du sens premier de certains chefs d’oeuvre comme la Vénus de Milo et le penseur de Rodin, devenu le penseur de demain… Pamphlet humaniste salutaire, le « Dictateur » de Chaplin permit aussi de mobiliser l’opinion publique nord-américaine concernant le péril nazi encouru par l’Europe et le monde, et fut finalement utilisé par ceux là-mêmes qui durant un temps firent pression pour que le film ne vit pas le jour…
De fait, et d’une manière générale, les studios Hollywoodiens n’ont jamais été en reste pour glorifier la guerre ou les faits d’arme de l’armée américaine, le cinéma pouvant même à l’occasion avoir des retombées en termes de recrutement ou de motivation des troupes. Nous pensons ici notamment à des films comme « Top Gun »6 ou à la série des « Rambo »7 (à l’exception notable du premier épisode de la série8 qui aborde la douloureuse question de la place faite aux vétérans dans l’Amérique de l’après Vietnam). En ce sens, du cinéma grand public empli de clichés du type « Portés disparus »9, en passant par les « Bérets verts » de John Wayne10, film ouvertement patriotique tourné durant la guerre du Vietnam, jusqu’à des oeuvres beaucoup plus ambitieuses tentant de transcrire l’Histoire tout en faisant oeuvre de mémoire, tel « Le jour le plus long »11 ou « Patton »12. Notons ici que le cinéma français chercha également à immortaliser ses héros, et notamment les résistants de la seconde guerre mondiale, avec les deux classiques que sont devenus « La Bataille du rail » (1946), qui relate le sacrifice des cheminots commettant des actes de sabotage, afin de retarder la progression des trains transportant les troupes ainsi que la logistique pour les nazis, et « Paris brûle-t-il ? » (1966), de René Clément qui conte la libération de Paris par les Forces françaises de l’intérieur (FFI) et les Francs-tireurs et partisans (FTP)13, ainsi que la décision prise par le général Von Choltitz, gouverneur de la capitale française sous l’occupation, de ne pas suivre l’ordre que lui intima Hitler de brûler Paris, si la ville se libérait de l’emprise allemande.
Reste que pour en revenir à Hollywood, force est de constater que les studios les plus influents du monde ont toujours su se servir de la guerre pour encenser les valeurs patriotiques d’une Amérique conquérante, vaillante, visionnaire et victorieuse, et ce,
même face à la défaite. A ce titre, le traitement cinématographique de la guerre du Vietnam est un symptôme sociologique passionnant à étudier notamment dans sa transcription audiovisuelle à visée propagandiste. « Portés disparus » représente en ce sens une tentative de réécriture de l’Histoire ; une sorte de revanche /vengeance menée a posteriori contre des combattants déshumanisés aux comportements ignobles et devant être de ce fait châtiés. Dans la même veine, « Les Bérets verts » encense le courage des hommes ayant servi dans ces unités d’élite, quitte à nier des réalités historiques avérées sur l’emploi des forces spéciales durant le conflit Vietnamien, dont certains réalisateurs tels Oliver Stone ont par ailleurs témoigné dans une oeuvre complexe, nourrie et prolixe comme nous le verrons plus avant.
Plus subtil dans sa glorification est le film de Randal Wallace « We were soldiers » (2002) ou le très saisissant American « Sniper » (2014) de Clint Eastwood, par ailleurs réalisateur du plus basique « Maître de guerre » ou des plus émouvants et ambitieux « Mémoire de nos pères » et « Lettres d’Iwo Jima », sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir. « We were soldiers » revient sur une des premières batailles menées par l’armée américaine durant la guerre du Vietnam14 et encense le courage, la détermination, le génie tactique (avec la création de l’aéromobilité) et la puissance de l’« US Army », face à un ennemi vietnamien, qui n’est ici ni caricaturé, ni réellement présenté. Le film tend finalement à démontrer que si l’armée américaine a perdu la guerre du Vietnam, elle n’en n’a pas moins gagné des batailles, fait avancer la doctrine militaire et que des hommes valeureux sont tombés pour la gloire des Etats-Unis dans un conflit qui représente un trauma national semblable à celui que furent en France la Guerre d’Indochine, voire celle d’Algérie15.
Ce genre de long métrage témoigne de la difficulté pour la première puissance mondiale à surmonter l’échec et la déchirure sociétale que fut la guerre du Vietnam pour elle. Aujourd’hui encore, il apparaît nécessaire de revenir sur cette histoire et de lui redonner un sens, à la manière dont nous ne cessons de revisiter la guerre d’Algérie en France. Par ailleurs, il convient de noter que « We were soldiers » s’inscrit dans un mouvement contraire à nombre de chef d’oeuvres que le conflit Vietnamien a inspiré à de nombreux cinéastes majeurs. Il en va de même pour « American Sniper », biopic consacré à Chris Kyle, tireur d’élite légendaire des « Navy Seals » au destin singulier. Dès les premières images, le film nous prend à la gorge et présente la réalitédu combat en zone urbain contemporain, où le distinguo entre combattant et non combattant devient très vite théorique et où chaque habitant peut se révéler un partisan. D’entrée le film renvoie à un dilemme moral : celui d’avoir à tuer une femme, voire un enfant, si ces derniers en viennent à vouloir faire usage d’une arme. Beaucoup a été écrit sur ce film, sur son caractère manichéen, son apologie non voilée de l’armée américaine, sa fascination palpable pour la force… En tout état de cause, « American sniper » glisse sur les questions de fond associées à la guerre d’Irak de 2003, à la différence, par exemple,de « Green zone » de Paul Greengrass (2010) qui, sans dénigrer l’« US Army » dénonce les mensonges ayant présidé à l’entrée en
guerre de l’administration Bush. « American Sniper » est un film qui, à l’instar de « We were soldiers », préfère se focaliser sur le courage dont font preuve certains individus pris dans la guerre, plutôt que de réfléchir sur la raison d’être et le bien-fondé d’un conflit. Ce film met en exergue avant tout le courage personnel, le sens du sacrifice (tant de la part du combattant que de son épouse) et l’exemplarité devant l’adversité. « American Sniper » représente finalement une nouvelle tendance du cinéma de guerre américain, qui ne veut plus donner dans la caricature et la propagande correspondant à une certaine époque, mais qui se refuse aussi à dénoncer ou à s’engager politiquement.
Cette tendance semble trouver son film précurseur avec « Black Hawk Down » de Ridley Scott (2001), lequel relate l’âpre combat urbain mené par des membres de la « Delta Force », des « Rangers »et du 106ème Régiment d’aviation spécial, lors du crash de deux hélicoptères du type Black Hawk dans les rues de Mogadiscio en Somalie durant l’intervention humanitaire américaine de 1993.
En fait, le cinéma de guerre après avoir connu une heure de glorification idéalisant la réalitédu fait guerrier donne aujourd’hui naissance à des oeuvres, ne voulant pas non s’inscrire dans une autre tendance lourde des liens qui unissent guerre et cinéma et que nous regroupons sous le verbe « Dénoncer »16. (A suivre …)
*Cet article est paru en version imprimée dans le numéro # 33-34 de notre revue Opérationnels SLDS que vous pouvez acheter en ligne >>> https://operationnels.com/produit/operationnels-slds-33-34-printemps-2017/
Notes de bas de page :
1 Sergueï Eisenstein, « Alexandre Nevski », 1938.
2 Les « Einsatzgruppen », unités mobiles d’extermination, étaient des unités de police politique militarisées du IIIe Reich chargées, à partir de l’invasion de la Pologne, de l’assassinat systématique des opposants réels ou imaginaires au régime nazi, et en particulier des Juifs. Ces groupes agissaient à l’arrière du front de l’Est avec les unités « Totenkopf » employées au sein des camps d’extermination de la Shoah.
3 S. Eisenstein, « Ivan le terrible », 1944 et 1946. La première partie fut plébiscitée par Staline, alors que la seconde valut les foudres de ce dernier à Eisenstein, à tel point que la troisième partie fut en partie détruite et ne vit jamais le jour.
4 On pense ici notamment au film de propagande tourné lors des Jeux olympiques de Berlin de 1936 intitulé « Les Dieux du stade » (titre original : « Olympia ») de Leni Riefenstahl.
5 C. Chaplin, « The Great dictator », 1940.
6 Tony Scott, « Top Gun », 1986.
7 « Rambo » est une saga cinématographique basée sur le roman « Rambo » (« First Blood ») de David Morrell. Le personnage principal de John Rambo est interprété par Sylvester Stallone dans les quatre volets de cette série de long-métrages.
8 Ted Kotcheff, « Rambo » (titre original : « First blood »), 1982.
9 Joseph Zito, « Portés disparus » (titre original : « Missing in action »), 1982. Le film connut deux suites.
10 John Wayne, Ray Kellog, « Les Bérets verts », 1968.
11 Ken Annakin, Andrew Marton, Bernhard Wicki, Gerd Oswald et Darryl F. Zanuck, « Le jour le plus long » (« The longuest day »), 1962.
12 Franklin J. Schaffner, « Patton », 1970.
13 Le film fait surtout la part belle aux FFI, très proches du général de Gaulle alors que les FTP, proches du parti communiste, sont évoqués mais de manière secondaire. De même, la complaisance avec laquelle Clément filma le rôle de la police parisienne dans les rangs de laquelle on compta aussi de nombreux résistants de la dernière heure fit l’objet de critiques et porte atteinte « in fine » à la portée du film, ceci sans en nier ni la beauté, ni l’enthousiasme.
14 Il s’agit en fait de la bataille de la Drang de 1965, qui constitue le premier affrontement significatif de la guerre du Vietnam entre les forces nord-vietnamiennes et américaines. Cet affrontement d’une haute intensité fut aussi expérimental au niveau tactique, puisque ce fut la première fois que les hélicoptères furent totalement associés à la manoeuvre terrestre, doctrine appelée Aéromobilité, et qui allait être massivement usitée durant toute la durée du conflit.
15 Voir sur ce sujet : JM Valentin, « Hollywood, le Pentagone et Washington, les trois acteurs d’une stratégie globale », Autrement, 2003.
16 Cette tendance fera l’objet de notre seconde chronique, à paraître prochainement.
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