Par Romain Petit – Cette chronique est la seconde d’une série de quatre sur la thématique de la guerre au cinéma : glorifier, dénoncer, témoigner, penser*.

 

DENONCER (CHRONIQUE IIa)

Si le septième art a su faire du film de guerre une arme de propagande massive, il a su aussi en faire un instrument de dénonciation. Dénoncer les horreurs de la guerre, la violence sans limite qu’elle engendre, son inhumanité, le cynisme qui l’accompagne, ainsi que le mépris affiché parfois face au sacrifice de milliers d’hommes. En un mot, dénoncer la cruauté dont sont capables les Hommes dans cette situation de tous les extrêmes qu’est la guerre. Dans ce genre cinématographique particulier qu’est le « film engagé », deux conflits majeurs ont principalement inspiré les cinéastes du XXème et du XXIème siècle : il s’agit de la Première Guerre mondiale et de la guerre du Vietnam.

De la Première à la Seconde guerre mondiale

Chacune de ces guerres a engendré ses films de légende. Dans le registre de la dénonciation, chacune a produit ses chefs d’oeuvre et ses oeuvres polémiques ayant bien souvent engendré scandales et censures. Parmi ces oeuvres, figure l’incontournable « Sentiers de la gloire »1 de Stanley Kubrick, qui, au travers notamment de la question des fusillés pour l’exemple démontre l’absurdité de ce que fut la guerre des tranchées et surtout la folie de certaines offensives, au premier rang desquels l’offensive Nivelle qui, sans être citée explicitement, apparaît comme la référence historique majeure du film2. Ce long métrage offre à Kirk Douglas  l’un de ses plus beaux rôles de cinéma en campant le personnage exemplaire du colonel Dax. Le film repose sur une opposition entre le courage et le sens de l’honneur du plus grand nombre et l’arrivisme et le mépris de quelques privilégiés.

Ainsi, face au courage, à l’intelligence et à la droiture du colonel Dax et de la majorité de ses hommes, chargés de mener à bien une offensive impossible, on trouve toute l’ambition, l’égoïsme et l’inhumanité de deux officiers généraux. L’un, responsable de l’offensive, est prêt à tout pour atteindre le grade de divisionnaire, l’autre, son supérieur venu du grand quartier général (GQG), calculateur cynique qui passe allégrement d’un cocktail au peloton d’exécution, ne fait montre d’aucune empathie et se présente à nous comme un monstre d’indifférence et de suffisance. Face à la cruauté de ces hommes, Dax incarne la justice et son impuissance dans un monde fait de froids calculs et d’enjeux de carrière sur fond de massacres de masse. Ici toute expression de sentiment est vue et analysée comme une faiblesse, d’où l’inoubliable quiproquo final entre Dax et le général issu du GQG qui ne voit au départ que manoeuvre et affairisme de la part du colonel, alors qu’il se pose en défenseur de ses hommes et en accusateur de son supérieur hiérarchique. La pitié et le renoncement de Dax font face au cynisme et à l’égoïsme sans borne du haut responsable du GQG, croqué dans sa suffisance et son absence d’humanité. De cette confrontation, le spectateur ressort effondré de tant de mépris assumé pour la vie humaine. Ce film fut interdit de salle et de distribution en France durant plus de vingt-cinq ans, ce qui en dit long sur sa part de réalisme et de vérité. Fort de ce succès, Kubrick fera de la guerre un sujet de prédilection de son oeuvre entre le délirant « Docteur Folamour », qui aborde sous l’angle de la farce le risque de conflit nucléaire durant la Guerre froide et le saisissant « Full Metal Jacket », dans lequel Kubrick optera pour un point de vue plus clinique que moral, comme nous le verrons dans notre troisième volet de notre série Guerre et cinéma intitulé « témoigner ».

Les horreurs de la Première Guerre mondiale ont donné naissance à trois autres films majeurs qui ont traversé les époques. Il s’agit des films : « A l’Ouest rien de nouveau »3, « Johnny got his gun »4 et « Pour l’exemple »5 de Losey. Chacun de ces films aborde l’horreur de la guerre à sa façon :

  • « A l’Ouest rien de nouveau » est l’un des seuls films de guerre à dénoncer le rôle des politiques dans la conduite des hostilités, notamment via l’influence qu’exerce le professeur de Paul Bäumer, le héros du film, sur l’ensemble des jeunes recrues qu’il encourage à monter au front. Ce film qui s’étend sur toute la durée de la guerre dépeint cette dernière comme un immense massacre, les amis de Paul mourant les uns après les autres, et la mort de ce dernier venant ponctuer de manière cruelle le film, alors qu’il tente de dessiner un oiseau depuis les tranchées (dans la version de Delbert Mann), et ce, peu avant qu’un télégramme ne ponctue qu’à l’ouest, il n’y a… rien de nouveau.
  • « Johnny got his gun » témoigne lui aussi de l’inhumanité de la guerre en brossant le portrait d’un homme, Joe Bonham, gravement blessé par un obus et qui perd l’usage de la parole, de la vue, de l’ouïe et de l’odorat avant qu’on en vienne à l’amputer de ses quatre membres, certain qu’il ne ressent plus rien et qu’il est lobotomisé. Or, le jeune homme est bien vivant et le film raconte ses tentatives répétées pour entrer en contact avec le monde qui l’entoure entre deux flashback nous racontant sa vie, ses amours et ses espoirs. A la fin du film, notamment grâce à l’attention que lui porte son infirmière, Joe parvient à communiquer en morse avec ses médecins atterrés. Joe se propose alors de devenir une attraction de foire avant de réclamer qu’on l’aide à mourir. Le film se termine sur la répétition pathétique du SOS de Joe que personne ne veut plus entendre, le laissant seul face à son désarroi absolu. Ce film, profondément antimilitariste, a marqué des générations de spectateurs et certaines scènes comme celle où le père de Joe lui explique que la démocratie mérite qu’un père lui donne en sacrifice son unique fils résonnent de manière déchirante face au sacrifice de ce dernier, que personne ne veut venir reconnaître et encore moins soulager…
  • « Pour l’exemple » traite de la désertion, de ses motivations et de son caractère inaudible en temps de guerre, ainsi que de l’horreur des tranchées et de son caractère absurde dû notamment à son interminable durée et au nombre effrayant de victimes qu’elle engendrera. Losey nous laisse face à une série de questions qui restent finalement sans réponse, le but étant de troubler les certitudes du spectateur, qui, à l’instar de l’avocat de Hamp, le capitaine Hargreaves interprété par le magistral Dirk Bogarde, comprend la confusion et le désarroi de celui qui finalement sera exécuté pour l’exemple à quelques lieux de Passchendaele6. L’une des grandes forces du film est de peindre l’ennui et la folie qui s’emparent des hommes de troupes, cloîtrés entre le sang et la boue entre deux assauts.

De fait, la dénonciation de la Grande Guerre se confondra pour partie avec le pacifisme dont se firent l’écho de nombreux réalisateurs majeurs du cinéma. Dans la même veine, il convient de ne pas oublier de citer un film un peu oublié de Richard Attenborough « Ah ! Dieu que la guerre est jolie ! » (1969) qui, utilisant les chants de guerre pour opposer le lyrisme populaire à l’horreur des tranchées, reste célèbre pour la scène, où l’acteur interprétant Douglas Haig joue à sautemouton avec l’un de ses collègues devant un immense champ de croix de bois…

« Gallipoli » de Peter Weir (1982) dénoncera aussi la guerre comme folie et gâchis humain d’une manière plus grave et réaliste. Enfin, n’oublions pas de citer des films qui ont, eux aussi, dénoncer l’absurdité de ce conflit, mais d’une manière plus burlesque, dont le fameux « Charlot soldat »7 ou le fantasque « Têtes de pioche »8, mettant en scène Laurel et Hardy.

Quant à « La Grande illusion»9, classique de référence s’il en est sur la Grande Guerre, nous en parlerons dans notre dernière partie intitulée « penser la guerre», tant la portée de ce film ne peut se résumer dans le verbe dénoncer.

La Seconde Guerre mondiale a, elle aussi, fait l’objet de nombreux longs métrages, mais peu d’entre eux ont eu pour principal objet de dénoncer l’horreur de la guerre. Certainement car la cause et les modalités de conduite du conflit ont moins été remis en cause. On notera néanmoins un autre très grand film de Richard Attenborough resté quant à lui dans la mémoire collective du septième art intitulé « Un pont trop loin »10. Ce film, qui raconte l’opération Market Garden11, demeure une expérience cinématographique de premier ordre. Commençant sur un rythme effréné et enthousiaste avec les préparatifs de l’opération, le film sombre peu à peu dans le cauchemar en contant notamment le sacrifice de certaines unités aéroportées subissant lesassauts de troupes de Waffen SS, ainsi que le martyr de la ville de Arnhem située « un pont trop loin » pour que les blindés du XXXe Corps britannique ne puissent leur venir en aide. L’une des dernières scènes représentant des parachutistes anglais majoritairement hors d’état de combattre, rassemblés autour d’une villa dévastée par les tirs d’artillerie et entonnant un dernier chant empli de mélancolie avant d’être faits prisonniers, contraste en contrepoint parfait avec le caractère enlevé de la première heure. Par ce procédé, Attenborough cherche à dénoncer le sacrifice inutile d’hommes de bonne volonté.

 

Notes de bas de page

1 « Path of Glory », 1957
2 Sur ce sujet voir notre article sur le site d’Opérationnels : « Il y a cent ans : le Chemin des dames » (http:// operationnels.com/2017/04/14/fil-centenaire-120-y-acent-ans-chemin-dames/)
3 « All Quiet on the Western Front », Lewis Milestone (1930) d’après le roman éponyme de Erich Maria Remarque (1929). Deuxième adaptation de Delbert Mann (1979).
4 « Johnny got his gun », Dalton Trumbo (1972)
5 « King and country », Joseph Losey (1965)
6 Voir sur notre site : http://operationnels.com/2016/12/08/lentente-cordiale-mise-a-mal-grandebretagne-de-passchendaele-brexit/
7 Charlie Chaplin, « Shoulder arms » (1918)
8 « Block-heads », John G Blystone (1938)
9 « La Grande illusion », Jean Renoir (1937)
10 « A Bridge too far » (1977)
11 En septembre 1944 eut lieu la plus grande opération aéroportée de l’histoire baptisée « Market Garden ». Cette dernière, conçue par le maréchal Montgomery tenta d’accélérer la fin de la guerre en parachutant plusieurs divisions aéroportées britanniques et américaines derrière les lignes allemandes, afin notamment de se rendre maître et possesseur de plusieurs ponts stratégiques afin de pénétrer directement en Allemagne.

Illustration © https://www.lemagducine.fr/cinema/films-classiques/les-sentiers-de-la-gloire-un-film-de-sranley-kubrick-critique-22506/

 

*Cet article (ici présenté en deux sections a et b) a été publié dans le double numéro # 35-36 de notre revue Opérationnels SLDS paru en 2017 et disponible via notre boutique en ligne >>> https://operationnels.com/produit/operationnels-slds-3536-ete-2017/