Par Romain Petit – Cette chronique est la seconde d’une série de quatre sur la thématique de la guerre au cinéma : glorifier, dénoncer, témoigner, penser*.

 

DENONCER (CHRONIQUE IIb)

De la guerre du Vietnam à la guerre d’Algérie

Si la première guerre mondiale a inspiré les plus grands cinéastes, la guerre du Vietnam a été une source d’inspiration sans équivalent dans l’histoire du cinéma de guerre américain. Il y a deux raisons majeures à cela : la couverture médiatique intensive qui fut faite du conflit et la densité de la production cinématographique mondiale des années 70 qui s’accélérait alors. Le cinéma a donc fait de la guerre du Vietnam un objet majeur de contemplation dénonçant les plaies vives laissées dans l’imaginaire collectif américain et planétaire par ce conflit d’un nouveau genre qui a vu la défaite de la première puissance économique et militaire mondiale.

Force est de constater, en effet, que le conflit qui a opposé les Etats-Unis d’Amérique à l’armée nord vietnamienne a fait l’objet d’un traitement cinématographique exceptionnel. Aucun conflit n’a autant été source d’inspirations pour le septième art. C’est pourquoi la guerre du Vietnam a donné naissance à de nombreux chefs d’oeuvre qui ont été autant de manière de dénoncer aussi bien les politiques ayant conduit au conflit que ceux ayant soutenu sa poursuite (« Né un 4 juillet »12 et « JFK »13 d’Oliver Stone par exemple), ce qui est déjà en soi un évènement dans le traitement cinématographique du fait guerrier. Les exactions commises côté américain comme côté nord Vietnamien lors de cette guerre ont donné naissance à des films marquants, tels « Outrages »14 de Brian de Palma ou bien encore le poignant « Platoon » (1986)15, voire le méditatif « Entre ciel et terre »16 d’Oliver Stone. Les conditions de détention, ainsi que la question de la réinsertion des anciens combattants, voire la déconsidération et l’opprobre dont ils ont pu faire l’objet, constituent l’un des leitmotivs de films à grand succès tels « Rambo »17 ou « Hamburger Hill »18.

Dans cette catégorie, « Voyage au bout de l’enfer » de Michael Cimino (1978) constitue un indépassable du genre. Qui ne se souvient pas en effet de la scène ouvrant le second temps du film où les geôliers nord vietnamiens forcent les prisonniers à s’affronter à la roulette russe. Ce moment de cinéma traumatique dans lequel Cimino nous entraîne, après nous avoir fait nous attacher au grouped’amis de métallurgistes interprétés remarquablement par Robert de Niro, John Cazale, Meryl Streep et Christopher Walken, dont l’un des plaisirs majeurs est de partir chasser le cerf ensemble (d’où le titre original « The Deer Hunter ») nous envoie en plein visage les violences psychologiques qu’ont pu subir les vétérans de la guerre du Vietnam. Au travers
de ces portraits brisés, nous éprouvons le désarroi et la détresse d’hommes simples, projetés dans un univers venant bousculer tous leurs repères et dont personne ne peut revenir indemne. La troisième partie du film dépeint très finement l’impossible retour et la difficulté à communiquer l’horreur vécue. La fin du film nous entraînant dans un pathétique mélancolique ouvrant grand sur une déchirure morale que rien ne viendra cautériser, sombre écho du traumatisme national engendré pour les Etats-Unis par ce conflit.

« Apocalypse Now » de Francis Ford Coppola (1979) viendra lui aussi dénoncer la folie de la guerre, l’insoutenable dilemme moral qui la sous-tend et la perdition éthique qu’elle peut engendrer. A ce titre, le voyage initiatique du capitaine Willard (Martin Sheen) mandaté par les services secrets pour éliminer un colonel (Kurtz interprété par un Marlon Brando inoubliable) ayant pris la tête d’un groupe d’indigènes et menant des opérations contre l’ennemi avec une sauvagerie terrifiante et avec des méthodes jugées « malsaines » par le haut commandement, projette le spectateur au-delà des limites de la « normalité » et du consensus social que nous nommons réalité. Ayant choisi de s’écarter du brillant avenir auquel il était promis pour devenir colonel dans les forces spéciales, Kurtz tourne le dos durant la guerre à ce qu’il juge être une hypocrisie latente du haut commandement qui ne permet pas de gagner la guerre et de la conduire de manière efficace. Dès lors, décidé à mener sa propre bataille hors des repères moraux cautionnés par les politiques et de marquer l’ennemi avec la même violence psychologique que ce dernier emploie à l’égard des troupes « US » dans une guerre anti subversive totale, Kurtz mute en un personnage transgressif qui finit son expérience intérieure aux limites de la raison humaine, là où règne « l’horreur ». Souvent dépeint comme un opéra baroque notamment à cause de certaines scènes, telles celle de la charge d’une compagnie d’hélicoptères sur fond de Wagner, « Apocalypse Now » fut projeté la même année que « Le Tambour »19 et remporta avec ce dernier la palme d’or du festival de Cannes de 1979. Film dénonçant les régimes totalitaires et plus particulièrement le nazisme via l’histoire d’Oskar Matzerath, personnage principal figé dans son corps de petit garçon de trois ans et qui bat la mesure sur son tambour au rythme de son humeur provoquée par les évènements dramatiques de l’Allemagne des années 30, « Le Tambour » constitue une satire virulente du monde des « adultes » et de la guerre.

Autre film dénonçant l’incurie et la bêtise du haut commandement face au sacrifice et au courage des soldats, ainsi que le difficile retour au pays pour ces hommes à la fois exposés à la mort loin de chez eux et honnis à leur retour aux Etats-Unis, « Hamburger Hill » est un film qui aborde aussi la question du racisme et de l’intégration des jeunes recrues au sein de l’« US Army ». Plus atypique sur l’échiquier de la dénonciation, le superbe « La vie et rien d’autre » (1989) de Bertrand Tavernier nous invite à interroger les choix politiques ayant conduit à la célébration du soldat inconnu dans une guerre, où le chiffrage des pertes  heurte la mémoire collective. Ce film est aussi l’un des rares qui dénonce l’enrichissement personnel de certains industriels durant la Grande Guerre, ceux que l’on nommait communément les profiteurs de guerre. Tout aussi insolite dans ce registre, le « Landru » (1963) de Claude Chabrol décrit quant à lui comment le politique peut user du fait divers pour détourner l’attention de l’opinion publique. Ainsi les crimes du « monstre » tentent de faire oublier les crimes de masse et le courroux et l’opprobre du peuple se  cristallisent sur le tueur en série plutôt que sur ceux qui ont à justifier de leur conduite de la guerre.

Enfin, le cinéma peut aussi dénoncer les tentatives de manipulation de la guerre et de l’Histoire. C’est le cas du très beau film de Pierre Shoendoerffer « L’honneur d’un capitaine » (1982) qui, sur fond de guerre d’Algérie, tente de restituer la complexité des événements et fustige les procès faciles et les amalgames aisés. Le film raconte l’histoire de la veuve d’un capitaine tué dans le Djebel et qui, lors d’un débat télévisé, est accusé par un universitaire de renom d’avoir fait exécuté de manière sommaire un fellagha. Oscillant entre scènes de procès et scènes de vie des derniers jours du capitaine, le film parvient à démontrer comment il peut être aisé de  se méprendre sur les qualités morales d’un homme et sur son exemplarité éthique en l’absence de dépassement de tout esprit partisan. La veuve du capitaine finit par laver l’honneur de son mari, en démontrant que ce dernier en ordonnant de descendre d’une colline un fellagha, n’a pas ordonné son exécution, mais bien son rapatriement au
camp de base. Sans nier la réalité de la torture lors de la guerre d’Algérie, « L’honneur d’un capitaine » lutte contre la caricature qui fut faite des cadres de l’armée française durant les « événements » et dont certaines études réhabilitent la mémoire20 sans amnésie ni complaisance.

Ce dernier film démontre à quel point il est difficile pour une oeuvre de fiction de s’approcher de ce que furent les réalités vécues d’un conflit. C’est aussi tout le sens qu’entendent donner certains cinéastes à leurs oeuvres en ayant le souci de témoigner du réel de la guerre.

 

Notes de bas de page

11 En septembre 1944 eut lieu la plus grande opération aéroportée de l’histoire baptisée « Market Garden ». Cette dernière, conçue par le maréchal Montgomery tenta d’accélérer la fin de la guerre en parachutant plusieurs divisions aéroportées britanniques et américaines derrière les lignes allemandes, afin notamment de se rendre maître et possesseur de plusieurs ponts stratégiques afin de pénétrer directement en Allemagne.
12 « Born on the Fouth of July » (1989)
13 « JFK » (1991)
14 « Casualties of War » (1989)
15 Oliver Stone est un vétéran de la guerre du Vietnam ce qui donne à son cinéma de guerre une épaisseur humaine exceptionnelle.
16 « Heaven and Earth » (1993)
17 « First blood », Ted Kotcheff (1982)
18 « Hamburger Hill », John Irvin (1987)
19 « Die Blechtrommel », Volker Schlöndorff (1979)
20 Jean-Charles Jauffret, « Ces officiers qui ont dit non à la torture », Autrement, 2005

 

Photo © L’honneur d’un Capitaine >>>  www.imdb.com

*Cet article (ici présenté en deux sections a et b) a été publié dans le double numéro # 35-36 de notre revue Opérationnels SLDS paru en 2017 et disponible via notre boutique en ligne >>> https://operationnels.com/produit/operationnels-slds-3536-ete-2017/