Par Romain Petit – Que commémore-t-on aujourd’hui ?

1. Du “plus jamais ça” au devoir d’Humanité

Alors que nous nous apprêtons à commémorer la signature de l’armistice de 1918 et de rendre hommage, selon les termes de la loi de 2012, à tous les morts pour la France, la question se pose de savoir ce que représentent aujourd’hui les journées commémoratives pour les citoyens français et, de manière plus générale, de ce que signifie la notion de devoir de mémoire pour ces derniers.

 

Que commémore-t-on le 11 novembre ?

La commémoration du 11 novembre a évolué dans le temps. De la volonté de rendre hommage aux soldats morts pour la France durant la Grande guerre – un hommage qu’incarne le soldat inconnu inhumé sous la voûte de l’Arc de triomphe en 1921 -, à la volonté de commémorer l’armistice de 1918 – et ce, dans un esprit plus conforme à nos idéaux contemporains -, le 11 novembre n’a pas toujours eu la même valeur symbolique et affective pour les citoyens français.

En effet, si l’on continue à rendre hommage de manière journalière au soldat inconnu et à travers lui aux Poilus de « Ceux de 14 », selon l’expression chère à Maurice Genevoix, en ravivant la flamme tous les jours sous l’Arc de triomphe, notre souvenir de ceux qui se sont sacrifiés pro patria relève aujourd’hui du devoir de mémoire. Le traumatisme de 14-18 plus de cent ans après la signature de l’Armistice1 n’est plus aussi vivace au sein de la Nation qu’au lendemain de la guerre où chaque commune souhaitait ardemment pourvoir ériger son monument aux morts. De même, l’on ne pleure plus la perte d’un proche au sein de chaque famille française.

En ce sens, le cataplasme du temps posé sur la plaie de la guerre et et celle des 1,4 million de morts engendrés côté français par cette dernière – sans parler des gueules cassées et autres victimes du conflit – nous conduit à envisager différemment au fil du temps notre devoir moral de ne pas oublier. De nos jours, le 11 novembre est ainsi intégré au sein des 14 cérémonies commémoratives françaises, à une place singulière, et relève de ce qu’il convient d’appeler le devoir de mémoire. De facto, c’est bien la Grande guerre qui va engendrer en France le mouvement mémoriel.

Qu’est-ce que le devoir de mémoire ? 

Le devoir de mémoire relève de l’obligation morale de se souvenir. Il prend racine à partir d’un événement historique traumatique majeur et de ses victimes. C’est un devoir de commémoration au nom d’une dette symbolique contractée à l’encontre d’hommes et de femmes du passé, afin d’éviter la répétition d’événements tragiques et de leurs conséquences funestes. Le devoir de mémoire s’incarne souvent dans l’expression « plus jamais ça ». Ce dernier a donc une dimension civique majeure, car il est intrinsèquement lié à la vie de la Cité et au fameux “vivre ensemble”, ainsi qu’à ces conditions de possibilité. C’est un devoir civique en ce sens que le passé qui nous unit à un territoire et à son histoire nous oblige. Le devoir de mémoire reflète le souci d’éviter l’amnésie collective au nom d’un devoir d’Humanité. Reste que le devoir de mémoire peut se vivre de différentes façons au sein de notre société.

 

2. Du devoir d’Histoire à la “juste mémoire”

Comment se vit le devoir de mémoire au sein de notre société ?

Force est de constater qu’au sein de notre société, le devoir de mémoire peut se vivre de maintes façons. Ainsi, pour les membres de la société militaire, commémorer le 11 novembre revient implicitement à s’inscrire dans les pas de grands Anciens. Commémorer le sacrifice de ces derniers revient d’une certaine manière à commémorer par anticipation le potentiel sacrifice du soldat de métier. Rien de tel au sein de la société civile qui pourra vivre cet événement soit de manière indifférente, soit en l’inscrivant dans un souci de préservation de la mémoire de certains disparus ou bien encore en y voyant le souci de préserver la paix afin d’éviter le retour des guerres fratricides sur le sol européen…

 

Histoire, mémoire, patrimoine

Il existe un lien ténu entre histoire, mémoire et conscience patrimonial. Ces dernières sont à la fois antagonistes et complémentaires et constituent notre perception partagée contemporaine de notre conception du passé. De fait, la mémoire installe le souvenir dans le Sacré et l’Histoire l’en débusque. Comme l’écrit Pierre Nora, au cœur de l’histoire travaille un criticisme destructeur de mémoire spontanée2.

Il existe par ailleurs au sein de notre société une “concurrence mémorielle”, selon l’expression de Benjamin Stora3, notamment autour de certains événements à la mémoire douloureuse, telle que le fut la guerre d’Algérie dont les traumatismes innervent nos sociétés des deux côtés de la Méditerranée. En ce sens, la mémoire peut servir la manipulation de l’Histoire. L’émergence d’une conscience patrimoniale au sein de notre société prosaïse à la fois la relation que nous entretenons avec le “récit national” et ce devoir de mémoire. La promotion d’un tourisme de guerre ou patrimonial au sein de notre pays transforme également notre rapport au passé et à sa transmission ; il rend précisément accessible l’accès au passé tout en banalisant en quelque sorte notre conception de la dette contractée. Il convient donc dans ce contexte singulier de banalisation et de concurrence mémorielle de promouvoir en notre pays un vrai “devoir d’Histoire” – aussi difficile soit-il -, seul apte à réconcilier les mémoires particulières blessées et à donner davantage de sens au tourisme mémoriel. Ce n’est qu’à ce prix que pourra émerger en notre pays un souci de ”juste mémoire”, comme le rappelle Paul Ricoeur4.

 

Notes de bas de page

Voir sur ce sujet notre série  « Au fil du centenaire » composée de vingt articles et disponible sur notre site www.opérationnels.com
2 Nora Pierre, Les lieux de mémoire, Editions Gallimard, Tome 1, 1984
3 Stora Benjamin, La guerre des mémoires, Edition de l’Aube, 2015
4 Ricoeur Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Editions du Seuil, 2000

Autres références bibliographiques

Kattan Emmanuel, Penser le devoir de mémoire
Petit Romain, L’esprit de défense à l’épreuve de la professionnalisation de l’armée française
Petit Romain, Devoir de mémoire, devoir d’histoire, devoir de défense : réflexions sur un triptyque d’avenir, revue défense nationale
Todorov Tzvetan, Les abus de la mémoire

Photo © extrait de “La liberté” tel que publié par >>> https://www.mairie-albi.fr/fr/103e-anniversaire-de-larmistice-de-1918