L’Armée de terre française au XXIème siècle

Entretien avec le Général de corps d’armée Bertrand Ract Madoux, chef d’état-major de l’armée de terre

*** Extrait d’un article publié dans le dernier numéro de notre magazine associé « Soutien Logistique Défense » paru le 4 juin 2012.

4 juin 2012 – Focus du mois


«Une armée de Terre ramassée et rationalisée, (…) un outil de combat efficace et cohérent » (Général Ract Madoux)


Crédit photo :
Entraînement «RAIDART » du 3e RAMA, SLD, Bold Alligator 2012, Camp Lejeune, Etats-Unis, 7 février 2012

 

Bilan et grandes orientations des réformes

SLD : Peu après avoir pris vos fonctions en septembre 2011, vous avez décrit votre début de mandat en tant que chef d’état-major de l’armée de Terre comme « la dernière étape de la transformation avec un effort en matière de réorganisation du soutien »[1].

–        Quel bilan faites-vous des réformes en cours (PEGP ; BdD/GSBdD, …) et quelles sont vos priorités majeures pour les années à venir ?

 

Général Ract Madoux : Depuis 2008, l’armée de Terre, comme les autres armées est engagée dans une profonde transformation qui revêt deux aspects.

  • Le premier, structurel, s’achève cette année. Il aura vu la dissolution de plus de vingt régiments et la suppression de près de vingt et un mille postes. Il a abouti à cette armée de Terre ramassée et rationalisée que nous connaissons aujourd’hui, à un outil de combat efficace et cohérent, conforme aux décisions du dernier Livre Blanc.
  • Le second, fonctionnel a été initié l’an dernier. Il vise à réformer en interarmées l’administration générale et les soutiens communs. Il se traduit notamment par la mise en place des bases de défense, mais également par le transfert, à terme, de plus de vingt-cinq mille « terriens » dans les services et directions interarmées.

Cette réforme sans précédent a été un vrai bouleversement en termes de fonctionnement courant pour les régiments qui ont perdu nombre de leurs repères traditionnels. En conséquence, l’appropriation des nouveaux modes de fonctionnement par tous les acteurs de la réforme nécessitera certainement un peu de temps. Je pense aussi qu’il faudra également procéder à quelques ajustements pour en assurer l’optimisation.

Avec une armée de Terre pleinement recentrée sur la préparation et l’engagement opérationnel, c’est tout naturellement dans cette direction que s’inscrivent mes priorités.

  • La première sera d’assurer, en interarmées, la cohérence d’une armée aux capacités multiples et en plein renouvellement de ses matériels majeurs. C’est un véritable enjeu. Disposant de l’ensemble du spectre des capacités terrestres conventionnelles, les forces terrestres sont un des outils dont dispose la France pour agir dans la durée, qui est doté d’une aptitude constante d’adaptation au milieu et à l’adversaire.
  • La seconde priorité sera d’assurer aux unités les moyens de s’entraîner afin de pouvoir répondre aux sollicitations avec efficacité, le moment venu. Concernant la politique d’emploi et de gestion des parcs (PEGP), je rappellerai brièvement qu’il s’agit d’une décision prise par l’armée de Terre qui est antérieure aux réformes lancées depuis 2008 et qui visait à faire face à un déficit chronique des crédits d’entretien du matériel. Elle fait aujourd’hui l’objet d’une évaluation à l’aune du contexte budgétaire contraint que nous vivons, mais également de la très forte sollicitation à laquelle sont confrontés les parcs de véhicules majeurs comme ceux des VAB et des AMX10RC, notamment en opérations, qui accélère leur vieillissement. Il nous faut donc, dans l’attente de leur remplacement, trouver un nouvel équilibre qui permette aux unités et aux hommes qui les constituent de pouvoir s’entraîner correctement.

« La première [priorité] sera d’assurer, en interarmées, la cohérence d’une armée aux capacités multiples et en plein renouvellement de ses matériels majeurs. (…) La seconde sera d’assurer aux unités les moyens de s’entraîner afin de pouvoir répondre aux sollicitations avec efficacité, le moment venu. »


« [La PEGP] fait aujourd’hui l’objet d’une évaluation à l’aune du contexte budgétaire contraint que nous vivons, mais également de la très forte sollicitation à laquelle sont confrontés les parcs de véhicules majeurs comme ceux des VAB et des AMX10RC, notamment en opérations, qui accélère leur vieillissement.» (Général Ract Madoux)

Crédit photo : trois VAB appartenant à un convoi français sur le chemin de retour, Richard Nicolas-Nelson, ECPAD, Afghanistan, 23 novembre 2007


Impact de ces réformes

SLD : Comment analysez-vous l’impact des réformes en cours – en particulier quant à ses aspects d’interarmisation et de mutualisation des fonctions (avec notamment la perspective de la colocalisation du CICLO, du CMT et CIAO) – sur l’évolution de l’armée de Terre, laquelle demeure la colonne vertébrale du soutien, au niveau de son organisation fonctionnelle, mais aussi au niveau tactique (logistique opérationnelle) ?

Général Ract Madoux : Dans le cadre de la RGPP, la rationalisation des soutiens répond à une démarche d’efficience et de mutualisation des capacités dans le domaine de l’administration générale et du soutien commun (AGSC). En parallèle, l’évolution interarmées des fonctions logistiques est un mouvement de grande ampleur qui affecte profondément nos organisations et nos procédures, depuis la préparation opérationnelle en garnison jusqu’à l’engagement. S’inscrivant dans l’esprit du soutien logistique de corps expéditionnaire fondé sur des déploiements « sur mesure », adaptables et réactifs, l’évolution interarmées nécessite un changement de mentalité. Elle invite à penser une logistique « partagée » avec le souci de permanence et de continuité du meilleur standard de soutien pour les unités engagées en opération.  L’interarmisation du soutien consacre in fine deux fonctions logistiques (administration-finance et soutien logistique opérationnel) et onze sous-fonctions qui nécessitent une indispensable mise en cohérence en métropole (par le Centre Interarmées de Coordination Logistique des Opérations, CICLO) comme en opérations (par l’Adjoint de Soutien Inter Armées, ASIA).

La perspective de regroupement géographique du CICLO, du CMT et du CIAO, attendue de longue date par l’armée de terre, participe de cette démarche. Ce rapprochement s’avère indispensable pour améliorer la coordination des acteurs logistiques. Elle est la première étape d’une intégration plus poussée qui devrait voir le CICLO s’affirmer comme l’intégrateur de la logistique interarmées et le cœur de la conduite de tous les engagements et des grands exercices nationaux ou multinationaux.

L’armée de terre qui a transféré intégralement en 2011 la division logistique amont du commandement des forces terrestres au CICLO, dans le cadre de l’évolution de son périmètre de responsabilités, contribue activement à cette transformation. Elle a également effectué un transfert important de personnel du domaine AGSC vers la chaîne interarmées du soutien.

En opérations, elle demeure l’actionnaire principal de l’engagement aéroterrestre et donc un acteur de « poids » du soutien logistique. Disposant des moyens adéquats et d’une architecture de commandement complète et rodée aux procédures interarmées et multinationales, elle peut mettre à disposition des armées, au niveau opératif comme au niveau tactique, un dispositif de soutien d’entrée en premier s’inscrivant dans la durée.

En définitive, la logistique interarmées et la logistique opérationnelle d’armée se complètent et se valorisent mutuellement au profit de la projection des armées.

« S’inscrivant dans l’esprit du soutien logistique de corps expéditionnaire fondé sur des déploiements « sur mesure », adaptables et réactifs, l’évolution interarmées nécessite un changement de mentalité. Elle invite à penser une logistique « partagée » avec le souci de permanence et de continuité du meilleur standard de soutien pour les unités engagées en opération. (…) En opérations, [l’armée de terre] demeure l’actionnaire principal de l‘engagement aéroterrestre et donc un acteur de « poids » du soutien logistique. Disposant des moyens adéquats et d’une architecture de commandement complète et rodée aux procédures interarmées et multinationales, elle peut mettre à disposition des armées, au niveau opératif comme au niveau tactique, un dispositif de soutien d’entrée en premier s’inscrivant dans la durée. En définitive, la logistique interarmées et la logistique opérationnelle d’armée se complètent et se valorisent mutuellement au profit de la projection des armées. »


Evolution du MCO terrestre

SLD : Après une phase d’adaptation réactive en matière d’acquisition de matériels, les prochaines années devraient se focaliser davantage sur le renouvellement des équipements (avec scorpion notamment).

–        Avec l’arrivée de nouvelles générations de matériels, l’accroissement de la complexité technologique et le recentrage des effectifs de l’armée de Terre sur son cœur de métier opérationnel, quel cadre d’action voyez-vous pour l’industrie en matière de maintien en condition opérationnelle ?

 

Général Ract Madoux : Je dois rappeler en préambule que le recentrage sur le cœur de métier opérationnel de l’armée de Terre et la réduction des effectifs de ses maintenanciers ne se sont pas traduits par l’abandon de ses propres capacités de soutien opérationnel. Ne serait-ce qu’en raison de l’indispensable nécessité d’une maintenance opérationnelle militaire en opérations pour répondre à l’incertitude et à la volatilité des situations.

Contractualisée par la SIMMT, pilote du MCO terrestre et gestionnaire des matériels terrestres des armées, l’action de l’industrie dans ce domaine pourra ainsi s’inscrire en complément des capacités de maintien en condition opérationnelle de l’armée de Terre, ainsi que de celles des acteurs industriels étatiques tels que le SMITER pour le MCO terrestre et le SIAé pour le MCO aéronautique. Cette complémentarité sera d’autant plus nécessaire, qu’à la réduction des moyens propres de l’armée de Terre s’ajoutera la complexité technologique accrue des nouveaux équipements. Il s’agit donc bien de développer un partenariat visant à partager la responsabilité de la performance du MCO des matériels de l’armée de Terre.

Le cadre d’action pourrait être celui des marchés globaux pluriannuels avec obligation de résultat pour lequel le marché de soutien en service post-production (SSPP) Leclerc a constitué une première approche et dont il faudra tirer tous les enseignements. Dans notre contexte de contrainte budgétaire, il est clair que l’objectif de maîtrise des coûts s’avère primordial. Le contrat pluriannuel peut y apporter une réponse efficiente tout en conférant aux industriels privés la visibilité qu’ils appellent de leurs vœux.

 

« Le cadre d’action pourrait être celui des marchés globaux pluriannuels avec obligation de résultat pour lequel le marché de soutien en service post-production (SSPP) Leclerc a constitué une première approche dont il faudra tirer tous les enseignements. »

Cela étant, l’arrivée des nouvelles générations de matériels permet effectivement d’entrevoir de nouveaux contrats de MCO comme en 2013 pour le VBCI, dans un avenir proche pour le Caïman-NH 90, puis pour un horizon plus lointain pour les VBMR et EBRC dans le cadre du programme majeur de l’armée de Terre SCORPION.


–        Quel(s) type(s) de partenariats appelez-vous de vos vœux entre le monde industriel et l’armée de Terre, afin d’éviter les risques de ruptures technologiques pour le premier, capacitaires pour la seconde (avec en particulier la difficile question de la gestion des stocks) ?


Général Ract Madoux : Les partenariats futurs avec le monde industriel pourront certainement prendre une forme plus globale dans le cadre des marchés pluriannuels que nous venons d’évoquer et couvrir ainsi un éventail accru de prestations.  Ils ne se limitent déjà plus à la simple fourniture de pièces de rechange, ni aux actes de maintenance et de logistique de MCO simples et nous réfléchissons à des pistes nouvelles avec le souci du réalisme que nous imposent les perspectives budgétaires du moment. Il serait, en effet, tout à fait possible d’envisager des actions d’entretien des savoir-faire techniques chez l’industriel. De même, il ne faut pas s’interdire de réfléchir à un élargissement des sites et des lieux d’intervention des industriels, y compris sur certains théâtres d’opérations stabilisés à l’image de ce que font aujourd’hui certains de nos alliés.

Ces nouvelles architectures contractuelles devront, dans tous les cas, veiller à garantir la continuité du soutien des matériels de l’armée de Terre, car celle-ci ne pourra accepter une quelconque dégradation du niveau de performance du MCO en opérations extérieures. C’est, dans ce domaine, une ligne rouge.

Mais il est clair que l’armée de Terre et les industriels ont un intérêt partagé au renouvellement de nos équipements. D’un point de vue technologique, il justifie la pérennité des bureaux de recherche et de développement qui assurent aujourd’hui encore une excellence nationale dans le domaine capacitaire dont bénéficient pleinement les armées. Il s’agit donc d’un cercle vertueux que je ne peux qu’encourager.

« Ces nouvelles architectures contractuelles devront, dans tous les cas, veiller à garantir la continuité du soutien des matériels de l’armée de Terre, car celle-ci ne pourra accepter une quelconque dégradation du niveau de performance du MCO en opérations extérieures. C’est, dans ce domaine, une ligne rouge. Mais il est clair que l’armée de Terre et les industriels ont un intérêt partagé au renouvellement de nos équipements. »

Les industriels et l’armée de Terre doivent également pouvoir trouver des points de convergence dans d’autres domaines, tels que la question des stocks qui pourrait être partagée, voire davantage confiée aux industriels, tant dans leur gestion, que dans leur stockage ou leur distribution. L’armée de Terre a pu éprouver cette solution avec la gestion du stock Etat Leclerc et devrait la poursuivre avec le futur marché piles-pneus-batteries. Ces marchés permettront, de surcroît, de dégager l’armée de Terre de lourdes et onéreuses contraintes réglementaires tant dans les domaines de l’entretien et de la mise aux normes des infrastructures que de la gestion de la péremption de ces rechanges particuliers.


–        Comment voyez vous l’évolution à terme de la formation des maintenanciers de l’armée de Terre face à ces différents facteurs de changement ?





Vers un système de formation des maintenanciers le plus efficient possible Crédit photo : Bat Log Osterode, J. Nicolas, Kaboul, Afghanistan, 14 août 2011

Vers un système de formation des maintenanciers le plus efficient possible Crédit photo : Bat Log Osterode, J. Nicolas, Kaboul, Afghanistan, 14 août 2011




Général Ract Madoux : L’armée de Terre ne s’interdit aucune solution innovante pour la formation de ses maintenanciers sur les équipements qu’elle sera amenée à acquérir. En effet, la complexité croissante de ceux-ci, l’amélioration des outils de simulation, la réduction des volumes de matériels et donc des flux de personnel à former sur un type de matériel, amènent à rechercher un système de formation qui soit le plus efficient possible. Le partage des outils de formation entre industriels et utilisateurs ne peut donc pas être écarté, surtout s’il s’agit du constructeur ou de l’assembleur de ces nouveaux systèmes d’armes, mais également si cette solution permet de diminuer les coûts pour les uns et pour les autres.  Ces éléments clés de la formation, en particulier la fourniture de simulateurs et l’élaboration de la documentation technique électronique (y compris en anglais), devront ainsi être pris en compte dès le lancement du programme en question afin d’en maîtriser les coûts.

 

 

A ces fins, le partenariat entre nos écoles de formation dont la pérennité ne sera pas remise en cause et l’industriel devrait s’accroître sensiblement et ira de pair avec l’évolution technologique des matériels.


 




[1] Audition devant l’Assemblée nationale du 19 octobre 2011.