Entre terrorisme et développement

Article paru le 4 avril 2013 dans le quotidien francophone marocain Le Matin et reproduit ci-dessous avec l’autorisation de leurs auteurs

Le sujet ne peut laisser les Français indifférents, d’une part parce qu’il concerne un pays ami, plus encore un pays cousin, d’autre part parce qu’il en va aussi de leurs intérêts immédiats. La revue française Préventique, bien connue des professionnels marocains du risque, y revient avec une assez grande régularité. Mais suite à des échanges avec des amis marocains et le consul général du Maroc à Bordeaux, il m’est apparu nécessaire de proposer à un grand média de la presse papier marocaine, quelques réflexions du juriste spécialiste du risque que je suis et d’un militaire, le général Alain Faupin, auteur régulier de la revue.

Hubert Seillan

  • Alain Faupin , général de division (2e s.), consultant international.
  • Hubert Seillan, professeur de droit du danger à l’université, directeur général du Groupe Préventique, auteur de l’article publié par le journal Le Matin du 24 novembre 2011 : « La constitution du 1er juillet. La subtile synthèse des exigences de la tradition et de la démocratie ». www.preventique.org

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Pour qu’il y ait développement il faut de la stabilité

Par Alain Faupin

Nul n’a jamais su prévoir le devenir des territoires privés d’un magistère politique et des ressources économiques et humaines nécessaires pour le légitimer. Les terres marginales, celles qui se trouvent aux confins du monde développé et soumises aux aléas climatiques extrêmes sont celles qui causent, ont toujours causé et causeront toujours les plus grands désordres dans l’humanité.

La gestation, la manifestation et le règlement des conflits révèlent l’état réel des parties en cause. C’est par rapport à eux que s’établissent de nouvelles politiques, de nouvelles normes, voire une nouvelle façon de penser, quel qu’en soit le dénouement.

Pour un dirigeant politique, ce qui devrait compter avant tout, c’est le bien-être des populations qui l’ont porté ou maintenu au pouvoir. Si le peuple vit mal, c’est au développement de ses conditions d’existence que l’homme d’État doit s’attacher envers et contre tout. Mais, pour qu’il y ait développement, il faut de la stabilité pour l’instaurer et le rendre durable. La sécurité est donc ce que doit rechercher avant tout un responsable politique confronté à une obligation de développement. La sécurité par les armes n’est pas durable ; la sécurité par une paix internationalement garantie l’est.

L’environnement géostratégique

Ce qui précède pourrait être la conclusion générale d’un chapitre sur le développement. Mais, appliqué au cas des Provinces du Sud du Maroc, c’est une introduction, car ces quelques phrases définissent le cadre à la fois très contraint et très vaste de la situation actuelle.

Faut-il revenir à l’histoire de ces territoires, à leur légitimité contestée par une partie, fondée pour l’autre ? Ce n’est pas ici le sujet car le Maroc, une fois pour toutes, après de nombreuses ouvertures, a décidé de s’en remettre au jugement des populations locales, par référendum – le plus démocratique et le moins contestable des procédés – sous contrôle international : celui de l’ONU.

Faut-il retracer cette longue et déchirante tragédie vécue par des populations séquestrées dont on a fait des boucs émissaires, mais qui sont en réalité les victimes expiatoires d’un délire idéologique, fondé sur des ambitions démesurées et sur une lecture terriblement datée des données régionales ?

Le Polisario, fiction ou réalité ?

La fiction du Polisario éclate aujourd’hui et revient comme un boomerang dans le nez de ceux qui l’ont créée. Non qu’il n’existe pas d’identité sahraouie. Bien au contraire. Mais il n’existe pas d’autre cadre possible pour son développement que celui des Provinces du sud où un effort gigantesque – titanesque compte tenu des difficiles conditions physiques et climatiques – est conduit dans ce sens depuis des décennies… mais sous la protection des armes.

Cette fiction vient de sauter aux yeux du monde – qui peine encore à la reconnaître – à l’occasion de la crise qui secoue le Sahel et déborde sur les espaces sahariens depuis une dizaine d’années (au moins). Les récents évènements au Mali montrent avec clarté que la nébuleuse terroriste issue d’Al Qaïda et autoproclamée « Al Qaïda au Maghreb Islamique » (AQMI), avait des objectifs ambitieux sur toute la région, voire sur l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest. Mais l’ambition d’AQMI et de ses séides, le MUJAO, Ansar ed Dine ou Boko Haram, outre la mainmise sur les transits sahariens, n’est en rien tournée vers le bien-être des populations, vers le développement de leurs conditions de vie, mais vers leur soumission à leur loi, c’est-à-dire à une conception rétrograde et suicidaire de la société.

Or, la lumière est en train de se faire sur l’implication du Polisario dans les menées d’AQMI. Plusieurs études, fondées sur des enquêtes de terrain, mettent en lumière les activités illicites et criminelles menées par le Polisario en matière d’enlèvements, de trafics d’armes, de drogue et de carburant ; elles ont aussi mis en lumière des activités terroristes.[1] On pourra s’y reporter. La participation de membres du Polisario aux frasques sanguinaires de Mouamar Kaddhafi est aujourd’hui avérée, comme l’est le retour dans les camps de Tindouf et auprès des composantes d’AQMI de ses mercenaires avec armes, véhicules, munitions… et idées de revanche.

Retour à la stabilité régionale ?

Cela s’est retourné à plusieurs reprises contre la puissance tutélaire (attentat de Tamanrasset, prise en otage à Gao du consulat algérien, etc.) La collusion entre AQMI et le Polisario a été récemment dénoncée, au vu et au su de toute la communauté internationale, qui ne peut plus l’ignorer, par le ministre malien des affaires étrangères, Tiéman Coulibaly. Il est inutile d’aller au-delà, l’affaire semble entendue, les faits parlent d’eux-mêmes.

La Mauritanie, le voisin du sud, très concernée elle-même par la détérioration de la sécurité dans la région, participe pleinement, par le verrouillage de ses frontières sahéliennes et sahariennes, à la sûreté générale. Elle vient d’annoncer, le 4 mars dernier, par la voix de son président, Mohamed Ould Abdel Aziz, son intention d’engager des forces dans le nord du Mali, quand l’ONU, à la requête du Conseil de sécurité, décidera d’une opération de maintien de la paix.

Se dessine donc, avec un infléchissement encore discret mais réel de l’attitude algérienne, notamment après l’affaire humiliante d’In Amenas, une volonté commune de retour à une stabilité régionale.

Les efforts exemplaires de développement du royaume chérifien

Les efforts menés par le Maroc dans la recherche du développement, en particulier depuis l’accession au trône du monarque actuel, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest du royaume, sont spectaculaires et édifiants. Entre la technopole d’Oujda, l’aménagement de la zone franche de Tanger, celui du port de Casablanca et du grand Rabat, l’image de ce pays – en dépit des problèmes inhérents à tout pays en développement – est très flatteuse. La volonté, affirmée depuis la Marche Verte d’amener les Provinces du Sud à un niveau de développement semblable à celui du reste du pays ne s’est jamais démentie, même si elle s’est heurtée pendant plus de vingt ans à des conditions de sécurité précaires qui ont nécessité une présence armée permanente, forte et onéreuse, dont il aurait été économiquement et humainement rentable de faire l’économie.

Les projets sont ambitieux et intègrent avec intelligence toutes les données géopolitiques, macro économiques et sociales de la région. Le Maroc ne sera pas le seul à profiter de ce développement, mais aussi toute la région qu’il contribuera à désenclaver économiquement. Ils tiennent le plus grand compte des données climatiques et se soucient du débouché des productions envisagées, tant dans le domaine minier que dans ceux de la pêche, de l’agriculture et de l’artisanat. Sans parler de l’industrialisation de quelques sites majeurs et de la création de facilités portuaires de niveau international.

Vu de France et d’Europe

La France et l’Europe ne peuvent demeurer à l’écart d’un projet qui les concerne directement, car c’est celui d’un partenaire privilégié qui a obtenu de l’UE en 2008 un statut avancé d’association. La récente visite à Rabat de Manuel Barroso, président de la Commission européenne, a été l’occasion de reprendre des négociations autour de l’Accord de libre échange complet et approfondi (ALELA) et, pour l’Europe, de constater que « le Maroc est un partenaire solide et crédible » ; ce qu’il ne dit pas de tous les pays qui aspirent à se rapprocher de l’Union Européenne. L’objectif est « d’assurer une plus grande intégration de l’économie marocaine dans le marché unique européen ».

Le projet de développement des Provinces du Sud, comme ceux qui sont en cours en d’autres points du territoire, contribuent directement à cet objectif. Plus de publicité, de transparence et d’ouverture sur la genèse, le détail, l’objectif, le coût et les avancées par étapes de cet audacieux projet sont aujourd’hui nécessaires, pour accroître non seulement la sympathie de l’Europe, mais aussi sa participation active.

Et n’oublions pas que si « le développement intellectuel et moral des individus ne marche pas aussi vite que le développement de leur existence matérielle »[2], c’est bien par ce dernier qu’il faut commencer.


La solution par le risque

par Hubert Seillan

Quelle est notre intention ? De quoi s’agit-il ? De considérer la menace terroriste à la fois comme un obstacle au développement économique et ce dernier comme le ferment de la neutralisation de cette menace. Sous cet angle, on comprend que l’on doive raisonner globalement sur les risques, c’est-à-dire en termes systémiques. L’approche risque est le premier principe.

Mais qui dit systémique dit complexe, et face à la complexité, il est toujours nécessaire d’avancer avec prudence en identifiant chacune des données, en étudiant leurs composantes, en les décomposant pour mieux connaître leurs particularités et leurs subtilités, en les observant ensemble pour en faire la synthèse et pour en prévoir les interactions possibles. Le processus de l’analyse a valeur de deuxième principe.

Cette approche des potentialités conduit à envisager les forces et les faiblesses, les capacités, les résiliences et les vulnérabilités des différentes organisations. Il s’agit alors de les évaluer et donc d’établir une hiérarchie fondée sur la probabilité, la gravité et l’urgence. Cette évaluation est un préalable à l’établissement des priorités et des plans d’actions. Il n’y a pas de décision sans évaluation. Tel est le troisième principe.

Mais ces axes et ces plans doivent être mis en œuvre. Le problème n’est pas réglé parce que des décisions ont été prises. La difficulté de leur « mise en musique » n’est pas moins grande, car le risque majeur se trouve dans la dispersion des énergies, les contradictions des logiques et la neutralisation des actions. L’action doit dès lors être envisagée en termes de projet. Le modèle d’une gestion de projet centralisée et unifiée autour d’un chef est souvent retenu parce qu’il permet de mieux contrôler ce risque. Mais il a son point faible, car il ne responsabilise pas assez et ne dynamise pas les démarches collectives et les initiatives. Le modèle décentralisé tend en revanche à développer la responsabilité, mais au risque de l’éparpillement. Si on l’adopte, il convient alors de compenser cette faiblesse par une organisation fondée sur la coordination et une définition claire des missions et des moyens de chacun. La fonction coordination est déterminante. Tel est le quatrième principe.

Mais sa pratique n’est pas aisée, car elle suppose que le chef s’efface pour devenir le facilitateur qui oriente, favorise les interactions positives, évalue et développe les énergies créatrices. Le coordinateur doit avoir des qualités adaptées à la mission. S’il doit donner du sens, impulser, contrôler, évaluer les actions particulières et collectives, il doit avoir une vision globale et être à l’écoute de chacun. La diversité dans l’unité. Tel est le cinquième principe.

À ce stade, on peut comprendre pourquoi la bonne démarche pour les provinces du Sud, est celle du risque. Cela peut surprendre le lecteur non averti, peut-être lui faire peur. Mais nous ne confondons pas risque et danger, nous entendons le risque comme un raisonnement sur le futur. Un raisonnement dynamique construit sur un processus exigeant, mais qui a fait ses preuves dans de nombreux domaines. Un raisonnement appuyé par des objectifs partagés. Un raisonnement produit par des collectifs responsables plutôt que par des experts. Un raisonnement entièrement tendu vers l’efficacité.

Nous ajouterons que la démarche risque ne doit pas être vue comme une norme, mais comme un esprit, comme une éthique. Elle renvoie à la responsabilité, dont on sait qu’elle est le moteur de l’action. Elle signifie que, dans la fonction qui est la sienne, chacun a conscience qu’il a mission de satisfaire à ses objectifs dans une action collective qui le dépasse et dont il est un des moyens.

Il suffit souvent de peu de choses pour dynamiser un projet. Nous croyons que ces principes peuvent aider à ce que le développement produise de la sécurité et vice-versa.



[1] Frédéric Powelton, Maghrebia 9 décembre 2012 – Samuel Benshimon, Sahel Intelligence 1er mars 2013- Articles sur le site de l’ASMEA (association pour l’étude du Moyen Orient et de l’Afrique), sur celui de l’ESISC (Centre européen pour le renseignement stratégiue et la sécurité), dans l’ouvrage ‘La Face Cachée des Révolutions Arabes édité par le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (Eds Ellipses)pp.477-479 –etc.

[2] Guizot, in Histoire Parlementaire de la France