OPS – Par Christian Harbulot, auteur de l’ouvrage « Les fabricants d’intox, la guerre mondialisée des propagandes »  

Depuis les séries d’attentats commis sur le sol européen par les groupes rattachés à l’islamisme radical, les politiques gouvernementales se concentrent principalement sur la lutte antiterroriste. Les universitaires qui interviennent sur le sujet établissent une frontière entre la pratique de groupes comme Daesh et l’activisme religieux des groupes salafistes et des Frères musulmans.

En déclarant en mars 2016 qu’une centaine de quartiers présentaient des similitudes avec Molenbeek en Belgique, le ministre de la ville, Patrick Kanner, a relancé le débat dans la classe politique mais aussi dans la société civile. Au-delà des discussions sur la pertinence du lien entre le territoire « communautaire » et l’engrenage terroriste, une autre problématique se fait jour que l’on peut formuler par cette question : qu’est-ce qui fragilise et menace les fondements d’une démocratie en dehors de l’expression de la violence armée et du terrorisme de masse ?

 

Les leçons du passé

Les pouvoirs politiques n’ont pas toujours eu la même approche de la question terroriste. Au XXe siècle, les combats idéologiques ont déstabilisé l’Europe pendant de nombreuses décennies. La Révolution bolchévique a généré des pratiques de lutte armée ainsi que des actions de nature terroriste sur tous les continents. Les réponses apportées à ce type de menaces ont mobilisé la police et l’armée des pays concernés. Mais la comparaison avec la période actuelle s’arrête là.

La lutte contre la dynamique subversive impulsée par l’URSS ne s’est pas limitée à une politique sécuritaire comme ce fut le cas en Allemagne sous la République de Weimar à la suite des soulèvements armés tentés par des forces d’extrême gauche et d’extrême droite.  Les démocraties européennes comprirent très vite que la menace s’étendait sur un front beaucoup plus large que le terrain de la violence de rue ou des actes isolés commis par des terroristes. La stratégie subversive développée à l’époque aussi bien par les forces communistes que les forces nazies visait établir durablement une influence dans des zones de population principalement urbaines. Le noyautage de fractions de la population était un travail de longue haleine. Lorsque Goebbels arrive à Berlin à la fin des années 20 pour développer l’antenne locale du parti nazi, il compte sur une petite centaine de militants dans une ville qui est dominée par la gauche sociale démocrate et le parti communiste. Pour élargir sa base militante, il se fit connaître par des actes de provocation. Il déclencha des mouvements de rue contre ses opposants et s’implanta dans certains quartiers en imposant un rapport de force permanent alimentée par une propagande centrée sur l’antisémitisme et la dénonciation d’un pouvoir corrompu. Le journal Der Angriff créé par Goebbels en 1927 est un bon exemple de la manière dont les nazis instrumentalisaient un media en faisant un vecteur d’attaque informationnelle. La propagande se manifestait aussi par l’usage d’une tenue vestimentaire symbolisée par la chemise brune des sections d’assaut. Elle était un moyen de souligner l’existence d’une force qui s’exprimait visuellement en dehors de l’appareil d’Etat.  Les nazis usèrent aussi de la stratégie de la victimisation. Ils firent défiler à Hambourg un cortège de la jeunesse hitlérienne dans un des principaux quartiers « rouges » de la ville. Des tireurs isolés communistes ouvrirent le feu sur les manifestants. La presse nazie exploita cet évènement diaboliser leurs ennemis idéologiques. La défaite du parti communiste allemand incita l’URSS à modifier les méthodes d’approche des populations. Aux lendemains de la seconde guerre mondiale, le mouvement communiste international fut à l’origine de la création d’organisations écrans qui n’étaient pas directement rattachés aux partis communistes locaux. Ils créèrent volontairement une distance entre l’adhésion à des thèses subversives et le soutien ponctuel à des idées portées par le biais de la société civile. Cette tactique leur permit de toucher de manière beaucoup plus habile des personnes qui n’étaient pas prêtes à adhérer à des thèses politiques mais plutôt à s’impliquer dans des luttes d’opinion au sein de leur activité professionnelle ou dans le cadre associatif.

Les stratégies subversives initiées par le modèle soviétique ont été gérées de manière inégale par les systèmes occidentaux. Le recours à la violence dans la prise du pouvoir a été neutralisé entre les deux guerres dans les pays de l’Europe occidentale. La queue de comète de ce radicalisme, symbolisé par l’euroterrorisme des années 70/80 a été contrée avec succès. La bataille idéologique a été gagnée par le rejet de l’URSS comme régime de substitution à la démocratie.  En revanche, la conquête subversive des idées positionna durablement l’analyse critique élaborée par des proches du parti communiste au sein de l’intelligentsia, du système éducatif et du monde culturel. Ces positions cognitives ont encore une résonance importante dans un pays comme la France. La grille de lecture impulsée par les compagnons de route du PCF et relayée par les « idiots utiles » au cours de la seconde moitié du XXe siècle déborde aujourd‘hui sur le terrain médiatique. Ses points d’appui sont principalement dans la société civile et non plus dans la société politique comme le confirme l’érosion progressive du parti communiste et la baisse d’audience du quotidien L’Humanité.

L’affrontement entre le communisme et le capitalisme a révélé certains processus d’ancrage de la dynamique subversive dans le monde occidental. Peut-on établir un parallèle avec le processus subversif de l’islamisme radical qui est présenté comme la matrice idéologique du terrorisme jihadiste et des organisations telles que Daesh ?

Les bases d’appui sociologiques d’une démarche subversive

L’analyse des mécanismes de constitution des réseaux terroristes du type Daesh ne permet pas pour l’instant un couper/coller de la dynamique de combat des minorités agissantes d’extrême gauche ou d’extrême droite du siècle dernier. Mais il existe des analogies qui méritent une attention soutenue. Certaines pratiques subversives de la mouvance politico-religieuse de l’islamisme radical (réseaux des salafistes ou des Frères musulmans) présentent des similitudes méthodologiques avec les stratégies subversives qui ont dominé l’histoire du XXe siècle:

  • La recherche d’une complicité dans une population sur un territoire donné (familles ciblées pour des raisons sociales, relais associatifs, prosélytisme par le biais d’activités sportives).
  • Le recours à la provocation par le discours. Les stigmatisations répétitives des orateurs du Troisième Reich pour orienter le peuple vers la construction d’une nouvelle Allemagne sont comparables avec les mises en accusation proférées par des imans radicaux à propos des comportements déviants des personnes qui ne sont pas converties à l’islam.
  • Les intimidations individuelles et parfois la contrainte collective de suivre de nouveaux codes de comportement. Dans les années trente, les extrémistes de droite affirmaient leur idéal politique par le port d’une tenue spécifique. Dans le contexte actuel les défenseurs d’une certaine conception de l’islam cherchent à imposer le port du voile, ou la non fréquentation des cafés imposée aux femmes dans les certains quartiers ou cités.
  • Le rôle déterminant de l’information (propagande, contre propagande, guerre de l’information). Entre les deux périodes, l’évolution technologique des modes de diffusion a modifié le mode d’expression et la résonance des discours. Mais les techniques de domination mentale sont assez comparables.
  • L’instauration d’une contre société dans des zones urbaines délaissées par le pouvoir central (revendications culturelles, promotion de la paix sociétale auprès d’élus corrompus ou sensible au poids du vote des minorités lors des élections locales).

L’implantation d’une dynamique subversive durable implique un ancrage territorial qui ne peut se construire qu’à partir d’une activité non exclusivement politico-militaire. La première étape est la fragilisation de la légitimité des représentations du pouvoir en place. La mouvance politico-religieuse de l’islamisme radical présente ici et là des attitudes qui s’inscrivent dans cette perspective d’usure du cadre républicain. Ses représentants les plus fanatiques estiment que le temps joue en leur faveur (progression plus forte de la démographie des immigrés et perte des repères religieux de la population encore dominante des natifs). La perte de légitimité du mode de pensée républicaine ouvre la voie à une dilution des instruments de contrôle du pouvoir local. L’achat de la paix sociétale se fait aussi par la tolérance d’une économie souterraine alimentée en partie par le trafic de drogue. Des passerelles peuvent apparaître entre le discours de cette mouvance et le processus de conversion de petits délinquants prêts à basculer dans le terrorisme. Ces derniers ont besoin d’un habillage religieux pour justifier leur passage de la délinquance à un affichage politique aussi caricatural soit-il.

On comprend le réflexe d’une partie de la société française qui souhaite éviter tout dérapage en termes de rejet et d’amalgame par rapport à la population musulmane qui a la nationalité française ou qui vit en France. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il est dangereux de tracer une ligne de démarcation infranchissable entre les non terroristes et les terroristes qui se revendiquent d’une application de l’islam sans tenir compte des lois de la République.

 

>>> Christian Harbulot est directeur de l’École de guerre économique et directeur associé du cabinet de conseil Spin Partners, spécialisé en intelligence économique et lobbying. Il vient de publier aux Editions LemieuxLes fabricants d’intox, la guerre mondialisée des propagandes