Entretien avec le Colonel Philippe Rutz (Propos recueillis par Murielle Delaporte)

SLD s’est entretenu avec le Colonel Rutz, actuellement en charge de l’ « EATC Implementation Team » et l’un des architectes d’une nouvelle initiative européenne destinée à fusionner au sein d’un commandement unique pour les Armées partenaires  d’une part, les centres d’opérations gérant l’activité des flottes de transport militaire  et d’autre part, les éléments d’états-majors définissant le cadre d’emploi de ces flottes dans les domaines règlementaire, opérationnel et technique. C’est en effet le 1er septembre 2010 que va naître le Commandement Européen du Transport Aérien, l’EATC pour ‹‹European Air Transport Command››. Implanté sur la base aérienne néerlandaise d’Eindhoven, ce nouveau commandement devra disposer d’une capacité opérationnelle initiale dès décembre 2010, soit après une phase de montée en puissance particulièrement rapide de quatre mois seulement.

 

La version intégrale de cet article expliquant le détail de la mise en œuvre de ce nouveau commandement vient de paraître dans le second numéro Printemps-Eté 2010 de notre magazine, Soutien Logistique Défense.

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A400M, EADS, 2009C’est sur la base de l’acquisition commune de l’A400M que les prémisses du Commandement Européen de transport militaire, qui doit entrer en fonction au 1er septembre 2010, ont vu le jour.
Crédit Photo : Atterrissage d’un A400M dans le désert, EADS, 2009

[SLD] Colonel, comment est né le concept EATC? Colonel Rutz: La naissance de l’EATC remonte techniquement à la Déclaration Commune effectuée par les Chefs d’état français et allemand lors du Conseil Franco-allemand de Défense et de Sécurité (CFADS) du 30 Novembre 1999: ce dernier doit se lire à la lumière de la déclaration du CFADS du 9 Juin 2000, dans laquelle la France et l’Allemagne réaffirmaient leur engagement d’acquérir en commun un nouvel avion de transport militaire (futur programme A400M) dans la continuité de la décision, prise au Conseil européen d’ Helsinki en Décembre 1999, de constituer à terme une flotte européenne d’avions de transport stratégique.

C'est sur la base de l'heure de vol du C130 qu'est calculé le coefficient d'équivalence des avions de transport militaire des pays ayant signé l'accord ATARES en 2001: le C130, capable de se proposer sur des théâtres d'opération difficiles, demeure un avion très prisé non seulement pour les missions d'aérolargage que pour celles d'évacuation médicale : le C130J et l'A400M sont tous deux parfaitement adaptés aux missions d'aérolargage et de nouvelles formules de largage sont régulièrement testées, afin d'en réduire le coût et d'en accroître la précision: en février 2010, les premiers largages dits LCLA (‹‹Low Cost Low Altitude››) ont ainsi par exemple été réalisés par C130 en zone de combat par l'armée de l'air américaine à partir de la base de Bagram en Afghanistan.

C’est sur la base de l’heure de vol du C130 qu’est calculé le coefficient d’équivalence des avions de transport militaire des pays ayant signé l’accord ATARES en 2001: le C130, capable de se proposer sur des théâtres d’opération difficiles, demeure un avion très prisé non seulement pour les missions d’aérolargage que pour celles d’évacuation médicale: le C130J et l’A400M sont tous deux parfaitement adaptés aux missions d’aérolargage et de nouvelles formules de largage sont régulièrement testées, afin d’en réduire le coût et d’en accroître la précision: en février 2010, les premiers largages dits LCLA (‹‹Low Cost Low Altitude››) ont ainsi par exemple été réalisés par C130 en zone de combat par l’armée de l’air américaine à partir de la base de Bagram en Afghanistan. Ci-dessus : un largage au-dessus de l’Afghanistan par C130 (photo : Tech. Sgt. Jeromy Cross, US Air Force 455th Air expeditionary Wing, Bagram airfield, Afghanistan, 2 mars 2010)

Parallèlement, et séparément, le Groupe Aérien Européen inventait le mécanisme, qui va être le moteur du centre d’opérations du futur EATC. Il s’agit d’un système de coopération original permettant l’échange de prestations de transport (passagers et fret) et de ravitaillement en vol sur la base de troc d’heures de vol. Ce système qui fonctionne en dehors de tout montage financier est basé sur un accord technique appelé ATARES (Air Transport, Air to Air Refueling Exchange and Other Services), lequel fut signé en février 2001 compte actuellement douze pays signataires. Pour chaque type d’avion en parc (A-310 dans le cas de la France, mais aussi Hercules C130, Transall, C135FR et Casa; C17, C130, Bae 146, Tristar ou VC10 en ce qui concerne les Anglais; Transall et A-310 pour les Allemands ; KDC10, B767 ou mêmes An 124 pour d’autres partenaires européens ; etc), chaque pays déclare un  coefficient d’équivalence par rapport à l’heure de vol C130 qui constitue la monnaie de troc. Ce coefficient, qui est en théorie calculé sur la base des coûts de possession, peut être modifié pour s’adapter à l’évolution du « marché ». Le mécanisme ATARES contient des règles de calcul pour les  différentes  prestations et les limites entre lesquelles les balances annuelles (entre prestations fournies et consommées) peuvent évoluer.

Le groupe aérien européen, quant à lui, a vu le jour quatre ans plus tôt, lorsqu’en 1995 à la suite du Sommet de Saint-Malo, un petit groupe d’officiers britanniques et français forma un petit Etat-major (Groupe Aérien Franco-britannique) de huit personnes destiné à développer l’interopérabilité des forces aériennes des deux pays dans tous les domaines. Très vite cette initiative non seulement conduisit à des résultats concrets en matière de compatibilité et d’harmonisation des flottes, notamment au niveau des Mirage 2000 et des Tornado (groupes hydrauliques par exemple), mais s’ouvrit à d’autres nations européennes. Du tandem franco-britannique naquit le groupe aérien européen (GAE ; EAG en anglais pour ‹‹European Air Group››) rejoint par les pays du Bénélux, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, puis la Norvège comme partenaire associé.

C’est pourquoi le Comité directeur du GAE, composé des Chefs d’Etat major des armées de l’air des pays membres, lança en Mai 2000 une étude sur la coopération européenne en matière de transport aérien militaire avec la déclaration franco-allemande en toile de fonds. L’étude du GAE (‹‹European Airlift Study››) examina deux voies possibles: une voie “révolutionnaire” – la création d’un Commandement ex-nihilo  -, ou une voie plus progressive – création d’un Commandement par paliers successifs -. L’approche “par paliers” fut retenue et les sept pays partenaires du GAE instituèrent en 2001 à Eindhoven une structure de coordination, l’EACC pour ‹‹European Airlift Coordination Cell ». L’EACC avait pour mission de mettre en œuvre, en s’appuyant sur le protocole ATARES, des échanges de missions sur une base volontaire entre les différentes nations participantes. En trois ans d’existence, l’EACC [1] permit de réaliser d’importantes économies (estimées dans le cas de la France à l’équivalent d’un C130).

En 2004, les sept pays partenaires décidèrent de passer à une étape plus ambitieuse. L’EACC perdit alors un C pour devenir l’EAC, ‹‹European Airlift Center››, et devînt de fait responsable de la planification opérationnelle centralisée de toutes les missions. Il fut alors également chargé de coordonner et d’harmoniser les aspects fonctionnels (interopérabilité; procédures et règlementations). Les résultats ne furent cependant pas à la hauteur des espérances initiales, dans la mesure où l’EATC se trouvait en compétition avec les structures nationales restées naturellement en place.

En 2007 – nouvelle étape -, l’EAC disparut alors pour donner naissance à deux entités :

  • d’un côté, le MCCE – ‹‹Movement Coordination Center – Europe›› – : établi à Eindhoven, il fournit, à l’instar du feu EACC, une plateforme de coordination et d’échanges de services, mais élargie à tous les modes de transport militaires ou affrétés, qu’ils soient maritimes, ferroviaires, routiers ou aériens. Le MCCE compte actuellement vingt-deux nations membres et devrait finaliser en 2010 des accords d’échanges similaires à ATARES pour les modes de transport maritime et terrestre;
  • de l’autre, quatre pays partenaires de l’EAC – Allemagne, Belgique, France et Pays-Bas – décidèrent à l’époque de créer un commandement à vocation aérienne dans le domaine du transport militaire pour remplacer les structures nationales. Un concept fut ainsi signé par les CEMA en mai 2007 et une  petite équipe multinationale (IMT, pour ‹‹Implementation Team››) fut alors formée pour décliner le concept en modalités pratiques. Les travaux de l’IMT touchent actuellement à leurs fins et c’est le 1er septembre 2010 que le premier Commandant de l’EATC prendra ses fonctions.

[SLD] Depuis 2007 et la création de cette équipe de mise-en-œuvre du concept d’EATC, quelles sont les principales difficultés d’élaboration auxquelles vous vous êtes trouvés confrontés?

Colonel Rutz : Il semble que l’on puisse identifier au moins trois types de défis à ce jour.

  • Le problème majeur consiste en l’existence de résistances internes, d’autant que la structure n’est pas encore en place et ne peut pas se défendre par elle-même. Le concept EATC s’avère véritablement révolutionnaire en ce sens où, pour la première fois il y a mise-en-commun et partage d’une capacité militaire sans duplication nationale. Les défis sont donc en premier lieu culturels, puisque cette initiative suppose une évolution fondamentale des mentalités. Le processus de maturation tend donc à se faire lentement et le niveau d’ambition prévu par le concept ne sera atteint que par étapes notamment dans le domaine organique et fonctionnel. Dans cette phase intermédiaire, la difficulté va résider dans l’équilibre et le partage de responsabilités entre EATC et structures nationales. De même, initialement l’EATC n’aura pas le contrôle opérationnel de certains vecteurs, tels que les ravitailleurs en vol français par exemple.
  • Le second défi est opérationnel. Il faut impérativement éviter une rupture de services ou une dégradation du service lors du passage de témoin (transfert d’autorité) entre structures nationales de contrôle opérationnel et EATC. Il faut également permettre à chaque nation de conserver son entière liberté de décision et d’action. Les procédures mises en place par l’EATC le permettent.
  • Le troisième défi s’est présenté voici quelques mois avec la réintégration de la France dans l’OTAN : la question s’est alors posée de savoir si le concept EATC, lequel participe d’une logique d’intégration des outils militaires, était toujours d’actualité. La réponse est manifestement oui.

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Note de bas de page

[1] Le Colonel Rutz fut le premier directeur de l’EACC.

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*** Posté le 27 mai 2010