Gérer la complexité et la sécurité


Par le Général (2S) Jean-Patrick Gaviard

*** Cet article, dont une version est déjà parue dans le magazine DSI cet été, est ici reproduit avec l’autorisation de son auteur.

Credit photo : Understanding NEC, ministry of defense, UK

Credit photo : Understanding NEC, Ministry of Defense, UK, 2009

La “NEC”, une préférence européenne
Le terme « systèmes de systèmes » correspond à première vue à un acronyme abscons. Ce vocable recouvre pourtant une réalité somme toute assez simple : la mise en réseau de plusieurs systèmes, qui vont ainsi pouvoir échanger informations et données en temps réel. L’objectif : obtenir une synergie opérationnelle plus efficiente.

S’agissant de la mise en réseau proprement dite, les Américains – qui ont pris de l’avance dans ce domaine – mettent l’accent sur le vocable « NCW » (” Net Centric Warfare“), tandis que l’OTAN a retenu celui de « NEC » (“Network Enabled Capability”). La différence sémantique est très sensible, puisque dans le premier cas le réseau est vu comme un point focal (« Centric ») au sein du dispositif opérationnel, tandis que dans le second il est identifié comme une capacité de soutien (« Enabled ») aux opérations. En choisissant de mettre en avant le « NEC », les Européens soulignent que l’homme reste au cœur du dispositif des systèmes complexes. Il s’agit ici d’un point fondamental. Nous y reviendrons en conclusion.

En France, les réseaux existent depuis longtemps dans l’armée de l’air et la Marine. Ainsi le STRIDA (« Système de Traitement et d’Informations de données de Défense Aérienne ») est mis en œuvre dans l’armée de l’air depuis plus de trente ans ! De leur côté, étant donné l’élongation des lignes de communication océaniques, les opérations maritimes ont toujours reposé conceptuellement sur les réseaux. S’agissant en revanche de l’armée de terre, la montée en puissance de la « numérisation du champ de bataille » est beaucoup plus récente. Cette «NEB» progresse toutefois rapidement, en particulier via le « Blue Force Tracking » qui permettra, une fois bien maîtrisé, d’obtenir une géo-localisation des éléments terrestres amis. Les liaisons de données tactiques (LdT) représentent un autre exemple de mise en réseau. Ainsi, la liaison 16, dédiée plus spécifiquement aux opérations aériennes, permet de faire transiter en temps réel de très nombreuses informations de défense aérienne cryptées entre les différentes plateformes et le Centre de commandement et de contrôle (C2). Ces échanges permettent d’élaborer instantanément une appréciation de situation pertinente au profit de tous ces moyens aériens, leur fournissant de facto une capacité d’action décuplée.

Vers un allègement des C2
Parallèlement, les centres de commandement et de contrôle ou C2 de composante (Terre/ Air et Mer), aujourd’hui véritables « cathédrales » des opérations où toutes les missions sont planifiées et conduites, vont évoluer inéluctablement. Le changement s’appuiera demain sur des C2 plus légers, travaillant d’une manière plus collaborative et horizontale (c’est-à-dire interarmées), à l’instar des plateformes terrestres, aériennes et maritimes, reliées entre elles par les liaisons de données tactiques. Ces évolutions conceptuelles concernant les « constellations de C2 » sont formalisées aujourd’hui par le commandement de la Transformation de l’OTAN (Supreme Allied Transformation, à Norfolk). A titre d’illustration de cette évolution, on peut souligner que l’appui aérien, par exemple, nécessite une planification et une action aéro- terrestre plus intégrée entre des C2 terre et air décentralisés. Ces opérations dites « distribuées » ne sont cependant réalisables que si les C2 concernés bénéficient, au niveau local, d’une appréciation de situation performante. Le renseignement doit reposer sur une stratégie multi-capteurs, orientée et recoupée par le travail d’agents de terrain. Cette fusion de données était bien mise en avant, avec raison par ailleurs, au travers de la nouvelle fonction stratégique « Connaissance et Anticipation » du Livre Blanc.

La Transformation fondée sur les réseaux est désormais une réalité. Les slogans sont loin, et les réalisations concrètes se multiplient dans ce domaine pour toute la base industrielle et technologique de défense française. Quelles conséquences en tirer, précisément, pour les opérationnels, les industriels et la DGA, afin de mieux gérer la complexité et la sécurité de ces systèmes en réseau ?

La problématique opérationnelle
Concernant les opérationnels, quatre sujets majeurs méritent une attention plus soutenue :

  • L’écriture du concept d’opérations ;
  • La problématique délicate du niveau d’interopérabilité ;
  • L’organisation transverse du commandement ;
  • La gestion complexe du flux d’informations.

1. Le concept d’opérations est central dans le cadre des opérations en réseaux. L’exemple des drones (“Unmanned Aerial Systems”ou UAS dans la terminologie anglo-saxonne) illustre parfaitement le sujet. Les UAS prolifèrent en effet, mais aucun concept d’opérations global n’en régule ni n’en oriente encore l’emploi. Compte tenu des possibilités offertes par la mise en réseau de ces moyens, chacun comprend pourtant aujourd’hui qu’il devient primordial de définir préalablement un concept d’emploi avant d’accumuler des plateformes, aussi efficaces soient-elles lorsqu’on les considère isolément. Compte tenu de la complexité du sujet, l’écriture d’un tel « CONOPS » (Concept of Operations) ne peut être qu’itérative : en France, l’Etat-major des Armées (EMA) l’a bien compris, et ses instances chargées de la doctrine « drones », comme le CICDE, s’appuient aujourd’hui largement sur les retours d’expérience observés sur le terrain pour faire émerger des concepts opératoires et réalistes.

2. L’interopérabilité est également un sujet central. Cette problématique est en effet directement reliée aux CONOPS et aux standards. La situation dans ce domaine n’est pas simple ; de fait, il existe dans toute opération multinationale des réseaux purement nationaux, et donc des niveaux de confidentialité différents qui nécessitent l’usage de passerelles adaptées (“Internal Exchange Gateway“ou « IEG ») pour faire dialoguer en toute confiance les domaines nationaux et le domaine « partagé » durant l’opération. Ici, les références Otan ne suffisent plus, comme on l’observe aujourd’hui sur les théâtres ouverts. Les Américains, en Afghanistan, par exemple, imposent du fait de leur présence massive en opérations des standards particuliers. L’exemple du système américain « Rover » qui permet de transmettre la vidéo prise par le pod de l’avion à des JTAC (guideurs au sol) est largement démonstratif de leur mainmise dans ce domaine. Rover n’a en effet jamais été un standard OTAN. Il est passé directement du standard national américain à un standard allié « de fait ». Les réseaux, dans leur ensemble, et particulièrement leurs points de convergence et de traitement (les fameux « C2 ») sont très concernés par ce modèle paradoxal.

3. L’organisation du commandement est elle aussi largement affectée par le travail en réseau. La possibilité d’échanges d’informations transverses tend ainsi à « écraser » les niveaux traditionnels de commandement, jusqu’ici plutôt verticaux. La hiérarchie garde ses vertus ! Mais on ne peut plus ignorer les effets des réseaux sur la sociologie et la pratique du commandement. Des concepts novateurs proposent donc aujourd’hui une organisation du commandement adaptée. Dans l’armée de terre, par exemple, les expérimentations menées dans le cadre de la NEB ont montré que le niveau du bataillon (GTIA ou Groupement tactique interarmes) correspondait à un échelon de synthèse où convergent et se focalisent les informations et les décisions. A ce niveau tactique, les réseaux permettent justement une appréciation de situation plus pertinente qu’hier. La délégation – et donc l’ autonomie d’action – gagnent logiquement en ampleur, sous réserve bien sûr du strict respect de l’effet opératif souhaité. A contrario, le commandement de niveau interarmées de théâtre – niveau opératif, donc , qui bénéficie lui aussi d’une capacité potentielle de « zoom tactique » grâce aux réseaux, doit éviter de tomber dans le piège du « micro-management », qui consiste à prendre la place du chef tactique depuis le PC : un travers très classique, mais incapacitant : réseaux ou pas, c’est le chef sur le terrain qui peut le mieux analyser la situation à laquelle il est confronté. Les réseaux sont là pour l’appuyer (c’est tout le sens d’enabling dans l’acronyme « NEC » déjà cité).

4. La gestion du flux d’informations au sein d’un réseau est elle aussi essentielle : « trop d’informations tuent l’information » ! Il faut savoir fusionner toutes les informations recueillies pour les « sublimer » en connaissance (processus dit « information to knowledge »), puis, au moyen de structures dédiées, de « router » cette information traitée aux différents responsables concernés, avec une priorité et une confidentialité ciblées. Cet enjeu « militaire » n’a rien de spécifique : l’algorithme de traitement du moteur de recherche Google ne fait pas autre chose avec les requêtes qui lui sont adressées : un tri, une validation, et une proposition limitée de choix classés par pertinence ! Mutatis mutandis, de telles structures de gestion des réseaux existent dans l’OTAN sous la forme de « knowledge management cells » ou « KMC ». Toutefois, cette gestion « en temps réel » des informations est encore éloignée de la perfection, bien que les progrès de « traitement de la connaissance » dans le cadre des C2 gagnent rapidement en consistance. Là encore, on observe clairement que la formation et l’entraînement des hommes utilisant des systèmes complexes est au cœur du sujet. Dans ce cadre, on peut citer l’exemple du CASPOA de l’armée de l’air française. Centre de formation des officiers en place dans les C2, il est de fait le premier centre d’excellence français de l’OTAN dans ce domaine stratégique.

gestion de l'informationDrones : l’obligation de remplacer l’interaction pilote
et opérateur de charge utile par la connectivité

(Crédit photo : M.F.L. de Vries, G.J.M. Koeners, E. Theunissen,
Exploring the Potential of Network Enabled Capabilities for UAV Crew Cooperation,
American Institute of Aeronautics and Astronautics, 2007)

La problématique industrielle
S’agissant des industriels, la problématique est d’un autre type. L’élaboration de réseaux complexes exige des compétences d’architectes de systèmes de systèmes. Ces spécialistes rares sont chargés de traduire sous forme technique le CONOPS décrit par les opérationnels. Pour réaliser leur mission, les industriels s’appuient généralement sur un « Battle Lab », laboratoire privé relié à un LTO (« laboratoire technico opérationnel ») de la DGA. L’objectif est de répondre directement au besoin par un travail « transverse », et non plus simplement en « série » suivant le schéma classique datant de la guerre froide (canoniquement : fiche de caractéristique militaire, appel d’offre et enfin réponse industrielle). Le nouveau processus, dit « en spirale », associe donc des opérationnels, des industriels et des ingénieurs de l’armement sur un même plateau.

Le LTO « Basilic » de la DGA dédié au programme « Scorpion » de l’armée de terre est un bon exemple de ce nouveau processus de travail en équipe intégrée. Dans le domaine aérien, la constitution d’un grand centre d’expérimentation étatique de type « Air Warfare Center » (AWC), où les industriels peuvent mettre à disposition des opérationnels des « produits » tout en bénéficiant en contrepartie des retours d’expériences et des concepts en maturation est une autre piste intéressante à suivre. Ainsi le CEAM (Centre d’Expériences Aériennes Militaires) de Mont-de-Marsan s’appuie aujourd’hui sur son centre de définition, d’expérimentation et de validation du SCCOA (« CDEVS ») pour muter vers une structure de type AWC. Un exercice complexe (dénommé ACTI) a été réalisé dans cette optique en juin dernier au CEAM. Il devait permettre aux pilotes et aux contrôleurs de l’armée de l’air de modéliser une utilisation quotidienne de la Liaison 16, sans AWACS, au moyen d’un équipement mis à disposition du Centre par un industriel spécialisé dans les liaisons de données tactiques et la simulation. Un exemple de première brique tangible d’une éventuelle montée en puissance concrète de l’AWC de Mont-de-Marsan.

En corollaire, se pose toutefois la question sensible de la passation des marchés. En effet, si le trinôme opérationnels/ industriels/ ingénieurs de l’armement constitue la seule solution pour élaborer intelligemment des systèmes de systèmes complexes, il se peut aussi, par construction, qu’il tende à terme à déroger par nécessité au Code des marchés publics. Les industriels ne peuvent-ils pas, dans ce cas, faire des propositions « non sollicitées » pour répondre à des besoins opérationnels complexes, tout en respectant la règle des marchés ? C’est une piste. En existe-t-il d’autres ? Il convient dans ce domaine d’être avant tout innovant et imaginatif, puisque nos concurrents ne s’interdisent pas de l’être.

Comme on vient de le montrer le sujet est vaste et touche à beaucoup d’aspects : politique, opérationnel, technique, organisationnel, voire éthique (on aurait pu ici parler des problématiques de sécurité des réseaux et de cyberguerre). Quoi qu’il en soit, un constat s’impose : Internet a bousculé notre vie, et on ne voit pas de raison que la réalité des opérations y échappe. Concrètement, c’est déjà le cas lorsqu’on observe les technologies utilisées par nos adversaires étatiques ou non étatiques. L’optimisation raisonnée des systèmes de systèmes est une des réponses à cette réalité. Ils modifieront profondément nos concepts opérationnels, mais leur justification, in fine, dépendra toujours de leur capacité à rester au service des soldats qui les mettent en œuvre.

L’humain à l’entrée et à la sortie de tout processus en réseau reste un impératif majeur.

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*** Posté le 14 septembre 2010