C’est en l’honneur de ces hommes que le premier bâtiment MLP (pour Mobile Landing Platform) a été nommé et baptisé le 2 mars 2013 à San Diego par Jackie Bolden, épouse de l’actuel directeur de la NASA et ancien Marine (également afroaméricain), le général Charles Bolden. L’US Navy Ship (USNS) Montford Point constitue une “révolution silencieuse” similaire à celle de ces hommes (dont trentecinq d’entre eux assistaient à la cérémonie), lesquels ont dû « se battre pour se battre » ainsi que le soulignait la députée Susan Davis, représentante du 53e district de Californie, dans l’un des discours inauguratifs, et sont parvenus grâce à leur courage et leur détermination à faire évoluer les perceptions et les mentalités. Et ce, à plusieurs titres :

– Au niveau opérationnel, le MLP est précurseur, en ce sens qu’il est conçu pour devenir un “port à la mer” [1] et la pièce centrale de la nouvelle stratégie de Seabasing (que l’on pourrait traduire par “stratégie de prépositionnement opérationnel”) de l’US Navy et du Marine Corps, lesquels pourront ainsi faire abstraction de l’absence d’infrastructures à terre pour mener une opération amphibie de longue durée ou de forte intensité. Dès son déploiement prévu en 2015, le MLP jouera le rôle d’aire de stockage relais entre des navires prépositionnés, tels que les Ro-Ro de type LMRS (Large, Medium Speed Roll-on Roll-off Ship), les navires de soutien de type T-AKE (Dry Cargo-ammunition), ou encore les navires à grande vitesse JHSV (Joint High Speed Vessel) d’une part et les forces débarquées d’autre part. Différentes méthodes de chargement sont envisagées, dont peut-être à terme une rampe articulée. Les engins de débarquement LCAC (Landing Craft Air Cushion) et leurs successeurs SSC (80 Ship-to- Shore Connector doivent être livrés à la marine américaine à l’horizon 2029) étant capables d’accoster directement sur le MLP via trois rampes d’accès latérales seront utilisés d’abord pour les transbordements entre ces bâtiments de transport et le MLP, puis pour acheminer le matériel de ce dernier à terre. Lors du baptême de l’USNS Montfort Point, le viceamiral Mark Buzby, commandant du Military Sealift Command, lequel inclura donc à terme trois, voire quatre, MLP, estimait que ce nouveau navire « offre à l’US Navy la capacité de passer au stade supérieur en termes d’opérations avancées » et appelait ses hommes à « utiliser leur imagination pour organiser équipements et capacités à son bord (…). La souplesse de ce navire permet d’« improviser, de s’adapter, et de triompher », exactement comme les Devil Dogs, dont c’est la devise et desquels ce premier MLP tient son nom.

La spécificité de ce bâtiment logistique est en effet sa polyvalence et adaptabilité à toutes sortes de mission – qu’elles soient humanitaires (avec possibilité de loger un hôpital), de combat (avec possibilité d’emport de véhicules ou de structures de commandement et capacité de soutien des Marines une fois déployés au sol), ou encore d’entraînement – et de services ship to ship et ship to shore. Pour l’amiral Buzby, le MLP constitue la partie manquante du puzzle permettant au concept de seabasing de véritablement prendre corps en s’associant aux nouveaux navires de dernière génération en cours de déploiement (tels le T-AKE, fabriqué par le même chantier naval). Du fait de ces innovations, la fonction du MSC au sein de l’US Navy ne se limite plus à une fonction de soutien classique et est en train d’évoluer fondamentalement en termes de concept opérationnel. Le général Amos, commandant du Marine Corps, également présent à la cérémonie d’inauguration du MLP1, partage ce point de vue : s’exprimant au nom du secrétaire de la Marine, Ray Mabus, il a estimé à cette occasion que ce nouveau navire est sur le point de fondamentalement transformer les opérations amphibies en devenant une « force de l’avant de protection contre l’incertitude ».

Le vice-amiral David Lewis, Program Executive Officer Ships, responsable de l’acquisition des bâtiments de surface de l’US Navy, est allé, quant à lui et à cette même occasion, jusqu’à caractériser le MLP comme faisant partie de la troisième génération de navires modulaires après le porte-avions et les bâtiments amphibies.

– Au niveau de sa fabrication, le MLP constitue également dans le paysage des chantiers navals américains une révolution silencieuse, puisqu’il sera livré dans le respect du calendrier prévu et en deçà du coût. Initié en 2009, puis annulé pour des raisons budgétaires, le MLP a été “ressuscité” en 2011 grâce à l’initiative de Frederik Harris, président de General Dynamics NASSCO (National Steal and Shipbuilding Company), consistant à proposer un navire répondant à hauteur de 80 % de l’expression de besoins initiale à un coût inférieur à 50 % du montant initial. Lors d’un entretien, ce dernier expliquait les raisons sousjacentes à l’évolution des pratiques en cours : « La Marine américaine a beaucoup plus conscience des contraintes budgétaires et il est maintenant possible d’orienter la conception d’un navire davantage en fonction des coûts que des sur-spécifications, qui étaient devenues monnaie courante au fil du temps. En interaction avec cette dernière, nous avons ainsi été en mesure de définir les expressions de besoin majeures que nous étions certains de fournir au prix proposé, quitte à ajouter de nouvelles capacités plus tard. »

Pour proposer et respecter de telles réductions de coût, Fred Harris s’es inspiré de deux expériences : celle du monde commercial, puisque le MLP1 est conçu sur le modèle amélioré et customisé des tankers de la classe Alaska fabriqués pour la British Petroleum (d’où l’espace de chargement central inhabituellement vaste en lieu et place des cuves de carburant) ; et celle des meilleurs chantiers navals au monde, à savoir, pour le CEO de NASSCO, les Coréens : « Jamais un chantier naval coréen ne commencera la construction d’un navire si la conception de ce dernier n’est pas réalisée à 100 %, si le planning n’est pas totalement achevé, et si la totalité des matériels nécessaires ne sont pas disponibles. » Les chantiers navals américains commencent traditionnellement la construction à 80 % de ce processus, alors que de l’expérience d’Harris, les 20 % restant sont les plus difficiles (et donc les plus chronophages) à réaliser, ce qui explique en partie les dérives de coût et de délais. Un partenariat s’est ainsi développé avec les chantiers navals coréens et NASSCO a importé nombre de process (de type Lean sigma) et de technologies (notamment en matière sidérurgique) lui ayant permis de combler le retard qui était le sien en termes de productivité et de qualité. Les avantages de ces améliorations se manifestent au niveau de la fabrication grâce à un personnel mieux formé, plus responsable et plus motivé, mais aussi de la maintenance (diminution du nombre de pièces ; espaces de maintenance modulables et plus spatieux ; etc).

Le résultat est un navire avoisinant le tonnage d’un porte-avions (80 000 tonnes en charge), un espace de chargement de 25 000 m2, et un équipage se limitant à trente quatre personnels de la Marine marchande – devenant Civil Service Mariners (CIVMAR) en passant sous l’autorité du Military Sealift Command et passant entre quatre et neuf mois d’affilée en mer dans des conditions souvent difficiles –. L’USNS Montford Point ne fera pas exception, puisqu’en station de “port à la mer”, il doit permettre à son équipage de faire face à une mer agitée à forte [2]…

[1] Pendant la Seconde guerre mondiale, les deux ports artificiels dits « Ports Mulberry » conçus par les Britanniques répondaient au même souci, à savoir être en mesure de soutenir une opération amphibie sans accès côtier. Les Allemands avaient développé un prototype et les Britanniques construirent deux ports à Omaha Beach (Mulberry «A» pour Américain) et Arromanches (Mulberry «B» pour Britannique) : seul ce dernier – Port Winston (Churchill fut l’un des rares à prendre ce projet au sérieux) – fut opérationnel, le premier n’ayant pas survécu à une tempête. Constitué de jetées, de quais de déchargement et de voies flottantes, il permit notamment au cours des dix mois ayant suivi le débarquement de renforcer l’effort allié avec 2,5 millions d’hommes, 500 000 véhicules et 4 millions de tonnes de ravitaillement.

Crédits photos © Lieutenant Ed Early, US Navy Visual News Service, 10 avril 2010

[2]- De force 4 à 5 à l’échelle de Douglas.