(par Murielle Delaporte) – Le mois dernier, le Général Jean-Paul Paloméros est intervenu dans le cadre d’un petit déjeuner organisé par le Club de l’Audace, dont le but est de favoriser l’interaction de membres issus de milieux professionnels complémentaires (chefs d’entreprises, hauts fonctionnaires, financiers, attachés parlementaires, etc) autour d’un thème d’actualité. Le thème sélectionné par l’ancien Chef d’Etat-major de l’armée de l’Air (2009-2012) et ancien Commandant Suprême Allié Transformation (SACT) au sein de l’OTAN (2012-2015) était le suivant : « Les perspectives d’une défense européenne à l’éclairage du Brexit : quelle articulation avec l’OTAN ».
Faisant écho à l’initiative franco-allemande présentée en septembre à l’ensemble de l’Union européenne dans le cadre du Sommet de Bratislava et sans nier les défis posés par le BREXIT, le Général Paloméros a ainsi estimé que le départ des Britanniques des institutions européennes devait être considéré comme une opportunité pour apporter un nouveau souffle à la construction d’une véritable « Europe de la défense », telle que l’avaient rêvé les Pères fondateurs de l’Union européenne en vue d’une défense de l’Europe s’inscrivant dans la durée. Ne pas rater le coche en bâtissant celle-ci sur un « triptyque politique-économie-défense » solide est, pour ce Chef militaire unanimement respecté, le devoir de la génération actuellement en charge au nom de la paix et de la prospérité de celles qui suivent…
Dissociant « défense de l’Europe » et « Europe de la défense », le Général Paloméros a appelé de ses vœux une réflexion nécessaire devant s’inspirer du passé tant cette question s’avère depuis des années « mal menée – et malmenée -, galvaudée et schématisée ». Il en a comparé la construction à celle de l’assemblage d’un puzzle réalisé à l’aveuglette sans modèle d’image. Ce sont ce modèle, cette image, cette vision d’ensemble qui, pour lui, doivent se refléter dans une véritable ambition politique en complétant l’approche « bottom up » actuelle par une approche « top down ».
La défense de l’Europe : un nouveau souffle, un « moment à saisir »
Pour le Général Paloméros, au travers des questions de sémantique « Défense européenne / Europe de la Défense » se trouvent déjà nichés « le problème et la confusion dans les catégorisations ». Abordant le second pan du sujet sur lequel il s’exprimait, il rappela ainsi que les Européens ne sont pas les seuls à s’occuper – et se préoccuper – de la défense de l’Europe : « Les Etats-Unis s’en occupent à nos côtés et l’Alliance atlantique a été créée à cet effet avec trois objectifs :
- Stopper l’expansionnisme soviétique ;
- Eviter la résurgence des nationalismes (tels celui de l’Allemagne nazie) ;
- Abriter l’Europe dans sa reconstruction, le Plan Marshall ayant construit un terrain propice aux Trente Glorieuses. »
Aspirant au maintien de relations transatlantiques fortes et d’une vision commune quelle que soit la nouvelle administration américaine, il a souligné qu’il était du devoir des Européens de rééquilibrer l’Alliance atlantique, pour que le Vieux Continent y prenne toute sa place. Dans la lignée du pilier européen auquel aspirait John Kennedy, les Américains d’aujourd’hui – qui assurent 70 % des dépenses de l’OTAN – sont de fait les premiers à souhaiter une telle évolution, et ce d’autant plus que d’autres théâtres, tels que le Pacifique, nécessitent aussi leur attention, tandis qu’ils se sont épuisés sur d’autres (Irak ; Afghanistan).
La difficulté réside, pour celui qui a mené pendant trois ans la transformation au sein de l’OTAN en incitant les Etats membres à s’engager à dépenser 2% de leur PIB en défense, dans le fait que les Européens du Nord, de l’Est et du Sud ne partagent pas tous les mêmes perceptions de la menace, alors que celle-ci n’a jamais été aussi prégnante. Entre la résurgence des menaces classiques à ne pas sous-estimer – le réarmement russe et la prolifération des armes balistiques – et l’émergence de nouvelles menaces – cyber-terrorisme par exemple -, « tous les espaces – air, terre, mer – sont contestés : l’espace demeure un havre de paix relatif avec la vision d’un bien commun que l’on souhaite partager, mais même là, certaines ruptures et dysfonctionnements dans l’espace ne sont pas le fruit du hasard ». Le fait que Moscou consacre 5% du PIB russe à la modernisation de son appareil militaire, que des armements dits de déni soient déployés (tels les missiles Iskander à Kaliningrad) et empêchent les Européens de porter assistance à leurs voisins baltes ou dans le sud de l’Europe, que l’arme nucléaire soit maintenant réintroduite dans la doctrine d’emploi de l’armée russe (et jusque dans les exercices d’entraînement de cette dernière) en parfaite violation du Traité INF, tout cela inquiète l’ancien SACT au plus haut point. « Face à ces menaces complexes et variées, les Européens n’ont d’autre choix que de faire face dans la durée et de gérer les déséquilibres (ressources ; luttes de pouvoir ; énergie ; etc), les crises (notamment en Afrique) et leurs conséquences (migration et terrorisme). Seule une puissance européenne intégrée et éclairée doit le faire. » Pour le Général, l’Europe doit donc s’organiser, mais comment ?
L’Europe de la défense : retrouver l’esprit des Pères fondateurs
« Mon poste à Norfolk m’a conduit à réfléchir sur la nécessité de s’inspirer du passé pour préparer l’avenir. Si des problèmes de fond se sont toujours opposés à la construction d’une défense européenne digne de ce nom, il ne faut à mon sens pas perdre la foi. Il convient de changer de méthodes et de repartir sur des bases plus saines, plus ambitieuses et plus stables. C’est le bon moment, car les Européens ont aujourd’hui davantage conscience des risques pesant sur leur sécurité qu’il y a encore quelques années, où les dividendes de la Paix dominaient encore le débat, tandis que le BREXIT, difficulté majeure pour l’Europe, constitue aussi une opportunité pour construire de nouvelles bases. Les questions fondamentales remontent aujourd’hui à la surface et il existe des solutions. Nous n’avons pas tout essayé…» a expliqué le Général Paloméros.
Rendant hommage aux Pères fondateurs, tels Robert Schuman et Jean Monnet, qui, à la sortie de la Seconde guerre mondiale ont su construire les bases d’une « Europe prospère, apaisée et partageant des valeurs communes », il rappela le succès de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier), mais aussi les tentatives avortées de créer une communauté politique européenne et la communauté européenne de défense (CED) rejetée par la France en 1954. « Nous n’avons jamais réussi depuis à faire revenir cette idée d’intégration profonde, de créer cette unité lorsqu’elle était possible (…) sur la base du triptyque magique « politique, économie et défense. (…) Sans faire de procès, il est clair que ne sachant pas définir le « quoi », nous l’avons remplacé par le « comment », c’est-à-dire la construction de structures… »
Louant l’existence d’une approche « Bottom up » se reflétant dans le bon fonctionnement de nombreux accords solides entre membres d’une Europe de la défense à géométrie variable, comme le groupe de Weimar par exemple, ou encore le Traité de Lancaster entre la France et le Royaume Uni qui ne sera pas remis en question par le BREXIT, il a cependant déploré l’absence d’une approche « Top down », c’est-à-dire d’une ambition politique permettant de positionner les enjeux stratégiques en haut de l’échelle des priorités. « BREXIT et la perception accrue de la menace ont entraîné un phénomène relevant du domaine de l’émotionnel. Il faut saisir le moment (…) pour mettre en phase les acteurs et les leviers (…) même si l’on ne construit pas sur l’émotion », a-t-il rappelé. Il existe des solutions, telles le commandement de transport aérien (EATC) qui fonctionne bien, ou encore la Brigade franco-allemande, qui au contraire se sent sous-employée ; il existe aussi des projets porteurs – tels que la création d’un centre de gestion de crise moderne « qui devrait être l’étape numéro un et au sein duquel le partage de l’information serait la clé d’un véritable partage de valeurs et d’une politique de prévention et d’action », ou encore l’idée de l’ancien ministre de l’économie, Thierry Breton, d’un fonds européen de sécurité et de défense permettant une véritable mutualisation des moyens (également susceptible de prévenir l’occasion manquée que fut le récent changement de position du gouvernement polonais eu égard à l’acquisition initialement prévue d’hélicoptères Caracal). Mais pour l’ancien haut responsable, les outils ne peuvent fonctionner que s’il existe aussi « une bonne gouvernance (…) et que le débat est porté sur le front politique (…), de façon aussi à entraîner les jeunes qui ne sont pas assez impliqués dans un débat qui les intéresse pourtant au premier plan. »
Même si – ou plutôt parce que – les défis sont là (« une Europe à 27 est moins forte qu’à 28 » ; « la France va se retrouver seule puissance nucléaire européenne au conseil de sécurité »), il est indispensable, pour Jean-Paul Paloméros, de repartir sur les traces et sur les bases des six pays fondateurs (Italie, France, Allemagne et Bénélux) pour se poser les bonnes questions : « l’espoir n’a jamais été une stratégie, mais il est en ce moment palpable et il est utile… », a-t-il conclu.
Crédit photo © http://www.legrain2sel.com/, 13 octobre 2016