Par le Lieutenant-Colonel (ER) Michel Klen, essayiste, auteur d’ouvrages sur le renseignement, la désinformation et  du document historique traitant de « La tragédie algérienne » (Dualpha)

*** Cet article a fait l’objet d’une publication  sous le titre ” La polémique du 19 mars ” par la Revue de la défense nationale en décembre 2017 (disponible sur le site de la RDN >>> http://www.defnat.comet est ici rediffusé avec l’accord de son auteur

Tous les ans, la journée du 19 mars fait l’objet d’une vive polémique. D’un côté, il y a ceux qui entendent célébrer la date du cessez-le-feu en Algérie, censé mettre fin à une guerre douloureuse de près de huit ans. De l’autre, il y a les associations qui s’opposent fermement à cette commémoration et qui estiment qu’elle constitue le début de règlements de compte sanglants à l’encontre des Pieds-noirs et des Harkis, en violation flagrante des accords d’Evian signés le 18 mars 1962. Pour éteindre cette controverse lancinante, le président Jacques Chirac avait proposé en 2003 le 5 décembre comme « journée nationale d’hommage aux morts pendant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie (1952-1962). » Cette date, volontairement neutre, ne correspond à aucun événement politique ou militaire, mais elle est celle de l’inauguration en 2002, quai Branly à Paris, d’un mémorial des combattants morts pour la France en Afrique du Nord (AFN). La même année, une journée d’hommage aux Harkis a été instituée le 25 septembre. En février 2005, un décret associe au souvenir du 5 décembre « les rapatriés d’AFN, les personnes disparues et les populations civiles victimes de massacres et d’exactions. » Et c’est bien là que le bât blesse. Ces séquences de violences abominables à l’encontre de la population européenne et des supplétifs musulmans servant dans l’armée française se sont produites dès le lendemain du 19 mars 1962. C’est la raison pour laquelle, bon nombre d’anciens combattants et la majorité des Pieds noirs et des Harkis (et leurs descendants) refusent de s’associer à cette journée repère qui a marqué le début d’une période effroyable de tueries et d’un exode pathétique.

 Du 19 mars aux cent jours de l’horreur

Le cessez-le-feu supposé entrer en vigueur le 19 mars est très vite violé par la partie algérienne qui ne pourra empêcher les atrocités à l’encontre des Européens et des Harkis. L’acte de l’arrêt officiel des affrontements est également combattu par l’OAS (Organisation de l’armée secrète) et les partisans de l’Algérie française. Une guerre civile entre Français vient alors ébranler le tissu social. Entre le 19 mars 1962 et la déclaration d’indépendance au début du mois de juillet, l’Algérie est noyée dans un bain de barbarie où les attentats, les nuits bleues, les fusillades, les assassinats, les représailles, les haines et les rancœurs transforment cette terre du Maghreb en un bateau ivre qui s’enfonce dans une tempête meurtrière. Ce sont les cent jours de l’horreur. Cent jours de terreur alors que la France et la rébellion algérienne ont signé la paix ! Une paix qui a une odeur de poudre et un goût écœurant de sang. Dans cet aire de feu, l’échiquier social est bouleversé et les règlements de compte sont généralisés : OAS contre gaullistes, Barbouzes[1] contre OAS, FLN (Front de libération nationale) contre MNA (Mouvement national algérien de Messali Hadj), modérés du FLN contre radicaux du FLN, FLN contre Pieds-noirs, FLN contre Harkis, Kabyles de la montagne contre Arabes de la ville, wilayas[2] entre elles, combattants algériens de l’intérieur contre ceux de l’extérieur stationnés au Maroc et en Tunisie, politiques du FLN contre militaires de l’ALN (Armée de libération nationale). Parmi les tragédies les plus terrifiantes, les chroniqueurs ont surtout retenu : la tuerie du 23 mars dans le quartier d’Alger de Bab-el-Oued, le fief de l’OAS que les forces de l’ordre tentaient d’investir, et le drame de la rue d’Isly le 26 mars où des manifestants qui tentaient de rejoindre Bab-el-Oued sont bloqués par des militaires. Dans ces deux événements, le bilan est horrifiant : plusieurs dizaines de morts et plus d’une centaine de blessés.

L’OAS sera finalement décapitée après l’arrestation de ses principaux dirigeants  le 25 mars (général Jouhaud) et le 20 avril (général Salan). Le baroud de désespoir et la politique de terre brûlée que livreront quelques irréductibles de l’organisation jusqu’à la fin du mois de juin ne changeront pas le cours des événements. L’Algérie obtiendra son indépendance le 5 juillet après le succès du référendum le 1er juillet en faveur de la souveraineté algérienne.

Dans ces cent jours de l’horreur, il faut aussi inclure la tragédie des pieds-noirs et le calvaire des Harkis. Déboussolés par les palinodies du pouvoir politique, traumatisés par les scènes déchirantes à répétition et soumis aux menaces des  irréductibles du FLN, les neuf cent mille Européens n’ont plus d’autre choix, en ce milieu de l’année 1962, que de prendre le chemin affligeant de l’exil. La plupart sont contraints d’abandonner la plus grande partie de leurs biens sur place. Le dilemme est cruel : la valise ou le cercueil. Le comble des atrocités est atteint le 5 juillet à Oran. Ce jour-là, alors que le nouvel Etat algérien indépendant n’a que quelques heures d’existence, un ouragan meurtrier d’hystérie déferle dans les quartiers Européens. Des Pieds-noirs sont enlevés, mitraillés ou égorgés par des bandes incontrôlées d’enragés. L’armée française ne peut s’opposer au carnage, car elle a reçu l’ordre de Paris de ne pas intervenir. Des centaines d’Européens sont ainsi sauvagement assassinés. Le nombre exact de victimes ne sera jamais connu[3]. Sur cet événement terrible, de nombreux témoignages ont été relatés. Parmi les plus poignants, celui du sous-lieutenant Jean-Pierre Chevènement, qui effectuait son service militaire à sa sortie de l’ENA, comme chef de cabinet adjoint au préfet d’Oran. Le futur ministre de François Mitterrand a notamment souligné le rôle trouble des ATO (auxiliaires temporaires occasionnels), une sorte de police parallèle composée dans la précipitation de musulmans nommés par le nouvel Exécutif algérien, des gens peu sûrs et qui n’avaient aucune formation[4].

Le sort des Harkis est également émouvant. Qualifiés de traîtres par leurs coreligionnaires, ils subissent des représailles sanglantes après le 19 mars. Le bilan précis du carnage à l’encontre de cette communauté qui s’est battue dans les rangs de l’armée française reste imprécis : entre cent mille et  cent cinquante mille tués  (la plupart égorgés) ou disparus. Dès les premiers massacres, des milliers de Harkis vont demander à s’expatrier en métropole. Toutefois, les mesures d’insertion de ces  combattants musulmans ne sont pas adaptées à l’urgence de la situation et à l’ampleur de la tragédie. Comme pour les Pieds-noirs, l’Etat français a été complètement dépassé par la gravité des événements. Les supplétifs qui ont réussi à échapper aux tueries seront hébergés dans des conditions précaires dans des camps situés dans le sud de la France (Larzac, Rivesaltes, Saint Maurice l’ardoise, …). Au total, près de vingt mille Harkis trouveront officiellement refuge en métropole, alors que les demandes étaient cinq fois supérieures. A noter que beaucoup de militaires français, déconcertés par la politique de Paris, désobéiront aux directives gouvernementales et organiseront des filières d’accueil pour ces soldats et leurs familles complètement désorientés.

Châteaux de sable à Evian

Les accords signés dans la station thermale de Haute-Savoie ont bien ouvert la voie au processus final qui a abouti à l’indépendance de l’Algérie. Mais ils ont sacrifié sur l’autel de la raison d’Etat la communauté européenne et les Harkis. Comme des châteaux de sable, ces constructions éphémères qui disparaissent au gré des vagues et du vent, l’ensemble des promesses concernant la protection des minorités pro-françaises s’est effondré sous le choc d’une vengeance cruelle.  Ce constat a été dénoncé par d’éminents intellectuels. Parmi ceux-ci : Maurice Allais. Le prix Nobel d’économie en 1988 et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, a lancé un appel à la conscience universelle dans son livre L’Algérie d’Evian, publié au lendemain de ce qu’il qualifiait des « non accords d’Evian » ou « accords déviants .» L’économiste soutenait notamment « que l’exclusion de la minorité française et musulmane pro-française des négociations d’Evian, immorale par elle-même, a constitué une lourde faute politique ; » […] « que le peuple français a été trompé sur le sens et la portée réelle de ces accords ; » […] « que la politique suivie revient à abandonner sans défense la minorité française et musulmane pro-française à un pouvoir dont on ne sait rien et dont on peu justement tout craindre, et cela avec l’aide de la force armée. » Déclaration prémonitoire.

Pour les victimes des accords d’Evian, le 19 mars ne peut donc pas constituer un moment solennel de commémoration. Sur cette thématique bouleversante, écoutons la réflexion empreinte de sagesse de François Mitterrand (ministre de l’Intérieur puis Garde des Sceaux pendant la guerre d’Algérie), émise lors de sa première conférence de presse le 24 septembre 1981, quelques mois après son élection à la présidence :

« Le 19 mars ne peut pas être la date pour célébrer les victimes de la guerre d’Algérie. […]. Le 19 mars ne peut pas être la date pour célébrer le recueillement. […]. Une telle décision entraînerait la confusion dans la mémoire de notre peuple. […]. Ce n’est pas l’acte diplomatique rendu nécessaire à l’époque qui peut s’identifier à un grand moment de notre Histoire, d’autant plus que d’autres victimes se sont ajoutées après le 19 mars. […]. Il ne convient de froisser la conscience de personne. »

Tout est dit dans cette méditation lumineuse de l’homme qui aimait laisser du temps au temps. Trois décennies plus tard, un autre président de la République, Nicolas Sarkozy renchérissait : « Choisir la date du 19 mars, que certains continuent à considérer comme une défaite militaire de la France, c’est en quelque sorte adopter le point de vue des uns contre les autres, c’est considérer qu’il y a désormais un bon et un mauvais côté de l’Histoire et que la France était du mauvais côté. […]. Pour qu’une commémoration soit commune, il faut que la date célébrée soit acceptée par tous. Or chacun sait qu’il n’en est rien, le 19 mars reste au cœur d’un débat douloureux. »[5]

 La bataille des mémoires

La polémique du 19 mars est au cœur d’une bataille des mémoires qui s’opposent sur un sujet particulièrement sensible. Le retour sur un passé qui n’arrive pas à passer agite toujours les consciences. Cette controverse a été prise en compte par différents présidents de la République, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande, qui , avec le recul du temps, ont reconnu la responsabilité de l’Etat français dans la gestion de la problématique douloureuse concernant les rapatriés et les Harkis. Les Pieds-noirs ont été plongés dans un conflit cruel d’identité qui a alimenté un trouble persistant touchant aux notions de pays et de nation. Pour ces Européens, leur pays reste l’Algérie, mais leur nation c’est la France. Un pays qui les a chassé, mais une nation qui ne leur a pas offert les conditions d’accueil qu’ils attendaient lorsqu’ils ont été contraint à l’exode. Ce terrible sentiment d’injustice a laissé des stigmates profonds. Les Harkis demeurent aussi traumatisés par la même équivoque. Leur pays, c’est l’Algérie. Un pays qu’ils ont renié et qui les a répudiés, mais une terre à laquelle ils sont profondément attachés. Leur nation, c’était l’Algérie française, un concept que les autorités leur avaient promis et que le vent impitoyable de l’histoire  a transformé en un douloureux mirage. Ceux qui ont réussi à s’installer en métropole espéraient une terre promise, mais ils se sont établis sur une terre tout juste permise. Ils rêvaient d’une mère patrie, mais ils ont trouvé une patrie amère.

Toutes ces blessures nous rappellent que, dans certains esprits, la guerre d’Algérie a laissé un contentieux difficile à effacer. Plus d’un demi-siècle après cet événement, le sujet reste particulièrement sensible. C’est la raison pour laquelle, le comité national d’entente s’est opposé au choix du 19 mars pour commémorer ce conflit qui a déchiré la société française. Ce comité a une voix éminente car il  représente une soixantaine d’associations patriotiques du monde combattant (Union nationale des Combattants, Fondation Maginot, …), de soutien à l’institution militaire (Association de soutien à l’armée française ASAF) et des anciens élèves des grandes écoles militaires (Saint-Cyrienne, Ecole navale, Ecole de l’air, Polytechnique, …), soit plus d’un million cinq cent mille membres. Dans ce processus controversé du souvenir, il faut inclure les militaires français disparus. Ce devoir de mémoire a été pris en compte par le général Henry-Jean Fournier qui a fondé « SOLDIS ALGERIE », l’Association nationale pour la mémoire des militaires français disparus en Algérie dont le nombre est estimé entre quatre cents et six cents. Cette organisation affiche un double objectif : à court terme, dresser une liste de tous les Français disparus pour entreprendre, le moment venu, la recherche des corps, leur identification et leur inhumation ; à long terme, élever un monument à la mémoire de ces combattants oubliés afin d’offrir à leurs familles et à leurs compagnons d’arme un lieu de recueillement.

On le voit bien, la guerre d’Algérie est loin d’être terminée dans l’imaginaire collectif. L’ancien prix Nobel de littérature, pied-noir, Albert Camus, nous avait prévenu : « De l’Algérie, on ne guérit jamais. »

 

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[1]    Réseaux gaullistes qui sous couvert du MPC (Mouvement pour la coopération) ont infiltré des agents de renseignement dans les villes pour combattre l’OAS. Le terme a été emprunté à Dominique Ponchardier dans son roman Les gorilles.

[2]    Divisions administratives et régions militaires. Le FLN avait divisé l’Algérie en six wilayas.

[3]    Les associations de rapatriés avancent le nombre de 3000 disparus ou massacrés le 5 juillet 1962 à Oran.

[4]    J-P Chevènement, Le temps de décider, Robert Laffont, 2002.

[5]    Le Figaro, 17 mars 2016.

 

Illustration © https://www.humanite.fr/node/153836