Devoir de mémoire, tourisme de mémoire, devoir d’Histoire – Suite et fin

Les possibles incarnations du tourisme de mémoire associé à la Grande Guerre

Le tourisme de mémoire est né de la Grande Guerre. D’abord lieux de pèlerinages pour les familles endeuillées, les champs de bataille sont devenus peu à peu des lieux de recueillements et de mémoire autour desquels se sont peu à peu agrégés des infrastructures d’accueil, des centres d’interprétations ou musées, des lieux où se reposer et se restaurer pour les familles ayant fait un long trajet pour rejoindre les lieux de mémoire.

Le tourisme de devoir se situe au carrefour d’une logique civique (éveiller les consciences des nouvelles générations, incarner l’Histoire) et d’une logique commerciale (renforcer la dynamique économique des territoires en créant de la valeur autour du patrimoine mémoriel français). Au cœur du tourisme de mémoire se trouvent notamment les cimetières et musées nationaux, mais aussi ce que l’on appelle les hauts lieux de mémoire. Ces derniers sont au nombre de neuf, dont deux pour la Première Guerre mondiale (les nécropoles nationales de Notre-Dame de Lorette et de Douaumont). Ces deux dernières constituent une incarnation emblématique du devoir de mémoire et sont devenues des lieux incontournables de ce type de tourisme. Avec le centenaire de la Grande Guerre, chacun a trouvé maintes occasions de faire vivre le tourisme de mémoire autour des commémorations des grandes batailles (Verdun, La Somme, Amiens…), en invitant le maximum d’écoliers de tous âges à se rendre dans les nécropoles et les cimetières ou à des spectacles de son et lumière consacrés à la vie des Poilus (Meaux), en vivifiant le contenu des musées et des centres d’interprétations autour de nombreuses expositions temporaires et thématiques.

Faire vivre le devoir de mémoire notamment celui associé à la Grande Guerre est une nécessité morale pour l’unité de notre pays et celle de l’Union européenne. Cette impérieuse nécessité s’accompagne aujourd’hui d’enjeux économiques qui s’incarnent dans ce que l’on nomme désormais le tourisme de mémoire. Sans nullement remettre en cause le bien-fondé de ces actions, il nous paraît important d’éviter deux écueils inhérents au devoir de mémoire que sont la sacralisation excessive (qui peut s’incarner dans une victimisation à outrance, voire une instrumentalisation de la mémoire douloureuse) d’une part, la tentation du repli communautariste d’autre part. Ainsi, si nous prenons le cas des nécropoles, ces dernières n’auront pas le même sens pour un européen que ce dernier soit français, allemand ou britannique. Chacun abordera ses lieux selon son récit national et affectif propre et ne pourra dépasser ces derniers que via la promotion d’une juste mémoire que seul un devoir d’histoire permet.

Le devoir d’Histoire : un incontournable point d’équilibre

Il existe une tentation permanente de manipulation de la mémoire. Cette dernière peut trouver sa source dans une ambition politique, électoraliste, idéologique, religieuse, fanatique, voire terroriste. Seule l’Histoire – de par sa démarche et de par son prosaïsme, comme le dit Pierre Nora – permet de tenter de regarder notre passé en face et de manière vivante. On ne cesse jamais d’écrire l’Histoire, ne serait-ce que  parce que cette dernière se découvre au fur et à mesure des découvertes et des recherches menées par les historiens. Le devoir de mémoire, s’il n’est pas encadré par un devoir d’histoire, manque sa finalité qui demeure la promotion de la véracité, de la responsabilisation, ainsi que du pardon et de la réconciliation des peuples et des Hommes. Il y a une dimension émotionnelle propre à la mémoire que l’histoire neutralise. Non pas que l’histoire ne véhicule aucun affect, mais bien parce que cette dernière procède par une mise à distance raisonnée de l’émotion pour se concentrer sur les faits ou preuves tangibles replacés dans leur contexte d’origine.

Le devoir de mémoire nous est nécessaire pour ne pas oublier trop aisément ce que nous souhaitons bien souvent écarter de nos vies et qui finit pour cette raison même par nous rattraper. Le tourisme de mémoire permet d’entretenir le souvenir en finançant les infrastructures qui font les lieux de mémoire. Le devoir d’histoire est l’aiguillon qui doit permettre de corriger les excès potentiellement inhérents à ces deux concepts à savoir la victimisation et le repli communautariste d’un côté et le mercantilisme sans dignité d’autre part.

En cette période de souvenirs et de (re) découvertes sur ce que fut la Grande Guerre pour nos aïeux, par respect pour leurs mémoires et leurs jeunesses sacrifiées, il nous revient de rendre hommage sans instrumentaliser, de tenter de découvrir sans prétendre incarner la Vérité, de méditer sans trop moraliser ce moment de l’Histoire de l’humanité. Car il faut bien, in fine, que nous ayons l’humilité de reconnaître que nous ne pourrons jamais vraiment absolument comprendre la Grande Guerre et que cet état de fait doit nous conduire définitivement à préférer la véracité à la Vérité…

Illustration telle que reproduite sur le site : https://verdun-meuse.fr/index.php?qs=fr/lieux-et-visites/fleury-devant-douaumont,-terre-de-reconciliat