Par Romain Petit – L’environnement pour les armées : un enjeu stratégique de développement durable

La guerre du Vietnam frappera lourdement les esprits et les opinions de la communauté internationale. Avec la fin de ce conflit traumatique à maints titres, la guerre est désormais comprise comme un vecteur de perturbation majeure de l’environnement.  Cet état de fait va conduire les Etats et donc par extension les armées à revoir leur rapport avec l’environnement. C’est dans le cadre de ce changement de mentalités majeur que va être adoptée la Convention sur l’emploi militaire de l’environnement (EMMOD) de 1976 qui interdira la dégradation de l’environnement comme arme de guerre. De facto, la Convention EMMOD interdit l’utilisation « des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles ».

En ce sens, on peut dire que la Convention EMMOD constitue bien un changement de paradigme dans la conduite des hostilités. Ce changement s’inscrit dans la promotion des valeurs du Droit international humanitaire (DIH) qui interdit également le fait d’utiliser l’environnement comme arme de guerre à double-titre :

  • au nom de ses principes fondamentaux, dont notamment ceux de distinction, de précaution, de proportionnalité et d’interdiction des maux superflus et des souffrances inutiles [1] ;
  • au nom des articles 35 et 55 du protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1977, relatif à la protection des victimes des conflits armées internationaux (CAI). Ces derniers soulignent l’intention de protéger les individus comme l’environnement. En effet, le protocole interdit d’user de : « méthodes ou moyens de guerre dont on peut s’attendre qu’ils causent des dommages étendus, durable et graves à l’environnement naturel ».

La Convention EMMOD a contribué à la progression du droit de l’environnement qui est aujourd’hui codifié dans plus de trois cents traités multilatéraux : on citera les fameux protocoles de Montréal sur la couche d’ozone de 1990 et de Kyoto de 2005 sur les changements climatiques, ou encore l’accord de Paris sur le climat de 2015 signé lors de la COP 21. En parallèle de cette montée en puissance de la juridiction internationale sur les questions de respect de l’environnement, force est de constater que les armées majeures occidentales adoptent des politiques de développement durable partout où elles le peuvent. Cet état de fait s’explique à la fois pour des raisons de respect du droit international public et du DIH, mais aussi pour des questions de maîtrise de leur propre consommation énergétique et des dépendances induites par l’accès aux ressources énergétiques et minérales nécessaires à leur bon fonctionnement. Cette quête de maîtrise énergétique est donc devenue un enjeu majeur pour les armées françaises. Force est de rappeler que le ministère des armées (MINARM) françaises détient l’empreinte écologique la plus importante du pays étant à la fois le premier propriétaire foncier et le premier consommateur d’énergie de l’Etat. Soucieux de réduire son empreinte carbone, de participer à la protection de la biodiversité et de développer des sources d’énergies renouvelables, le MINARM a mis en place une stratégie énergétique de défense qui s’articule autour d’un triple objectif qui est celui de consommer sûr, mieux et moins. Cet objectif s’incarne notamment dans la stratégie ministérielle de performance énergétique (SMPE) de 2019-2023, laquelle vise notamment la mise en place d’un contrat de performance énergétique sur douze sites militaires majeurs, l’arrêt de toutes les chaufferies au fioul et au charbon et leur remplacement par des systèmes de production éco responsable, la mobilisation de deux mille hectares de terrain dans le cadre du développement du photovoltaïque, la mise en œuvre d’une production de biogaz et de valorisation de la biomasse sur le site des Ecoles de Coëtquidan.

Le MINARM entend aussi recourir plus largement aux carburants de nouvelle génération et développer l’usage de l’hybridation de ses véhicules de combat, dont notamment ses VBCI et une partie de son parc de blindés. L’actuelle guerre russo-ukrainienne ne fait que renforcer ce besoin d’indépendance accru en termes d’approvisionnement énergétique et illustre bien la compétition internationale à l’œuvre notamment dans les domaines du gaz et du pétrole. De facto, le MINARM entre dans un culture de la sobriété énergétique qui se traduira notamment par le renforcement de l’emploi de solutions numériques pour l’entraînement des forces partout où cela sera possible. L’enjeu de la gestion du Big Data n’est pas en reste dans cette recherche de l’efficience continue. Ainsi, le déploiement d’outil d’analyse et de suivi comme DATA NRJ 360 qui permet de mesurer et de suivre la consommation énergétique des bâtiments du MINARM  est aujourd’hui à l’œuvre. Enfin, les armées françaises sont également engagées dans des plans de préservation de la nature notamment dans le cadre du réseau Natura 2000 et la mise en œuvre de politique de gestion durable des espaces d’entraînement qui voit la promotion du pastoralisme, de la protection des abeilles, libellules et espèces d’arbres et essences rares  présentes sur les sites de préparation opérationnelle.

L’armée américaine pour sa part s’est dotée d’un commandement dédié à la protection de l’environnement, il s’agit de l’Army Environmental Command (AEC). C’est notamment sous la présidence Clinton que les Etats-Unis vont se doter d’un institut dédié à la gestion de l’énergie des forces armées américaines, l’Army Environmental Policy Institute, lequel contribua à l’adoption en 2005 de l’US Army Environmental Strategy qui prévoit à la fois la diversification des sources d’approvisionnement et la réduction de l’empreinte carbone pour l’armée américaine. La reconnaissance de ces enjeux a conduit à la mise en œuvre en 2020 d’une collaboration interministérielle autour de la question de la résilience énergétique de la Nation américaine. Le ministère de la défense britannique se distingue également par son engagement et développe également une politique en termes de conservation de la biodiversité et de prise en compte des problématiques environnementales avec la mise en place du manuel SEAT (Sustainability and Environmental Appraisal Tools). Force est ainsi de constater que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France sont parmi les pays les plus avancés à la fois en termes de prise en compte de développement et de mise en œuvre de stratégie de développement durable tout comme de développement de leur capacité de résilience énergétique dans le nouveau contexte géostratégique mondial marqué par les notions de compétition, de contestation, voire d’affrontement ainsi que le souligne l’état-major des armées françaises dans sa vision stratégique.

Dans le domaine du développement de stratégie de développement durable au sein des armées mondiales, il existe un contraste saisissant entre les armées qui ont fait le choix de la réduction de leur empreinte carbone et de l’usage des gaz à effets de serre (GES), ainsi que du développement d’une capacité de résilience énergétique et les autres.

L’actuelle guerre russo-ukrainienne illustre bien là encore cet état de fait. En effet,  l’armée de Poutine témoigne dans sa conduite des hostilités d’une absence d’égards évidente et de manquements majeurs graves au respect des principes de droits de l’Homme, et donc, par extension, au respect de l’environnement comme en témoigne le martyr de la ville de Marioupol qui n’est qu’une triste répétition de cette politique traditionnelle de la terre brulée de l’armée russe. Une politique que l’on retrouve dans la conduite des opérations extérieures de l’actuel Kremlin, que ce soit en Tchétchénie ou en Syrie, le sort des villes de Grozny et d’Alep parlant de lui-même… De même, si la Russie développe de nouveaux matériels au vu des futures zones de rivalité pouvant apparaître prochainement dans le cadre de la fonte de la glace en arctique notamment, les considérations de réduction de l’empreinte carbone des armées russes et le déploiement d’une stratégie de développement durable ne sont malheureusement pas les priorités pour l’actuel vacataire du Kremlin.

En fait, si pour les armées des pays occidentaux les plus développés, le défi environnemental passe par la mise en œuvre d’une stratégie de développement durable, il faut bien constater qu’il en va autrement pour laplupart des autres puissances, telles la Chine ou la Russie. Si ces dernières intègrent bien la question du changement climatique au sein de leur doctrine d’emploi des forces[2], c’est sans surprise avant tout – et pour ne pas dire strictement – pour l’utiliser comme variable opérationnelle en vue de l’adaptation de leur doctrine d’emploi des forces dans les conflits à venir.

 

Notes de bas de page

[1] Les principes fondamentaux du DIH sont au nombre de cinq : principes d’humanité, de distinction, de précaution, de proportionnalité, d’interdiction des maux superflus et des souffrances inutiles. Quelques références essentielles : les quatre Conventions de Genève (et leurs Protocoles additionnels), les Conventions de la Haye de 1907, la Convention internationale des droits de l’enfant, les traités internationaux régissant ou interdisant l’utilisation de certaines armes (mines antipersonnel, armes chimiques ou à sous-munitions), les recueils de règles coutumières et autres principes généraux de droit (pour en savoir plus >>>  voir le site de la Croix-Rouge).

[2] Sur ces questions, nous vous renvoyons à la lecture du rapport d’étude publié par l’IRIS intitulé : Rapport d’étude n°15 : intégration des enjeux climato-environnementaux par les forces armées, rédigé par François Gemenne, Julia Tasse, Sofia Kabbej, Roman Monange, Fanny Babalone, IRIS, DGRIS, FRS, 2021.

 

Photo © armée de Terre, 2021

 

Bibliographie

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DUPUY Pierre-Marie, VIÑUALES Jorge E., Introduction au droit international de l’environnement, Bruxelles, Bruylant, 2015

GANDUBERT Claudie, Le droit de l’environnement et les activités de défense, L’armement, n°84, 2003

KERBRAT Yann, MALJEAN-DUBOIS Sandrine (dir.), Le droit international face aux enjeux environnementaux, Actes du colloque de la Société française pour le droit international, Aix-en-Provence, Paris, Pedone, 2010

LAVIEILLE Jean-Marc, Droit international de l’environnement, 4eéd., Paris, Ellipses, 2018

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TTA 925, Manuel de droit des conflits armés, Direction des affaires juridiques, MINDEF, 2000

Stratégie ministérielle de performance énergétique (SMPE) de 2019-2023, MINARM

Rapport d’étude n°15 : intégration des enjeux climato-environnementaux par les forces armées, rédigé par François Gemenne, Julia Tasse, Sofia Kabbej, Roman Monange, Fanny Babalone, IRIS, DGRIS, FRS, 2021.