02/05/2011
Par le Général Alain Faupin
Crédit photo : Soleil de minuit, CC-La Ezwa, www.flickr.com
Le temps seul peut rendre les peuples capables de se gouverner eux-mêmes.
Leur éducation se fait par leurs révolutions.
Alphonse de Lamartine (1790-1869),
Cours familier de Littérature
La populace ne peut faire que des émeutes.
Pour faire une révolution, il faut le peuple.
Victor Hugo(1802-1885),
Tas de pierres
Prolégomènes
Au regard des évènements qui, depuis décembre dernier, se succèdent au sud de la méditerranée et dans le monde arabo- musulman en général, il faudrait être bien naïf pour croire qu’ils n’affecteront l’Europe que marginalement. En effet, bien peu d’études mettent en évidence l’impact prévisible, à court, moyen et long termes, les retombées des séismes politiques auxquels nous assistons en ce moment, sans savoir d’ailleurs s’ils se limiteront aux régimes qui ont été touchés, à ce jour, par les vagues insurrectionnelles et obligés d’y céder. Combien d’Etats, dans ces conditions, continueront à fonctionner, garants des accords passés dans de multiples domaines avec l’Union européenne ou, bilatéralement, avec les Etats européens ? Combien modifieront leur constitution dans un sens démocratique ? Combien se retrancheront derrière des attitudes plus défiantes ? Combien s’inspireront plus directement de l’Islam ? Ira-t-on vers une forme d’Union, souvent rêvée, du Maghreb et du Machreck arabes ? Nous pourrions remplir cette page de questions sans apporter, évidemment, le moindre début de réponse. Il est trop tôt, en effet, pour tirer les conséquences de mouvements qui n’ont pas encore trouvé leur terme.
Mais il n’est certes pas trop tôt pour en analyser les causes et pour essayer d’en imaginer les prolongements et les retombées locales, régionales et internationales. Sans doute aurait-il fallu, en partant de l’observation simple que rien n’est jamais acquis pour l’éternité, le faire plus sérieusement avant ces crises qui ont pris tout le monde de court, tant en Europe et dans le monde que dans les PSDM (pays du Sud de la Méditerranée), tant au sein des chancelleries que dans les services diplomatiques et de renseignement. Tout est éphémère et l’Histoire se charge de nous le rappeler: les grands évènements ont toujours chevauché la surprise. Souvent, pourtant, des études existaient qui montraient avec clarté et prémonition les facteurs de risque, les dangers imminents et les menaces latentes. Souvent aussi, les Etats ne souhaitent pas se sentit contraints et se voir forcer la main par des évaluations qui mettent en question l’échafaudage instable de leurs relations internationales, combinaison improbable de commerce, de contacts personnels, d’échanges industriels, de culture partagée, de flux démographiques et financiers. Tant que la situation des droits humains ne le justifie pas, l’on s’en tient au statu quo, même quand on sait que l’orage gronde et que les plaques tectoniques, sociales et politiques, commencent à bouger. Mais là n’est plus le débat.
Les choses étant ce qu’elles sont, il importe à présent d’anticiper autant que permettent de le faire l’analyse des évènements, les caractéristiques de la mondialisation, les tendances géopolitiques de la région et les forces en présence.
Mais anticiper pour qui et pour quoi ? Anticiper pour accompagner, autant que ce sera possible et souhaité, l’accession de toutes ces populations, soudain « libérées » d’une contrainte devenue intolérable, à la forme de démocratie et de gouvernance qui leur conviendrait. Anticiper aussi pour recréer des relations bi et multilatérales propres à développer les échanges de toute nature entre les deux rives de la Méditerranée comme à poursuivre le développement de ces pays au travers de politiques de coopération revues et corrigées. Anticiper enfin pour maintenir autant que possible un bon niveau de stabilité régionale et de sécurité, dans le respect des particularités nationales et régionales, culturelles et sociales.
La prospective, cette science qui a pour objet l’étude des causes techniques, scientifiques, économiques et sociales qui accélèrent l’évolution du monde moderne, et la prévision des situations qui pourraient découler de leurs influences conjuguées [1], a donc tout à fait sa place dans le nouveau contexte créé par les bouleversements de l’hiver 2010-2011. Il est même urgent de lancer cet exercice.
Aussi, après un court rappel de la situation actuelle, non figée et riche de développements potentiels, l’analyse des causes avérées de ces mouvements, des moyens utilisés pour les conduire, de la personnalité des acteurs, mais aussi de leurs résultats immédiats comme dans leurs conséquences indirectes devrait conduire à un premier bilan, très provisoire. De là il sera loisible de se projeter dans l’avenir en observant les premières conséquences de ces révolutions et en extrapolant sur celles que le temps induira.
Ce premier travail est une gageure, mais il aura le mérite d’être tenté afin de définir un périmètre de prévention des risques, des menaces et des dangers qui guettent nos sociétés au lendemain de tout grand évènement.
Regards sur la région, les hommes, sur les évènements, leurs causes et les moyens employés
Quelle région ? Comment la désigner, la borner, la définir ? s’agit-il du Maghreb? du Machreck ? [2] Peut-on trouver un terme de référence plus commode et plus général ? C’est difficile. Il est certain que notre intérêt direct se porte plus sur les deux entités citées plus haut que sur un ensemble flou que l’on désignerait sous le vocable de « monde arabo-musulman », allant du Maroc à L’Afghanistan en passant par le Moyen-Orient, le Golfe arabo-persique et l’Iran. Certains utilisent la notion, finalement assez restrictive de Pays du Sud de la Méditerranée (PDSM). Ne pas choisir paraît être la bonne option.
Ce qui parait certain, en tout état de cause, c’est que les pays de cette région sont multilingues, mais en majorité arabophones, et de religion majoritairement, mais pas uniquement, musulmane -avec toutes les nuances qu’implique cette dénomination. La caractéristique majeure de cette région est d’avoir un solde de population extrêmement jeune. Une étude de novembre 2010 révèle que six individus sur dix vivant dans ces régions sont âgés de moins de trente ans [3]. La même étude montre que 56 % de ces jeunes gens utilisent l’internet chaque jour, ce qui dénote un degré certain d’éducation et de réactivité potentielle à l’évènement. Il est certain que l‘usage d’internet et des réseaux sociaux est nettement moins répandu dans les autres strates d’âge de la population. On a là une des clés des évènements récents: la bonne maîtrise qu’ont les jeunes des réseaux de communication non officiels, ainsi que leur addiction à la télévision (dont 54% des jeunes estiment qu’elle est le moyen d’information le plus crédible et le lien privilégié avec un monde extérieur qu’’ils ne connaissent pas et que, pour 30% d’entre eux, ils rêvent de rejoindre définitivement).
A notre sud se développe une situation insurrectionnelle qui, commençant par le refus d’un régime autoritaire, sinon dictatorial, mais à tout le moins corrompu, en Tunisie, s’est propagée dans les pays voisins, touchant de plein fouet l’Egypte dont la stabilité reposait depuis quarante ans sur un système qui laissait peu de place à l’expression publique. La Lybie à son tour s’est rebellée contre un Etat policier, franchement dictatorial. Plus loin, dans l’île royaume de Bahreïn et au Yémen, tenus depuis quarante ans aussi par le même chef d’Etat ou de gouvernement, et donc par les mêmes clans, les mouvements ont été assez forts pour contraindre l’exécutif à des changements majeurs, mais non dirimants, du moins jusqu’à présent.
La résonnance de ces manifestations s’est fait sentir dans tous les pays de la région, mais de façon différente et avec des degrés de perception variés; les attitudes gouvernementales ont-elles aussi varié, de débonnaire ou d’attentiste, à interventionniste ou franchement répressive, selon les circonstances et les pays. Comme on l’a vu plus haut, le point commun aura été incontestablement l’utilisation des réseaux sociaux et de la communication électronique pour convoquer les réunions, organiser les manifestations, fédérer les mouvements, communiquer à l’extérieur, assurer la logistique et la sécurité, transmettre les informations capitales comme les messages de service. Or, dans leur écrasante majorité, les utilisateurs de ces media étaient des jeunes gens de toute extraction mais généralement instruits et frustrés de n’avoir ni travail ni voix au chapitre. Cela a été notable en Tunisie, en Egypte et en Lybie, mais probablement aussi le cas ailleurs.
Les interférences claniques et religieuses ont été modérées, tempérées par l’enthousiasme des jeunes générations peu enclines à frayer avec quelque forme de conservatisme que ce fût. La gageure s’est révélée trop forte pour la plupart des régimes menacés : sans cesse houspillés par des manifestations à la spontanéité avérée et au pacifisme affirmé qui renaissaient comme autant de phénix après chaque tentative de dispersion, les forces de l’ordre ont fini par se distancer du pouvoir et les armées à s’interposer dans une attitude de neutralité bienveillante.
A cette nouvelle forme de communication et à l’attitude volontairement non violente des manifestants s’est donc combiné le rôle pacifique des forces armées qui, dans ces contextes brouillés, ont su faire respecter l’ordre républicain, sans concession pour les régimes qui cherchaient à les entraîner sur la voie de la répression, sans faiblesse non plus à l’encontre des excités et des malfaisants… jusqu’à basculer du côté de l’insurrection pour obtenir le départ des autocrates et de leur camarilla. Rarement aura-t-on vu une telle popularité des forces armées, alors même qu’elles contrôlent tous les rouages de l’état, notamment en Tunisie et en Egypte, même si ce n’est qu’à titre intérimaire.
Premières conséquences
Les révolutions n’ont généralement pour résultat immédiat qu’un déplacement de servitude.
Gustave Le Bon (1841-1931),
Aphorismes du temps présent
Une révolution est un retour du factice au réel.
Victor Hugo (1802-1885),
Les Châtiments
La situation qui résulte de tels bouleversements est nécessairement instable et ce qui est vrai un jour peut être démenti le lendemain par des faits contraires, par des poussées de violence non maîtrisées provenant de secteurs non ‘sécurisés’ de la population, de clans frustrés par la perte du pouvoir, de catégories sociales laissées pour compte par une situation économique en dégradation constante, par des détenus de droit commun évadés à l’occasion des manifestations, par des maladresses des forces de l‘ordre, dépassées par les évènements, par une météorologie défavorable ou des rumeurs savamment répandues.
Les gouvernements provisoires sont eux-mêmes d’une grande précarité et peuvent être remis en cause du jour au lendemain, comme on l’a vu en Tunisie et comme on le sent poindre ailleurs. Dans ces conditions, la reprise des activités économiques, et notamment celle du tourisme et du commerce des hydrocarbures peut prendre du temps: celui du rétablissement de la confiance extérieure. Les investisseurs sont partis et ne reviendront que si les conditions de sécurité sont remplies, tant pour les personnels expatriés que pour les flux commerciaux. On est encore loin du compte. Et pendant ce temps, les pays affectés vivent dans une semi-anarchie et dans un régime d’autosuffisance, à peine tempéré par les dons reçus des associations caritatives. Un mécontentement latent fait de déception et de faim risque de se manifester brutalement. L’exode, arrêté net, de plus de 5000 jeunes Tunisiens vers l’île de Lampedusa (italienne) ne s’explique pas autrement. La liberté n’apporte pas forcément le pain ni les emplois. Et il y a entre la ’libération’ et le retour à la vie ‘normale’ une période difficile de transition et de souffrances. Nous l’avons connue en France entre 1944 et 1948. Revenant à cet épisode de Lampedusa, on a pu noter qu’en l’absence d’un exécutif mandaté par le peuple, la gouvernance est souvent prise en défaut. Les accords internationaux ne bénéficient plus de la garantie légale d’un gouvernement reconnu et l’on peut craindre, dans ces conditions, un manque de coordination avec les pays du nord de la Méditerranée dans tous les domaines de coopération internationale qui avaient donné lieu, au cours des décennies précédentes, à l’issue de difficiles négociations, à des accords et à des protocoles. C’est donc là un chantier qui s’ouvre et qui prendra sans doute de longs délais pour être mené à son terme, même s’il est vraisemblable que les professionnels de la diplomatie et du droit international continueront à s’y impliquer; mais les bases auront changé.
Voici comment était perçue, avant les récents évènements, la situation au sud de la Méditerranée : « Rigidité politique des régimes en place, enlisement du conflit proche-oriental, mal-développement économique, précarité de travail et chômage qui accentuent la pression migratoire , frustrations sociales, complexification des contraintes environnementales, urbanisation galopante et distorsions territoriales, insécurités humaines, entraves à la mobilité des individus, absence d’intégration Sud-Sud… A ces facteurs de blocage se sont ajoutées d’autres dynamiques modifiant la donne pour la coopération euro-méditerranéenne… » [4]. Il est certain que les bouleversements en cours ne vont pas apporter, d’un coup de baguette magique une solution à ces questions qui relevaient essentiellement de la coopération entre l’Europe et cette région entrée de plain pied dans la mondialisation par le biais de l’interférence de puissances commerciales tierces et en particulier de la Chine qui « a parfaitement compris que l’Afrique du nord pouvait être un bon tremplin pour écouler ses produits sur le continent européen. » [5]
Pour l’heure, l’urgence est à la reconstitution politique et à l’élaboration de nouvelles structures constitutionnelles, gouvernementales, administratives et sociales, mais aussi à la reconstruction d’une liaison transméditerranéenne fondée sur de nouvelles bases, à définir
Pour l’heure, l’urgence est à la reconstitution politique et à l’élaboration de nouvelles structures constitutionnelles, gouvernementales, administratives et sociales, mais aussi à la reconstruction d’une liaison transméditerranéenne fondée sur de nouvelles bases, à définir. En évitant que les longues semaines de vacuité économique ne pèsent dramatiquement sur la situation sociale et n’obèrent durablement croissance et développement, le retour à l’état de droit est essentiel au redémarrage des activités. Cela passe obligatoirement par une période de reprise en main que certains pourront ressentir comme une nouvelle «servitude» : les élections générales, à organiser le plus rapidement possible, mais non dans la hâte, devront entériner ce choix et cette politique. L’on voit déjà se manifester des réactions hostiles aux fragiles équipes de transition : il y a un moment où une autorité supérieure est nécessaire pour transformer en programme de gouvernement les acquis de la révolution. La surenchère ne fait que reculer le moment de la normalisation : comme le disait Victor Hugo dans Le jour d’un condamné’, « en temps de révolution, prenez garde à la première tête qui tombe, elle met le peuple en appétit.» Pour autant, il n’est ni possible ni même envisageable de confier à autrui le soin de clore les débats et de ‘terminer la révolution’ sauf, bien sûr, si les violences transgressaient le droit humanitaire et confinaient aux crimes contre l’humanité. L’Europe n’a certes pas de leçons à donner en ce domaine mais des exemples, même récents, à proposer [6]. Elle n’est d’ailleurs pas la seule et l’Organisation des Nations Unies, soucieuse de stabilité régionale ne manquera pas de s’impliquer dans ces dossiers brûlants.
Eléments de prospective
Eh, mon ami, tire-moi de danger,
Tu feras après ta harangue
Jean de Lafontaine,
L’enfant et le maître d’école
Ce à quoi l’on assiste aujourd’hui ne peut nous laisser indifférents et doit nous conduire à envisager pour le futur proche comme pour le plus long terme, des solutions qui ménagent à la fois les sensibilités du Sud et les intérêts des deux rives de la méditerranée, sans vains scrupules ni idée de compensation: ce qu’ont subi les peuples de ces régions n’est pas du fait de l’Europe – qui en a souffert elle-même tout en s’en accommodant- mais de celui des dirigeants qu’ils se sont donnés ou qu’ils n’ont pas su répudier à temps. Les domaines dans lesquels un dialogue, une coopération et des actions sont nécessaires tombent sous le sens :
Les flux migratoires, pour commencer, qui sont un phénomène autant social et économique que politique. Les accords et les protocoles devront sans doute être réactualisés par rapport à ceux qui ont été passés avec les équipes gouvernantes antérieures [7]. C’est une affaire qui dépasse le cadre bilatéral et qui est à traiter entre les Unions, européenne et africaine, et chacun des pays de la rive sud tant qu’il n’existe pas d’organisation transversale entre eux. L’Union pour la Méditerranée (UpM), injustement mise sous le boisseau par la crise financière serait, en l’occurrence, un forum très adapté.
Les flux économiques, très denses jusqu’à présent entre les deux rives de la Méditerranée doivent non seulement être rétablis au plus vite, mais s’intensifier pour permettre aux populations formées et industrieuses du Sud d’atteindre au plus vite sinon le plein emploi, du moins l’éradication de la misère. Un effort d’imagination est nécessaire pour trouver de nouvelles pistes de développement privilégiant la satisfaction des besoins de l’économie locale dans le respect de l’environnement, des traditions et de la géographie. Le tourisme doit être l’occasion de contacts enrichissants entre les deux continents, au-delà du simple aspect ludique et financier.
La formation des citoyens à leurs responsabilités civiques mais aussi à leurs activités professionnelles revêt ici une importance d’autant plus grande que la population est jeune et déjà bien disposée grâce à sa maîtrise des outils de communication. C’est à une révolution de la formation qu’’il faut tendre : elle conditionne l’avenir de ces pays dont, on l’a vu, 30% des jeunes, chiffre minoré du chômage, n’ont qu’une idée en tête: aller s’installer dans un pays développé. L’objectif de la création d’une entreprise n’effleure que 15% d’entre eux. Les termes de l’équation doivent donc radicalement changer si ces pays veulent un avenir. Seuls ils n’y parviendront pas: un effort sans précédent devra être consenti pendant des années pour redresser la barre, permettre l’accès des jeunes au savoir, aux techniques et aux emplois et, in fine pour atteindre à un niveau de développement conforme aux aspirations manifestées lors des mouvements de rue.
Le chantier cultuel. Il ne faut pas se le dissimuler, l’Islam fait peur à l’Occident. Ce n’est pas une peur séculaire, mais une frayeur de circonstance induite tant par les guerres féroces que plusieurs nations sœurs se sont livrées dans un passé récent, que par le recours systématique au terrorisme, aux actes de piraterie, aux enlèvements, aux attentats, aux discours enflammés, aux coutumes décalées -par rapport à la conception onusienne des droits de l’homme et de la femme-, à la pression démographique et au communautarisme très fort qui est un frein à l’intégration harmonieuse dans les pays aux traditions laïques ou judéo-chrétiennes. Qu’on le veuille ou non, le rétablissement de la confiance mutuelle passe par ce chantier: on a pu noter qu’il n’était pas au premier plan lors des évènements mais que l’importance attachée par les media aux faits et gestes des Islamistes, souvent victimes, il convient de le souligner, des régimes déchus, ne les a pas soustraits pour autant de la lumière. Il y a là une inquiétude latente, source de malentendus.
La sécurité régionale est un sujet de discorde autour du bassin méditerranéen, comme autour du golfe arabo-persique et au Moyen-Orient. Le processus de Barcelone et l’Union pour la Méditerranée ont pâti des conceptions différentes, selon les pays, d’une telle sécurité dont le point d’achoppement est, à l’évidence, la question israélo-palestinienne. Encore faut-il bien noter que cette question n’a jamais été abordée par les manifestants de Tunis, du Caire, d’Alger, de Manama ou de Tripoli. Ce n’était pas le sujet. La liberté oui. Mais il ne faut pas s’y tromper, quand les débats s’instaureront dans le cadre des campagnes électorales, ressurgira immanquablement ce sujet septentenaire, à la manière d’un vieux serpent de mer, aux formes de dragon. Il faudra bien, dans un cadre ou dans un autre, sans doute à inventer, traiter et régler ce brûlot.
La mondialisation, dont nous avons vu qu’elle permettait aux autres continents de s’intéresser à la région et de commercer activement avec elle, recèle en elle-même des atouts (fulgurance de la communication, des flux financiers, partage des techniques, bibliothèques en ligne, réseaux sociaux etc.) qui ne peuvent que profiter à des sociétés composées à près de 60% de jeunes de moins de trente ans tous adeptes et pratiquants de la téléphonie mobile, des réseaux sociaux et de l’informatique. La multiplication des échanges culturels, techniques, scientifiques, artistiques, mais aussi financiers, commerciaux, industriels, humanitaires et sécuritaires est dans l’air : Chine, Brésil, Inde et Amérique ont ouvert la voie qui ne devra plus se refermer.
Conclusion
« La Révolution n’est pas un bloc; elle comprend de l’excellent et du détestable. » Ce jugement [8] qui confine à une Lapalissade, nous rappelle néanmoins qu’au-delà des bons sentiments et des bonnes intentions, des héros et de hommes de bonne volonté, il y a, tapis au tréfonds de la société des esprits malveillants qui attendent leur heure et le moment propice pour pousser leurs avantages par des voies que réprouvent la morale démocratique, les droits de l’homme et du citoyen, la probité et la simple liberté individuelle. Des organismes internationaux prônent la lutte entre les civilisations et le terrorisme pour aboutir aux changements et à une société idéale : ces utopies sont coûteuses; l’Irak et l’Afghanistan en sont des exemples vivants.
Il y a donc un risque de retour en arrière et de radicalisation qui, s’appuyant sur les malaises sociaux qui accompagnent tout bouleversement d’importance, peuvent faire replonger les Etats dans une servitude plus pesante encore que celle dont ils se sont affranchis dans l’enthousiasme.
Il y a donc un risque de retour en arrière et de radicalisation qui, s’appuyant sur les malaises sociaux qui accompagnent tout bouleversement d’importance, peuvent faire replonger les Etats dans une servitude plus pesante encore que celle dont ils se sont affranchis dans l’enthousiasme. Certes, «il faut des haines à la société en vue des bouleversements dont elle progresse, comme la terre a besoin d’être labourée pour être fertile» [9], mais il lui faut surtout des talents, des objectifs, un cadre régional et un consensus pour aller de l’avant.
Ces éléments de prospective qui se contentent, pour l’heure, alors que les révolutions n’en sont qu’à leurs débuts, de tracer les grands axes à suivre et les écueils à éviter, devraient trouver leur épanouissement au sein de l’Union pour la Méditerranée, forum idéal pour progresser ensemble et fédérer idées et actions sur des bases nouvelles et durables.
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Notes
[1] Nouveau Larousse encyclopédique, éd. 2004
[2] Le Machrek (ou Machreq, Mashreq, arabe : مشرق) désigne l’Orient arabe, de l’Égypte à l’Irak et à la péninsule arabique. Il comprend notamment l’Irak, la Syrie, le Liban, la Palestine, la Jordanie, l’Égypte et la Cyrénaïque (en Libye). On trouve parfois une acception moderne limitée du terme, qui englobe seulement la Libye et l’Égypte. Machreq signifie Levant, par opposition à Maghreb (Couchant)
[3] Division de la population des Nations Unies, Index Silatech, Les voix des jeunes Arabes, novembre 2010
[4] Sébastien ABIS, revue Confluences Méditerranée: «La Méditerranée sans l’Europe» – 2010
[5] «En plus des économies réalisées sur le transport, les entreprises chinoises contournent les barrières commerciales imposées aux produits chinois en bénéficiant des accords entre les Pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée (PSEM) et l’UE. La Chine en Méditerranée n’est plus un fantasme : ses travailleurs débarquent, comme en Algérie, ses capitaux prennent le contrôle d’un port aussi déterminant que celui du Pirée en Grèce et ses investissements, certes encore limités, se précisent, à l’instar de la mise en place d’une zone économique spéciale pour les entreprises chinoises en Egypte. Bien que son poids commercial soit bien moindre que celui de l’UE, la tendance est à la hausse. Dans le domaine énergétique, Pékin, dont les besoins en approvisionnements sont considérables, cherche à mieux se positionner sur l’accès aux ressources naturelles de l’Algérie ou de la Libye. Sur le plan culturel aussi, la Chine déploie une stratégie dont il conviendra progressivement de prendre la mesure : depuis 2004, une cinquantaine d’instituts Confucius s’ouvrent annuellement dans le Monde et la zone méditerranéenne n’est pas délaissée, au contraire. Premier signal faible de cette lente politique culturelle, des demandes croissantes en matière d’apprentissage du mandarin dans certains pays arabes méditerranéens. Moins moralisatrice que l’Europe dans ses relations, il faut assurément compter sur la Chine, désormais et sur l’Inde à un moindre degré, quand il s’agit d’observer le jeu des nouveaux acteurs présents en Méditerranée. »
Sébastien ABIS, revue Confluences Méditerranée: «La Méditerranée sans l’Europe» – 2010
[6] Bosnie, Kosovo, Géorgie, Albanie etc.
[7] A titre d’exemple : En juin 2010, l’UE a signé avec la Lybie un protocole destiné à lui fournir assistance et coopération techniques pour la période 2011-2013. Le programme de coopération sur les migrations signé en octobre avec ce pays vise à relever le double défi de la gestion des flux migratoires et de la protection des réfugiés ; il est assorti d’une aide de 50 millions d’Euros destinée au blocage des migrants et des réfugiés potentiels transitant par la Libye sur leur chemin vers l’Europe. Pendant ce temps, et avec le plein appui de l’Union européenne, l’Italie a développé une relation déjà bien établie avec la Libye et consacrée par deux protocoles de coopération technique et en matière de police datant de décembre 2007, visant à lutter contre les organisations criminelles impliquées dans la traite des êtres humains. Un traité de partenariat visant à renforcer la coopération mutuelle dans divers domaines, a été signé en août 2008 ; il prévoit une compensation de 5 milliards de dollars soldant les réclamations liées à la colonisation italienne ; il est subordonné au respect de l’engagement de la Libye de retenir toute forme d’immigration par voie maritime.
[8] Edouard HERRIOT, Aux sources de la liberté
[9] Henri de MONTHERLANT, Les Olympiques