Par Romain petit – Forces spéciales : nouveaux enjeux, nouveaux défis*
Dans un contexte de dégradation continue de l’ordre du monde et d’affirmation d’un désordre international qui pourrait être qualifié de pré-Westphalien (Jacques de Saint-Victor), un nouveau Moyen-âge semble prendre corps (Hedley Bull[1]) notamment marqué par la contestation continue des instances internationales de règlement des différends entre Etats, au premier rang desquels l’ONU, l’affaiblissement du modèle d’Etat-Nation et de la souveraineté étatique et la prédation des structures insurrectionnelles criminelles qui forment l’underworld (mafias, groupes armés terroristes, gangs, narco trafiquants…), ainsi que de celle des élites corrompues et cupides (la criminalité en col blanc) qui forment la partie prédatrice de l’upperworld mondialisé[2].
Cet ensauvagement du monde[3] entraîne l’émergence de nouvelles formes de conflictualités qui dépassent les modèles usités par nos adversaires irréguliers notamment dans le cadre des opérations de contre-terrorisme (CT). En effet, à l’heure où la remise en cause de la suprématie occidentale à l’échelle planétaire est devenue d’une actualité brûlante et permanente et que les logiques de compétition de puissance impose le modèle du bicéphale ou de l’ami/ennemi comme figure dominante, notre modèle stratégique ne peut faire l’économie a minima ; d’une mue, a maxima : d’un changement de paradigme. C’est dans ce contexte de compétition généralisée c’est-à-dire à la fois économique, diplomatique, militaire et d’influence et du retour en force de l’hybridité, qui a trouvé en le cyberespace une nouvelle profondeur stratégique et en la stratégie du fait accompli de nouvelles modalités opérationnelles, que les Forces spéciales françaises repensent leur nouveau modèle doctrinal, ainsi que l’a présenté le général Toujouse, général commandant le COS, lors d’un débat intitulé : Vaincre autrement : les forces spéciales françaises face aux nouvelles conflictualités[4].
De fait, les nouvelles hypothèses d’engagement redonnent du sens à l’approche indirecte telle que la définit Liddell Hart[5], soit le fait de conduire à la déstabilisation et à la soumission de l’ennemi par des actions ciblées de courte durée mais à très fort impact privilégiant l’usage de la surprise et de la ruse. Cette approche indirecte trouve évidemment dans les champs immatériels un nouveau terrain d’épanouissement naturel notamment via les réseaux sociaux et la prolifération d’usines à Trolls dont les russes se sont faits des experts de premier rang, l’usage de ces dernières étant clairement employée dans une logique de ce que l’on nomme en guerre psychologique : l’intoxication.
Les zones grises militarisées, nouvel enjeu FS
Il y a donc nécessité à s’adapter pour les armées françaises et sa composante FS et, par extension, à se doter de capacités dans ses nouveaux champs de la conflictualité. C’est dans ce contexte que s’affirme un nouveau champ d’emploi pour les FS françaises : la zone grise militarisée (ZGM)[6]. Les ZGM sont des espaces géopolitiques où la souveraineté est âprement contestée et qui, de ce fait, voit s’exercer une guerre du droit (contestation du statut juridique d’une zone, défiance vis-à-vis des règles du droit international public – DIP- et des principes du droit international humanitaire -DIH), des actions armées ponctuelles non directement revendiquées par une puissance (ce que l’on nomme l’usage de proxys) et des actions de guerre de l’information et d’influence dans un combat permanent des narratifs. Les actions continues menées par la Russie depuis l’annexion de la Crimée en 2014 jusqu’au soutien armé apporté aux séparatistes du Donbass jusqu’à l’ « opération spéciale » de 2022 pour la « dénazification » de l’Ukraine (éléments constitutifs du narratif russe actuel pour justifier une guerre d’annexion continue), ce que nous autres occidentaux n’hésitons pas à caractériser comme étant une guerre d’agression menée par la Russie contre la souveraineté de l’état ukrainien, entrent pleinement dans cette catégorisation.
Se doter des moyens de lutter efficacement et d’échapper aux tentatives d’infiltration et de manipulation de puissance étrangères ou de groupes armés terroristes voire de mercenaires travaillant dans une logique de proxy au bénéfice d’une puissance étrangère (voir le travail de sape continue menée par la société militaire privée Wagner au profit des intérêts russes que cela soit en RCA, au Mali ou actuellement au Tchad par exemples), voilà l’un des enjeux majeurs de la conflictualité contemporaine. Etre en mesure de détecter les signaux faibles et de les traduire au mieux, posséder les outils de contre-influence permettant de ne pas subir la volonté de l’ennemi s’exprimant en un premier temps sous le seuil de la conflictualité caractérisable, voilà autant de défis pour la communauté des FS françaises d’aujourd’hui.
Reste que la lutte contre l’hybride n’est pas l’apanage du Commandement des opérations spéciales (COS) et ne doit en aucun cas le devenir tant par nature l’hydride s’insère dans une grille de lecture plus large que celle des opérations spéciales et que nous nommons, avec d’autres, pour notre part : sécurité globale.
Dans cette nouvelle forme de conflictualité, c’est bien, comme dans les guerres asymétriques et les guerres révolutionnaires, la population et les forces morales de la Nation qui sont la cible principale de nos ennemis. Ces enjeux remettent dès lors au premier plan une notion oubliée depuis au moins la suspension du service national en France à savoir : l’esprit de défense[7]. Idée qui donne tout son sens également à l’idée d’un COS intégrateur et s’appuyant sur des compétences à la fois comprises au sein des unités FS, des forces conventionnelles mais aussi au sein de la société civile…
*Pour un historique des trente ans du COS, lire l’article de Romain Petit dans notre prochain numéro d’Opérationnels SLDS à paraître pour Eurosatory 2022.
Notes & références bibliographiques
[1] Hedley Bull, The Anarchical Society, A study of order in world politics, Columbia University press, 2012
[2] Sur ces questions lire : Jean-françois Gayraud, Théorie des hybrides, CNRS Editions, 2017
[3] Une synthèse de qualité de cette notion a été réalisée dans le mémoire de Master II de Julien Heckler intitulé :La place des forces spéciales françaises dans la guerre de demain, Master IMSGA de l’UTT, 2020
[4] Débat organisé le 20 avril 2022 par l’IFRI autour de la vision stratégique 2032 du COS
[5] B. H. Liddell Hart, Stratégie, Perrin, coll. « tempus », 1941 (réimpr. 1998), 436 p. republié en anglais sous le titre : The Way to Win Wars
[6] Sur la ZGM,voir : Laurent Bansept, Les opérations spéciales françaises : quelle place dans la compétition de puissance ?Briefing de l’IFRI, 27 janvier 2022
[7] Sur ce sujet, lire notre thèse de doctorat publiée : L’esprit de défense à l’épreuve de la professionnalisation des armées françaises, Collection des chercheurs militaires, Le Fantascope, 2009
Photo FS © Murielle Delaporte, 2019