Par le lieutenant-colonel (ER) Michel Klen – Pour cette journée de la Femme, nous vous proposons un panorama historique retraçant les grands jalons de l’évolution de la féminisation au sein de la Marine française.

Avec 16,5% de femmes, l’armée française est aujourd’hui l’une des plus féminisées au monde. Elle occupe la quatrième place derrière Israël (33%, un taux élevé qui s’explique par l’imposition du service militaire obligatoire à tous les jeunes), la Hongrie (20%) et les États-Unis (18%).

En France, le taux de féminisation varie au sein des forces : 10,5% pour l’armée de terre, 23% pour l’armée de l’air, 17,5% pour la gendarmerie, 58% pour le service de Santé et 16 % pour la marine. Dans cette dernière, près de 70 bâtiments, soit plus de la moitié de la flotte, ont un équipage mixte et une quarantaine d’officiers féminins ont commandé une unité à la mer. Le plan Mercator, qui est la déclinaison pour la Marine française de la loi de programmation militaire (LPM 2019-2025) prévoit de renforcer les capacités technologiques, opérationnelles et surtout humaines.

L’évolution de la féminisation de la Marine en France a été beaucoup plus tardive que celle ayant prévalu dans l’armée de Terre. Elle ne s’est manifestée de façon significative qu’à la fin du XXème siècle et au tournant du nouveau millénaire.

 

De Jean(ne) Barret, première grande navigatrice (1766) à Claire Pothier, première major de l’école navale (1992)

Pourtant les archives de l’histoire militaire relatent que la première grande navigatrice en poste sur un bâtiment de la Marine royale a été missionnée entre 1766 et 1769. A cette occasion, Jeanne Barret, exploratrice et botaniste renommée, a été la première femme à accomplir un tour du monde en mer. La présence féminine sur un navire militaire étant interdite à cette époque, la baroudeuse a embarqué discrètement sur L’Étoile, puis La Boudeuse, travestie en homme sous le nom de Jean Barré, valet de Philibert Commerson (en fait son mari), un médecin et naturaliste renommé. C’est sous couvert de cette posture de tromperie, que l’intrépide globetrotter a découvert plus de trois mille espèces végétales au cours d’escales dans des endroits exotiques.

La vague de féminisation dans la Marine nationale a pris un élan conséquent à l’occasion de l’ouverture aux femmes du concours à l’école navale de Lanvéoc-Poulmic en 1992. Claire Pothier sera, en 2000, la première fille à sortir major de la prestigieuse institution de formation des officiers de Marine. Cette initiative attendue venait après l’accès des premières filles dans les grandes écoles militaires : Polytechnique (1972), école de l’air à Salon-de-Provence (1976), Saint-Cyr (1983).

La problématique inhérente à la présence de femmes sur des bâtiments de la Marine a fait l’objet d’une commission mise sur pied au début des années 1990 et confiée à Chantal Desbordes, la première femme brevetée de l’école supérieure de guerre navale (admise en 1987) et le premier officier féminin qui sera nommé contre-amiral (2002). Le groupe d’études était composé de huit officiers (quatre hommes, quatre femmes) qui ont consulté des spécialistes dans différents domaines en commençant par l’Éducation nationale pour voir comment les filles s’orientaient vers les filières techniques et si le vivier existait bien. En effet, il était important de s’assurer que toutes les voies pourraient être alimentées en ressources. Puis les membres de la commission ont visité trois marines étrangères (États-Unis, Grande-Bretagne, Pays-Bas), afin de puiser des enseignements variés et recueillir des recommandations précieuses issues d’expériences vécues afin d’éviter les écueils.

Très vite, il s’est avéré que les questions les plus difficiles à gérer reposaient sur la proximité masculine et l’adaptation des locaux aux matelots féminins. Les enquêtes ont aussi révélé que les jeunes femmes souhaitaient avoir leur premier enfant vers vingt-huit ans. Après un engagement à dix-huit ans, cette donnée établissait ainsi un créneau de dix années pendant lesquelles la vie des personnels féminins en mer ne serait pas entravée par des attaches familiales.

Durant son stage à l’école de guerre navale, Chantal Desbordes a réussi à se faire accepter dans cet univers masculin en dépit de certains désavantages : littéraire parmi des scientifiques, sédentaire quand le métier s’exerce à la mer. Ses prises de positions modérées et sensées ont cependant facilité son intégration, n’affichant pas un féminisme militant mais plaidant au contraire pour la complémentarité des deux genres.

Les arguments de Chantal Desbordes et des officiers de sa commission d’études ont ainsi fini par poser les jalons de la féminisation des bâtiments de guerre. Le lancement du processus a été mesuré et les femmes ont été placées dans des postes adaptés. L’expérience a été probante, car elle s’est déroulée d’une façon progressive et non précipitée. Une parité « à tout prix » réclamée par les politiques aurait porté préjudice à celles que le commandement voulait précisément promouvoir.

 

Une intégration embarquée progressive et une dynamique de féminisation élargie

En 1993, Dominique Magne devient la première femme à commander un bâtiment de surface, la vedette de surveillance Athos. Cette dynamique de féminisation se poursuivra avec l’introduction d’équipages mixtes dans sept autres navires : à Toulon les frégates Montcalm, Jean-de-Vienne, Georges Leygues et le TCD (transport de chalands de débarquement) Foudre ; à Brest les frégates Latouche-Tréville, Tourville et Primauguet. Puis viendra le tour du porte-avions Charles-de-Gaulle en 2000. Aujourd’hui le fleuron de la marine nationale est le plus féminisé des bâtiments de guerre : près de trois cents femmes sur quelques deux mille personnes constituent son équipage. A la même époque, la Marine nationale ouvre aux femmes la spécialité « fusilier commando ».

L’aéronavale a également accompli une évolution intéressante. Dans cette discipline très exigeante, Christine Clément sera en avril 1986 la première femme pilote sur avions à hélices. Alors âgée de vingt-cinq ans, son brevet lui est décerné sur la base de Lann-Bihouée. Promise à un bel avenir, la pionnière de cette force maritime décédera des suites d’une longue maladie en janvier 1999. Son bilan est éloquent : quatre mille trois-cents heures de vol. Une autre figure de proue a également marqué l’aéronautique navale : Julie Stephan, première pilote de chasse dans la Marine en 2004 à seulement vingt-deux ans, quittera cependant l’institution militaire en 2011 pour occuper un poste d’instructeur et de pilote dans l’entreprise ATR (avion de transport régional à Toulouse). En parallèle, elle se consacrera à la compétition de haut niveau dans l’aquathlon (natation, course à pied) et le triathlon (natation, vélo, course à pied). Dans ces deux disciplines sportives très éprouvantes, elle participera à des épreuves internationales, notamment aux mondiaux en 2015 et 2016.

L’aéronavale utilise aussi des hélicoptères. Dans cette branche spécifique, le parcours de Nadine Zanata mérite aussi d’être cité. Première femme pilote d’hélicoptères en 1989, cette passionnée d’aéronautique a ensuite occupé la fonction de monitrice à l’école de spécialisation sur hélicoptères embarqués (ESHE) située à Lanvéoc-Poulmic puis a servi sur Super-frelon à la base de Saint-Mandrier.

 

Le cas particulier de la sous-marinade : vers la mixité des équipages avec le Suffren

Dès le début du nouveau millénaire, les Françaises pouvaient ainsi servir dans tous les postes en mer, à l’exception des sous-marins. L’une des réticences majeures à l’envoi de personnels féminins dans les submersibles portait alors sur les risques de stérilité dus aux radiations dans les sous-marins nucléaires qui pouvaient agir sur le fœtus et peu nombreux étaient les pays qui autorisaient des femmes à occuper des postes dans les fonds marins. La Norvège, pionnière dans la féminisation de la sous-marinade ayant cependant ouvert la voie en 1985, Solveig Krey sera en 1995 la première femme au monde à commander un sous-marin, le KNM KOBBEN. Cet officier poursuivra son ascension en étant nommée à la tête des forces sous-marines de la Marine royale norvégienne. Francophile, Solveig Krey passera trois années à l’école supérieure de commerce de Grenoble pour obtenir un master. Elle sera ensuite missionnée à bord du BPC (bâtiment de projection et de commandement) Mistral et du porte-avions Charles-de-Gaulle dans le cadre d’échanges entre la France et la Norvège. La possibilité offerte aux femmes d’intégrer des équipages dans des sous-marins sera poursuivie par le Danemark (1988), la Suède (1989), l’Australie (1998), le Canada (2002), les États-Unis (2010), le Royaume-Uni (2011, mais mise en application en 2013), l’Afrique du Sud (2012), le Venezuela (2013) et l’Allemagne (2014).

En France, la décision a été prise en 2014. Sur la base du volontariat et à l’issue d’une sélection rigoureuse basée sur des critères médicaux et psychologiques, quatre officiers féminins ont été choisis pour participer en juin 2018 à une expérimentation de plus de deux mois à bord du sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) Le Vigilant. Les quatre postulantes avaient un profil très différent : Karen, la quarantaine, venant du porte-avions Charles-de-Gaulle et prenant les fonctions de chef de chaufferie du SNLE ; Harmonie, vingt-sept ans, adjointe au chef du service sécurité/plongée ; Camille, vingt-neuf ans, adjointe au chef du service lutte sous la mer ; Pauline, trente et un ans, médecin. Pour accéder à sa nouvelle fonction, cet officier du service de santé des armées a dû suivre deux années de formation supplémentaire. A bord d’un sous-marin, le médecin doit être en effet capable « de réaliser une échographie, lire de l’imagerie, assurer l’hygiène nucléaire et pratiquer la surveillance radiologique (…), mais aussi être en mesure de traiter des pathologies dentaires. Et servir à l’occasion de confident à l’équipage, habitué auparavant à se livrer à des hommes ». Ce témoignage de Pauline a servi de référence pour aborder les questions médicales1 . En juillet 2020, la prise en compte de la féminisation dans les sous-marins s’est concrétisée à Cherbourg lors de l’inauguration par le président de la République du Suffren, premier submersible français imaginé dès sa conception pour recevoir un équipage mixte.

De nos jours, la Marine française a ouvert l’ensemble des spécialités et filières aux personnels féminins. Ce mouvement entre dans le cadre de l’accélération de la féminisation de l’appareil de défense. Dans le domaine des personnels, sous la pression du pouvoir politique et en raison de l’évolution des esprits dans la société, les effectifs féminins devraient être considérablement augmentés au cours des prochaines années. En mars 2020, le chef d’état-major de la Marine nationale de l’époque, l’amiral Prazuck, a déclaré vouloir 50% de femmes de plus d’ici 2030, ce qui porterait les effectifs féminins de cinq mille à sept mille cinq cents.

 

1 Interview publiée sur le site www.meretmarine.com le 19-7-2018

 

Photo : le groupe amphibie, composé du porte-hélicoptères amphibie (PHA) Tonnerre et de la frégate type La Fayette (FLF) Guépratte, appareille depuis Toulon pour la Mission Jeanne d’Arc 2024 © Victoria Chantriaux  et Clara Tison, Marine nationale, post FB du 19 février 2024