A. Dupas et G. Huber
A. Dupas et G. Huber

Par Alain Dupas et Gérard Huber

Quatrième extrait du nouvel ouvrage paru chez Robert Laffont: La grande Rupture?

Ces dernières années, le développement des sciences et des techniques a connu une accélération extraordinaire, en particulier dans quatre domains clés: l’information, les biotechnologies, les nanotechnologies et les sciences dites «cognitives».” Quel est l’impact véritable de ces avancées sur la société et l’économie, sur chacun de nous, sur la planète tout entière ? »

Tel est le défi du dernier ouvrage d’Alain Dupas, physicien, et Gérard Huber, psychanaliste. Le chapitre 7 porte plus précisément sur la redistribution des cartes mondiales, notamment dans le domaine aéronautique et spatial, face à cette accélération technologique, et est publié sur ce site en cinq parties distinctes: dans ce quatrième extrait, les auteurs examinent l’évolution des Etats-Unis en tant que première puissance militaire et spatiale mondiale.

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La Grande Rupture

Chapitre 7 : Géopolitique au temps de l’accélération (quatrième partie)

Quelle place pour les Etats-Unis après la crise ? Il ressort des paragraphes précédents que les Etats-Unis ont beaucoup d’atouts pour rester, au 21ème siècle, la première puissance mondiale. Ce constat n’est-il paradoxal ? L’Amérique n’a-t-elle pas connu en 2008 et 2009 une crise financière et économique d’une gravité exceptionnelle, qui n’est pas encore terminée en 2010, et dont les contrecoups se feront sentir pendant bien des années ? N’est-elle pas confrontée à un déficit abyssal et à un déficit commercial endémique ? Le dollar n’est-il pas menacé en tant que principale monnaie de réserve ? Sur le plan international, ne se trouve-t-elle pas dans des situations intenables en Irak et surtout dans la région Afghanistan-Pakistan ? Autrement dit, les Etats-Unis peuvent-ils encore tenir leur position au sommet de la hiérarchie internationale ? Le temps n’est-il pas venu pour eux de « rentrer » dans le rang et de renoncer à l’exceptionnalisme américain ? En fait c’est depuis la chute du mur de Berlin, voilà vingt ans, que les observateurs et les hommes politiques dans le monde entier – mais en particulier à Paris, à Berlin, à Londres, à Moscou, à Pékin – s’interrogent : va-t-on (enfin ! pour tous ceux que la puissance américaine irrite…) assister à la fin de la prédominance globale des Etats-Unis ? A la fin de l’« empire[1] », de sa puissance militaire, économique, financière, politique ? L’Administration du président Clinton (1993-2001) a été une période où la supériorité des Etats-Unis, suite à l’affaissement du concurrent historique soviéto/russe , était évidente, mais s’exerçait de manière souple en respectant le plus souvent les modes de fonctionnement « multilatéraux » dans les relations internationales (accords de limitation des armements, organisations onusiennes, institutions issues des accords de Bretton-Woods[2]). La situation a ensuite complètement changé avec l’Administration du président George W. Bush, du fait d’une vision totalement différente du monde[3], quasiment paranoïaque, en particulier après le 11 septembre 2001. Sous l’impulsion d’un président mal élu en 2000 et réélu en 2004, de son vice-président Dick Cheney, à l’immense pouvoir, de sa conseillère pour les affaires stratégiques puis secrétaire d’Etat Condoleeza Rice, et de son secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, les Etats-Unis se sont engagés avec brutalité dans une « guerre contre le terrorisme », sans aucun respect pour leurs alliés, ni pour les libertés individuelles et collectives, qui sont pourtant au cœur d’un système politique américain inspiré des « Lumières ». La fin de l’arrogance américaine Pendant huit ans, les Américains ont dessiné une véritable caricature d’un monde « unipolaire », dominé par une seule « hyperpuissance ». Toutes les actions des Etats-Unis pendant cette période ont-elles été mauvaises ? La guerre contre les Talibans, à partir de 2002 en Afghanistan, est difficilement contestable, et elle a d’ailleurs bénéficié, et bénéficie toujours, d’une participation internationale significative. La guerre unilatérale contre l’Irak en 2003 est bien sûr plus critiquable, et justement critiquée, même si nous ne pleurerons pas sur le sort de Saddam Hussein, qui a été l’un des pires dictateurs qui soit. La conduite de l’ « occupation » après la victoire militaire éclair a été un désastre et il fallut des années avant que la situation ne soit difficilement redressée, en 2007, avec une opération qualifiée de « The Surge » (l’envoi de renforts couplé avec une redéfinition du rôle des troupes américaines). On peut cependant se demander si les alliés des Etats-Unis, parmi lesquels la France, n’auraient pas pu contribuer davantage à la pacification du pays, et soutenir la mise en place d’un système démocratique, avec des actions de formation notamment ? Certes, l’exportation de la « liberté », qui était l’objectif affiché par G.W. Bush, avec l’Irak comme première application et exemple, n’est pas un but reconnu facilement en Europe, et ailleurs dans le monde. Mais le soutien à l’établissement d’un nouveau régime plus « démocratique » en Irak méritait peut-être un effort particulier. La période d’arrogance et de mépris des Etats-Unis pour le reste du monde est heureusement révolue : le nouveau président Barack Obama a accédé au pouvoir en janvier 2009 avec un discours d’ouverture et de respect vis à vis de ses alliés ainsi d’ailleurs que de tous les autres pays, adversaires actuels ou potentiels inclus. Les circonstances difficiles pour l’Amérique de 2010, rappelées plus avant, favorisent certainement cette nouvelle attitude, mais celle-ci est de toute façon dans l’esprit de l’homme politique Obama. Cela signifie-t-il pour autant que le monde devient vraiment « multipolaire », avec des mécanismes de décision coopératifs et des responsabilités partagées ? La réalité est plus subtile : l’Amérique est certainement prête, dans la mesure où ses intérêts vitaux ne sont pas compromis, à jouer pleinement la carte de la coopération internationale. On le voit bien avec les réunions multiples d’instances de discussion au plus haut niveau (chefs d’Etat et de gouvernement) : G8, G20, etc. Le principal obstacle ne se situe peut-être pas là. Non au niveau des Etats-Unis mais plutôt de leurs partenaires. Ceux-ci veulent être respectés et consultés – ce qu’ils sont maintenant – mais ils ne sont pas prêts à endosser les responsabilités que la « superpuissance » survivante de la « guerre froide » serait prête à abandonner. C’est ainsi le cas en Afghanistan, où les situations militaires et politiques ne cessent de se dégrader, avec un retour des Talibans, que l’on espérait définitivement battus après la guerre de 2002. Les opérations en Afghanistan ont lieu dans le cadre de l’OTAN mais où sont les pays de l’alliance Atlantique qui sont prêts à envoyer davantage de troupes pour aider des Américains qui augmentent leur effort, au moment même où ils parviennent enfin à se dégager en partie de l’Irak ? L’enthousiasme européen est manifestement modéré. L’importance conservée de la puissance militaire Cela a été souligné : la puissance militaire, que les Etats-Unis exercent au proche Orient avec intensité, n’est pas le seul, ni même le principal, facteur de puissance. Mais elle conserve une grande importance et, avec des budgets plus élevés, une recherche plus avancée, des expériences uniques, comment ne pas penser que les Américains vont maintenir et même accentuer leur avance militaire, par rapport à leurs adversaires, actuels ou potentiels, à leurs concurrents géopolitiques (la Russie certainement, la Chine peut-être), mais aussi à leurs alliés et partenaires (Europe, Canada, Japon, Australie, Corée du Sud, Inde, etc.) ?

Cette supériorité militaire sera sans doute utilisée avec plus de discernement et de prudence que dans le passé récent. Mais si des opérations de grande envergure devaient être entreprises dans une région du monde, on imagine mal quelle alternative il y aurait à un « leadership » américain. Les Etats-Unis ne veulent pas forcément rester une « superpuissance » mais ils peuvent y être contraints. L’expérience historique du 20ème montre que le monde peut avoir intérêt à ce que l’Amérique s’intéresse à son sort et intervienne si nécessaire. Que serait-il advenu sans les entrées en guerre des Etats-Unis en 1917 contre l’empire Allemand et en 1941 contre le troisième Reich ? Sans oublier la victoire finale contre l’Union Soviétique dans la « guerre froide ». La vérité est que les Etats-Unis, même avec une posture plus modeste, restent bel et bien une puissance « unique » sur la planète. Leurs capacités militaires viennent d’être évoquées et elles sont incomparables. En outre ils ne cessent de la renforcer, avec en particulier un effort de recherche majeur, qui leur permet de développer des technologies et des systèmes militaires très en avance sur ceux de tous les autres pays. Comment se fait-il, dès lors, qu’ils aient connu de telles difficultés en Irak, et que leurs problèmes militaires se prolongent en Afghanistan ? Les Etats-Unis, avec des forces largement organisées et équipées comme au temps de la « guerre froide », se sont trouvés confrontés, au proche Orient, à des guérillas d’une nature totalement différente, auxquelles ils n’étaient pas préparés. N’en doutons pas : ils sont en train de tirer les leçons de ces années difficiles et leurs nouveaux armements, leurs nouvelles tactiques de combat, seront adaptés à ces « guerres du futur ». Ils sont en train de « transformer » leurs moyens militaires, en utilisant d’ailleurs les technologies « NBIC » que nous avons évoquées à plusieurs reprises. Cet avantage militaire des Etats-Unis se prolongera-t-il dans les décennies à venir, dans un monde en profond changement, sur les plans démographiques, économiques, technologiques et sans doute politique ? Sans doute pour une raison que nous avons déjà évoquée : la « complexité » des moyens militaires, qui fonctionnent en « réseau » (on parle de « Netcentric Warfare »). Les technologies « NBIC » évoluent très rapidement, au rythme de la « loi de Moore » ou de lois comparables. Mais les missiles, les avions, les hélicoptères, les véhicules terrestres et les navires, sans oublier toutes les infrastructures, ont des temps de développement longs (des années ou davantage) et sont ensuite utilisés pendant des décennies[4]. L’avance acquise se conserve longtemps dans le domaine des systèmes de défense. En 2050, donc, la puissance militaire n° 1 sera encore l’Amérique ! Sauf catastrophe planétaire immense dans son ampleur (guerre nucléaire, pandémie, cataclysme cosmique comme une chute d’astéroïde !), par définition imprévisible…mais pas impossible (cf. chapitre 6). Sur la « frontière d’en haut[5] » Les Etats-Unis ont des positions solides dans les domaines de la richesse nationale (en dépit de la crise), de l’innovation (ce qui peut-être le plus important et détermine tout le reste) et de la puissance militaire. Mais il existe un autre domaine, plus limité, mais néanmoins fondamental pour l’avenir, où la « dominance » américaine est encore plus manifeste : l’espace. Cette remarque est particulièrement fondée pour les activités spatiales militaires : 95 % des programmes dans ce domaine sont conduits par les Etats-Unis ! Comment une telle disparité d’effort est-elle possible ? Les Américains sont-il vraiment les seuls à estimer qu’une « machine militaire » moderne ne peut être efficace qu’en utilisant des satellites ? En fait un autre pays, l’URSS, a investi tout autant dans ce secteur pendant la « guerre froide » et la Russie essaie de préserver l’héritage soviétique dans ce domaine, mais sans en avoir les moyens. Mais l’URSS disparue, et la Russie presque impuissante, pourquoi d’autres pays ne développent-ils davantage leurs moyens spatiaux militaires, si ceux-ci sont déterminants pour la sécurité au 21ème siècle ? On peut se poser la question car l’utilisation des moyens spatiaux confère aux USA un avantage considérable dans leur posture internationale et dans la conduite de leurs opérations militaires. Les satellites de reconnaissance fournissent des informations uniques, impossibles à obtenir autrement. Les systèmes de télécommunications spatiaux sont le fondement de l’infrastructure qui intègre toutes les forces et les bases américaines autour du globe. Le système de navigation GPS (« Global Positioning System »), qui a été mis à la disposition des utilisateurs civils, guide avec une précision extraordinaire tous les navires, les avions, les véhicules, les missiles, les bombes…jusqu’au simple fantassin. Ce n’est pas pour rien que le budget spatial de sécurité (incluant les applications militaires et le renseignement) représente, autant que l’on puisse en juger, une part de 6 % de l’argent dépensé par le Pentagone. Vers des accords sur l’interdiction des armes spatiales La domination spatiale militaire des Etats-Unis pourrait-elle aller au-delà des programmes actuels, dont le but est simplement de fournir des moyens de support aux forces armées et au pouvoir politique, avec des « satellites d’application » ? Un autre objectif ne pourrait-il pas être l’installation dans l’espace d’armes pouvant attaquer des satellites d’autres pays, des missiles en route vers leurs cibles (c’était le but ultime du projet de « guerre des étoiles » du président Ronald Reagan) voire des cibles terrestres ? La réalité est que ces types d’utilisation nécessiteraient des investissements colossaux pour une utilité douteuse, ou même nulle. Il ne faut jamais oublier qu’un satellite tourne autour de la Terre, d’une manière imposée par la mécanique céleste, et qu’il ne peut passer à volonté au-dessus d’un objectif. Les seuls points où un engin spatial peut rester immobile au-dessus de la Terre se trouvent sur l’orbite dite « géostationnaire », à 36 000 km au dessus de l’équateur, c’est à dire beaucoup trop loin pour que des « armes laser », par exemple, puissent avoir le moindre effet. Les « armes spatiales » sont de fait totalement inutiles et inefficaces à partir du moment où toutes les cibles sont sur la Terre, et non pas dans le cosmos. Il en serait différemment si celui-ci était colonisé, avec des bases dans l’espace, sur la Lune, sur Mars, etc. Mais l’on en est pas là, loin s’en faut. Quant aux satellites d’autres pays, il serait bien plus simple de les attaquer, si nécessaire, avec des missiles lancés depuis la surface terrestre. Mais si des « armes spatiales » sont sans intérêt, pourquoi les Etats-Unis ont-ils refusé toutes ces dernières années de négocier et de signer un traité les interdisant ? Cette position peut se comprendre : il existe déjà un traité[6] qui interdit la mise en orbite d’ « armes de destruction massive » et peut être considéré comme suffisant ; en outre le contrôle d’une interdiction d’armes en orbite serait très difficile. Le refus américain participait surtout de la « paranoïa » de l’Administration de G.W. Bush et il est probable que celle de Barack Obama acceptera d’interdire officiellement la « militarisation du cosmos ». Le paradoxe est cependant que l’espace, même officiellement reconnu comme « zone de paix », restera indispensable au fonctionnement des systèmes militaires sur la Terre. L’Europe, qui a pris, d’une manière incompréhensible, un très grand retard dans ce domaine, a fini par comprendre son erreur. Au cours des deux dernières décennies elle s’est peu à peu dotée, dans le cadre de programmes nationaux pour l’essentiel, de satellites de reconnaissance et de télécommunications, et elle est en bonne voie de disposer, dans les années 2010, d’un système de navigation, complément et alternative au GPS, baptisé « Galileo ».


[1] Les Etats-Unis n’échappent pas, au moins pour ce qui est du jugement porté sur eux, à la tentation des leaders politiques passé et des historiens à faire des comparaisons avec le modèle ultime : l’empire romain. Il en a été ainsi pour Charlemagne, pour Charles Quint, pour Napoléon, pour les « empires coloniaux » du Royaume Uni et de la France, pour l’empire allemand de Bismarck et de Guillaume II, pour Hitler. Les Etats-Unis, puissance dominante au début du 21ème siècle, sont-ils, d’une certaine manière, un « empire » ? Les politologues s’interrogent et, dans l’esprit du fameux livre de Paul Kennedy (« Rise and Fall of the Great Powers », Random House, 1987) guettent la « chute » de la puissance américaine. [2] Accords signés le 22 juillet 1944 à Bretton Woods aux Etats-Unis, largement sous l’influence de l’économiste John Maynard Keynes, qui dirigeait la délégation britannique à la conférence réunie pour organiser le système économique et financier du « monde libre » après la guerre. L’une des principales décisions fut l’adoption de dollar américain comme seule monnaie de référence dans le monde (ce qu’il restera jusqu’en 1972). Le Fond Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale furent également créés à cette occasion. [3] Celle des néo-conservateurs (les « Néocons »), s’inscrivant dans l’esprit de la politique du président Ronald Reagan, qui lui-même avait été soutenu dans sa quête du pouvoir et dans sa conduite des affaires par les inspirateurs des idées « néoconservatrices », qui acceptaient mal la défaite de la guerre du Vietnam et voulaient que la puissance américaine se mette en position d’éviter à l’avenir toute débâcle de ce genre. Le mot « conservateur » ne doit pas tromper : les « Néocons » venaient d’origines politiques diverses, du parti Démocrate aussi bien que du parti Républicain. [4] Les bombardiers géants B-52, développés et introduits dans les années 1950 et 1960, alors que la « guerre froide » battait son plein, sont toujours en service en 2010 et l’on peut même se demander si leur durée de vie ne pourrait pas approcher le siècle ! Un record… En tant que « plate-forme » aérienne à très long rayon d’action, modernisée régulièrement sur les plans de l’électronique et de la propulsion, le B-52 reste bien adapté aux missions de défense du 21ème siècle [5] Traduction de l’expression américaine « High frontier », qui fait référence au concept de « Frontier », qui représente l’esprit d’avancée « au-delà de la frontière » qui a caractérisé l’expansion des Etats-Unis vers l’Ouest au 19ème siècle. Le continent nord-américain conquis et pacifié (à quel prix !) l’idée de la « Frontière d’en haut » est que les Etats-Unis doivent poursuivre leur expansion vers « le haut », vers le cosmos. Les Russes partagent un peu cette philosophie du fait de leur histoire d’expansion vers l’Est, qui les a conduits à occuper toute la Sibérie et même un temps, au-delà du détroit de Behring, l’Alaska. [6] « Outer Space Treaty », qui date de 1967.