Crédits photos © Quartier-maître de deuxième classe George Degener, US Coast Guard, Jacobshavn Isfjord, 22 août 2010

Par Jean-Paul Pancracio, Professeur à la faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers. 

Changement climatique aidant, l’espace arctique est devenu un centre d’intérêt considérable de la société internationale contemporaine. La banquise, glace de mer, s’efface inexorablement. En septembre 2012, comme les satellites d’observation l’ont montré de façon spectaculaire, elle a reculé à un niveau encore jamais atteint jusque-là, y compris lors des étiages de 2007 et 2009. Le recul de l’inlandsis, glace de terre, est également engagé. Pourtant, ne nous y trompons pas, cet espace fragile entre tous demeure profondément hostile à l’homme. Deux raisons d’analyser avec un certain recul la montée des intérêts les plus divers qui s’y portent.

La gouvernance de l’Arctique

D’abord l’Arctique n’est pas une zone a-structurée sur le plan international. Les huit États riverains de cet océan circulaire du sommet du Globe y ont constitué le Conseil de l’Arctique. Un club d’États jalousement fermé. En sont membres à part entière le Canada, le Danemark (Groenland et Ferroe), les États-Unis, la Norvège, la Finlande, la Suède, l’Islande et la Russie. Cette organisation intergouvernementale a la particularité de compter également dans ses rangs, avec plénitude de droits, les représentations de ses six peuples autochtones, dont le peuple Inuit par le biais de sa Conférence Circumpolaire, présents sur l’ensemble des rivages de cet océan.

Parce que s’ouvre une fenêtre climatique sur l’Arctique, l’organisation suscite par elle-même un regain d’intérêt de la part des grandes puissances. Si l’on n’est pas de la région, ou si l’on est une organisation internationale intéressée, on ne peut y accéder qu’à titre d’observateur. La Chine multiplie en ce sens les démarches diplomatiques pour s’y faire admettre, sans y parvenir pour le moment. Mais elle est patiente et riche. L’Union européenne a vu sa demande rejetée en raison de son action en faveur de l’interdiction de la chasse aux phoques, espèce non menacée et essentielle à la vie des Inuits. Leur rancœur sera durable.

La question de la souveraineté canadienne sur les eaux de son archipel arctique

La politique canadienne de souveraineté entre son continent et le Pôle a soulevé la critique des États-Unis et de l’Union européenne. La délimitation englobante, donc externe, de ses zones maritimes à laquelle le Canada a procédé autour de son immense archipel arctique est contestée. Il a opéré comme s’il était un État archipel (un État exclusivement constitué d’îles), ce qu’il n’est pas au sens de la convention de Montego Bay sur le droit de la mer. État mi-continental, mi insulaire, il lui était cependant difficile de faire autrement pour préserver sa souveraineté sur des terres insulaires qui remontent jusque dans les parages du Pôle, sont très riches en ressources naturelles pour l’avenir mais largement inhabitées et pratiquement vierges au-delà de la station de Resolute Bay.

Les eaux et la banquise enfermées à l’intérieur de ce polygone deviennent de fait assimilables à des eaux archipélagiques, notion proche de celle d’eaux intérieures, sur lesquelles s’affirme une souveraineté très poussée de l’État côtier. Quant à ses détroits internes, devenant internationaux du seul fait d’être libres de glace et d’être utiles à la navigation internationale, ils pourraient être considérés comme relevant de l’article 45 de la convention de Montego Bay (détroits ne mettant pas directement en communication des parties de haute mer) avec un droit de transit beaucoup plus contrôlé et restrictif que ceux qui relèvent de l’article 37 de cette convention (libre transit international). Il n’en reste pas moins qu’il y a là une source de contestations entre puissances qui nécessitera la recherche et l’expression d’un modus vivandi négocié mais qui devra préserver les droits et intérêts du Canada en tant qu’unique État possessionné.

La question des fonds de l’océan arctique

On sait désormais qu’ils recèlent de grandes réserves en pétrole et en gaz. C’est probablement là qu’est la source de discorde la plus forte. Deux zones différentes de fonds marins sont susceptibles de s’ouvrir à une exploitation : d’une part le plateau continental des Etats côtiers de l’océan arctique, d’autre part les fonds internationaux de la haute mer, dénommés « la Zone », qui bénéficient du statut de patrimoine commun de l’humanité.

Sur le plateau continental, chaque Etat côtier lance pratiquement les prospections et les exploitations qu’il veut, accorde à qui il veut des licences en ces domaines, au titre de ses « droits souverains ». Les difficultés viendront ici des litiges qui se feront jour en matière de délimitation latérales ou frontales des plateaux continentaux voire des demandes d’extension de ces derniers. Ce qui est sûr, c’est que l’on ne s’adjuge pas le fond des mers en y plantant un drapeau. Il ne saurait être l’objet d’un processus de conquête ni même d’une assimilation quelconque à un territoire. L’idée même d’une territorialisation des espaces maritimes, que ce soit en surface ou au fond est absurde et doit être combattue avec énergie.

S’agissant des « grands fonds marins » de la Zone, leur exploration et leur exploitation éventuelles sont gérées par l’Autorité internationale des fonds marins (ISA). C’est elle qui accorde les licences et les retire le cas échéant. L’activité qui s’y développe l’est au nom et dans l’intérêt de l’humanité. On est donc là dans un domaine qui échappe à toute tentative d’appropriation nationale.

L’Arctique comme espace stratégique

En janvier 2009, juste avant qu’il ne quitte la Maison Blanche, le président G.W. Bush  a édicté les combined directives de sécurité nationale et de homeland security, destinées à orienter la politique des États-Unis dans la région Arctique [1]. Il y est annoncé « une plus vigoureuse présence militaire et navale américaine dans l’Arctique [2]», ainsi qu’une identification du Passage du Nord-Ouest comme détroit international de l‘article 37 (supra) assujetti au régime du libre passage en transit. Sur la base du constat que le réchauffement climatique va accroître les activités humaines en Arctique, la rubrique Background énonce que : « 4 […] Cela impose aux États-Unis d’assumer une présence nationale plus active et influente en vue de protéger leurs intérêts et d’être à même de projeter une puissance maritime dans la région [3]

De son côté le Canada a pris conscience qu’il lui faut plus que n’importe qui d’autre, renforcer sa présence militaire et économique au cœur de son archipel arctique. Les deux doivent aller de pair avec une forte association du peuple Inuit. En son temps, le Premier ministre Harper avait clairement présenté le défi : « occuper l’archipel ou le perdre ! » L’une des décisions prises dans cette optique a été de placer une garnison militaire permanente à Resolute Bay, la ville Inuit la plus septentrionale, sur le 65e parallèle de latitude Nord.

De son côté, dans sa recherche effrénée de ressources énergétiques, la Chine ne cache pas son intérêt pour la zone. Quant à la Russie, riveraine de cet océan sur des milliers de km de linéaire côtier, elle tente pur l’heure d’accroître la superficie de son plateau continental. Mais elle aura du mal à faire passer auprès de l’ISA et de ses voisins arctiques sa demande d’extension de 200 milles à 350 milles nautiques. Les dorsales Alpha-Mendeleiev et Lomonossov comprises dans cette prétention ne s’inscrivent pas a priori dans la continuité géologique de sa marge continentale.

Et tout le monde enfin d’y aller de la construction de navires brise-glace : États-Unis, Chine, Canada, Russie étant les plus avancés en ce domaine : le nouveau brise-glace canadien sera opérationnel en 2017 ; celui de la Chine le sera en 2014. Et des tests ont été réalisés durant l’été 2012 par les chantiers navals Hyundai en vue de la conception de futurs grands navires minéraliers brise-glace.

Reste qu’une pollution de grande ampleur dans ces espaces polaires, de navigation ou d’extraction et dont il ne faut pas écarter le risque, aurait des effets ravageurs. Outre que la limite technologique actuelle d’exploitation se situe vers 2000 m. de profondeur, les probabilités de pollutions sont d’autant plus réelles que l’Arctique demeurera, même en situation de réchauffement relatif, un lieu d’événements climatiques brutaux. L’hiver n’y sera jamais bien clément.


[1] Voir « Comprehensive New Statement of U.S. Arctic Policy », in AJIL April 2009, Contemporary Practice Of the United States, pp. 342-349.

[2] Ibid, p. 342.

[3] Ibid., p. 343 : « Human activity in the Arctic region increasing and is projected to increase further in coming years. This requires the United States to assert a more active and influential national presence to protect its Arctic interests able to project sea power throughout the region. »