Crédits photos © US Air Force

Entretien avec le médecin en chef Christian Léonce, officier de liaison du Service de santé des armées aux Etats-Unis.

Le médecin en chef Christian Léonce faisait partie de la délégation accompagnant le ministre des anciens combattants lors de sa visite au Veterans Affairs Medical Center de Washington, D.C. Achevant sa troisième année comme officier de liaison du SSA auprès de l’organisme équivalent au sein de l’armée de terre américaine (Office of the US Army Surgeon General), sa fonction consiste à faciliter les échanges et la coopération entre les deux pays dans le domaine de la médecine militaire. Il nous explique les différences majeures entre les deux systèmes en soulignant leurs nombreuses synergies et complémentarités. Dans le domaine de la recherche et développement notamment, où les avancées technologiques ont été les plus marquantes en raison des pathologies spécifiques issues des guerres récentes (Irak, Afghanistan, maisaussithéâtreafricain),à savoir la prise en charge et le traitement du Traumatic Brain Injury (TBI) et du syndrome post-traumatique, ainsi que la rééducation fonctionnelle et l’appareillage des blessés amputés.

Son parcours personnel est par ailleurs illustratif de la reconnaissance que souhaite apporter Kader Arif au travers de sa politique commémorielle dédiée notamment aux bataillons d’Afrique et d’Indochine s’étant battu aux côtés de l’armée française pendant les grandes guerres. Originaire des établissements de l’Inde française (Pondichéry, Karikal…), issu d’un milieu militaire avec un grand père ayant combattu durant la Grande Guerre et un père ayant servi en Indochine, puis en Algérie, le médecin en chef Léonce passa une grande partie de son enfance en Allemagne où son père avait été muté après son retour en France en 1962. Médecin généraliste, sa carrière le conduisit à pratiquer beaucoup de médecine tropicale et de santé publique notamment en Nouvelle Calédonie, mais aussi au Sénégal, en Côte d’Ivoire et en Guinée. Avant de venir à Washington, D.C., il commanda le 3e régiment médical à La Valbonne dans l’Ain.

En tant qu’officier de liaison entre la France et les Etats-Unis, quelles sont les différences majeures caractérisant de votre point de vue les deux systèmes de soutien santé français et américain ?

La première différence tient au fait que notre service de santé français est interarmées. La liaison pour être la plus complète doit être assurée vis-à-vis des services de santé de chaque armée américaine (tri-service : Army, Air Force, Navy-Marine Corps/Coast Guard englobés dans le Military Health System). Les services dédiés aux anciens combattants – les VA pour Veterans Affairs – ne sont pas militaires, mais je suis aussi en contact avec eux, car pour moi il y a une logique de continuité entre le DoD (Department of Defense) et les VA (Veterans Affairs), lesquels représentent un réseau significatif, le premier des États Unis.

D’autres organismes comme le service de santé publique (Public Health Service), qui dépend du ministère de la santé représentent un intérêt majeur. Son personnel, bien que civil, porte l’uniforme et sa mission est de gérer les questions de santé publique et de sécurité sanitaire à l’échelle du pays au travers de grands organismes gouvernementaux comme la FDA (Federal Drug Agency) ou le CDC (Center for Disease Control). Le système américain s’avère donc assez compliqué et fonctionne avec de nombreux éléments de liaison et de coordination.

Une autre grande différence par rapport à la France réside dans le fait que plus de 70% des médecins américains sont, à un moment ou à un autre de leurs études ou de leur carrière, passés par le système VA pour être alors confrontés à la problématique spécifique des patients vétérans. Ceci est important, car d’une façon générale et dans la plupart des pays, les médecins civils ne maîtrisent pas vraiment le syndrome de stress post traumatique (SSPT) par exemple. En France, si un patient ne dit pas à son généraliste qu’il est un ancien militaire ou qu’il a été sur un théâtre extérieur tel que l’Afghanistan, la probabilité d’identifier le problème est minime. Depuis deux ans, cette notion est de plus en plus vulgarisée grâce à une communication accentuée et des campagnes de presse spécifiques.

A propos du SSPT justement, les approches nationales sont-elles comparables ?

Si nous connaissions cette problématique en France également, la terminologie et les définitions ne recouvrent pas exactement la même pathologie. Le concept français implique un traumatisme psychique causé par une confrontation brutale et inattendue avec la mort faisant intervenir un sentiment de terreur ou d’horreur. Dans le système américain, on trouve dans le PTSD (Post-Traumatic Stress Syndrom) une notion de cumul et d’usure chez des individus prédisposés et exposés au stress de combat (battle stress) lors de la survenue de l’évènement traumatisant.

L’expérience française remonte aux guerres révolutionnaires avec la description de névroses traumatiques par Philipe Pinel et les cas cliniques documentés en rapport avec le «vent de boulet » affectant les soldats de l’Empire. Plus tard, c’est durant la guerre de Sécession américaine que seront constatés des syndromes similaires avec le « cœur de soldat » ou « syndrome du cœur irritable ». Dans le monde civil, ce sont les accidents de chemin de fer durant la révolution industrielle qui ont fourni le même type de tableaux chez les passagers désincarcérés décrivant par la suite une reviviscence continuelle de l’évènement et la récurrence de cauchemars. Ceci a été décrit, en France et aux États-Unis ainsi qu’en Allemagne et en Angleterre, dans le contexte d’une large diffusion au niveau européen des nombreux travaux sur l’inconscient traumatique par l’école du Pr Charcot à la Pitié Salpêtrière. La Grande Guerre sera ensuite, avec ses pilonnages d’artillerie, une grande pourvoyeuse de shell shock ou obusite, générant des tableaux extrêmes allant jusqu’aux paralysies observées chez les rescapés déter- rés des tranchées effondrées (syndrome des éboulés). Ces observations sur le terrain permettront à l’américain Thomas Salmon d’élaborer ses fameux principes de prise en charge en psychiatrie de l’avant qui serviront au cours des conflits ultérieurs. On s’aperçoit maintenant de la nécessité de s’ouvrir à une approche plus holistique – intégrant comme les Etats-Unis la réalité virtuelle, l’accompagnement par des médecines parallèles, le yoga, l’acupuncture ou encore le Tai Chi – en plus des aspects psychosociaux et spirituels. Si le côté scientifique demeure important, le système américain s’appuie également beaucoup sur le feedback du patient rendant licites l’usage, par exemple, de techniques controversées comme l’intégration neuro-émotionnelle par les mouvements oculaires (EMDR). La thérapie par l’exposition et la thérapie cognitive restent cependant les méthodes les plus couramment employées. La réalité virtuelle est très utilisée par les psychologues, mais seuls certains patients et quelques patho- logies sont éligibles. Le processus d’institutionnalisation vers un élargissement de la gamme multidisciplinaire et holistique semble donc bien en marche.

Depuis 2003, environ 70 000 cas de PTSD ont été documentés aux Etats-Unis, mais en raison de manifestations cliniques à retardement, on estime qu’un quart des deux millions de militaires déployés serait atteint. Comme avec des techniques américaines voisines, nous avons en France, intégré les TOPS (techniques d’optimisation du potentiel) afin d’augmenter la résilience et de diminuer les niveaux et les risques du stress à répétition. Des mesures préventives ont consisté à réduire la durée des projections des militaires américains de douze à neuf mois et à renforcer le dépistage et le suivi à leur retour. L’approche multidisciplinaire et intégrée des blessés permet de suivre les patients d’un point de vue psychologique, mental et spirituel : on ne va pas guérir le corps, si on ne guérit pas l’esprit. On revisite finalement la médecine orientale avec une vision et des outils modernes.

Quelles sont les autres avancées médicales américaines issues de cette dernière décennie de conflit ?

Ce qui se passe aux Etats-Unis en matière de rééducation fonctionnelle est assez précurseur, dans la mesure où ils ont investi là aussi dans des moyens sophistiqués notamment de réalité virtuelle. Le coût de développement de nouveaux systèmes reste élevé, la force des Américains est de monter des programmes adaptés et sur mesure avec des industriels partout dans le monde.

C’est ainsi qu’ils ont adopté le système CAREN (Computer Assisted Rehabilitation Environment) fabriqué par la société néer- landaise Motek et qui consiste en un tapis roulant multidirectionnel faisant face à un écran virtuel panoramique. Les prothèses qu’ils utilisent sont également d’origine européenne (Ossür; Ottoboch). Les prothèses de dernière génération peuvent compter jusqu’à vingt microprocesseurs comme pour une cheville (BIOM). Il s’agit de matériel ultra sophistiqué nécessitant des réglages très fins. Si la prothèse n’est pas parfaitement adaptée, le patient risquera d’avoir des problèmes de dos ou de hanche. L’étude cinétique et dynamique va permettre, de façon préventive, de lisser toutes ces problématiques et d’adapter parfaitement la prothèse au-delà de la perception de l’individu par une approche technico-scientifique. En fonction du point d’équilibre, on pourra régler plus finement et améliorer en- core au-delà de la première impression de confort, telle une paire de lunettes… Ce type de technologie met en avant les aspects cognitifs permettant aux blessés de marcher dans les bois ou encore d’enjamber un parapet. Une autre différence entre la France et les États-Unis est l’intégration majeure de la dimension sport dans la réadaptation. Les Américains ont par exemple développé des doubles patinettes pour les amputés pour faire du ski, qui est une école de volonté, de courage et d’endurance. Cette possibilité leur donne d’autres capacités cognitives, d’autres sensations, d’autres réflexes que des courses en fauteuil roulant. En raison malheureusement d’un volume important d’amputés, les Etats-Unis ont développé des micro-programmes dans lesquels le secteur civil n’aurait jamais investi seul. La France démarre juste des programmes similaires, rendant tout à fait possible la création de synergies ou de pistes de coopération outre-atlantique.

Propos recueillis par Murielle Delaporte.

 

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Article paru dans le magazine Opérationnels SLDS numéro 19 – Printemps 2014 : 

Magazine 19