Histoire – Passchendaele… Voilà un nom qui des deux côtés de la Manche, voire de l’Atlantique, ne résonne pas du tout de la même façon. Bataille quasiment inconnue en France, alors qu’elle fut décisive dans la victoire finale de 14-18, haut fait d’armes pour certains, boucherie ignoble pour d’autres, Passchendaele symbolise à elle seule le lourd tribut payé par les armées britanniques, canadiennes et Néo-Zélandaises lors de la Grande Guerre.

C’est pourquoi, à quelques mois de la commémoration du centenaire de cette bataille épique source d’inspiration multiple outre-manche[1], le Brexit prend un goût d’autant plus amer qu’il vient entacher deux siècles d’efforts et de rapprochement diplomatiques entrepris sous l’égide de l’Entente cordiale[2] et qui connurent leur première acmé lors de la Première Guerre mondiale.

De fait, et de manière plus générique, l’actuelle défiance à l’œuvre vis-à-vis de l’élite politique médiatique et financière mondiale doublée d’une montée des populismes et des extrémismes politiques nous conduit à une forme d’amnésie de masse alors que le centenaire de la Grande Guerre nous rappelle à ce vers quoi conduit inévitablement la réalité des nationalismes exacerbés et l’oubli d’un patriotisme ouvert et éclairé.

En ce sens, le centenaire à venir de Passchendaele  nous oblige doublement.

  • D’une part à nous souvenir du terrible prix payé par nos aïeux il y a de cela cent ans pour une cause qu’ils crurent juste et dont les décombres ont servis à construire le monde ouvert d’aujourd’hui.
  • Et d’autre part, à garder nos esprits en éveil alors qu’entrés dans une ère de commémoration immédiate, nécessaire, mais sujette à manipulation, nous sacrifions à la facilité de l’immédiateté là où l’Histoire nous invite sans cesse à ne pas céder à l’émotivité spontanée que génèrent l’esprit et les moyens technologiques d’une époque.

 

Passcheandaele : chemin des dames britannique

Lancée le 31 juillet 1917 dans les Flandres, la bataille de Passchendaele devait durer plus de trois mois pour se terminer le 6 novembre sans engendrer de réelles percées, ni avancées significatives pour le commandement britannique en charge de sa conduite. Regroupant des troupes anglaises, canadiennes, néo-zélandaises et françaises du côté de la Triple-Entente et placée sous le commandant du très controversé maréchal Douglas Haig, commandant du British Expeditionary Force, cette bataille eut pour principal objectif de chasser les Allemands des ports de la Manche et de détruire les bases des U-boots situés le long de cette côte. Elle se solda par une non-atteinte de l’objectif final recherché et fut à l’origine de mutineries dans le camp anglais. Reste que ce terrible moment a incontestablement permis à l’armée française, touchée elle aussi de manière significative par une série de mutineries durant l’année 1917, de reprendre pied et de gagner en moral notamment grâce à la concentration de moyens humains et matériels qu’engendra Passchendaele côté allemand.

Le combat tourna très rapidement à la guerre de position. Soutenu par un pilonnage d’artillerie digne des déluges de feu qui s’abattirent sur Verdun, le champ de bataille se transforma en quelques jours en un immense bourbier, ce qui renforça l’impossibilité de réel assaut. L’utilisation massive de gaz ajouta à l’horreur des conditions dans lesquelles les hommes combattirent. Ainsi l’acharnement voire l’aveuglement dont fit preuve le commandement durant la conduite de cette bataille fait qu’elle est souvent comparée à l’offensive Nivelle de 1917, dite du chemin des dames, qui eut pour effet principal de démoraliser les soldats conscients d’être inutilement sacrifiés dans des offensives ne débouchant sur aucun gain tactique ou stratégique.

Une mémoire européenne à partager

Mais Passchendaele est aussi un de ces moments où les nations mêlent dans l’horreur et le sang leur destin. Le bilan de cette bataille est l’un des plus lourds du conflit et frappe d’effroi par le caractère exorbitant des chiffres annoncés : 275 000 britanniques (dont plus de 40 000 disparus), entre 260 et 220 000 Allemands (le caractère aléatoire des bilans humains glace aussi le sang),  8 500 français et plus de 4 000 canadiens périrent à Passchendaele.

Passchendaele ne fait pas partie de l’imaginaire collectif français. Le souvenir de cette bataille dantesque, qui eut lieu à quelques kilomètres de nos frontières, n’a jamais été massivement enseigné aux enfants de France. Même vis-à-vis de ceux qui furent nos alliés dans cette déchirante épreuve collective que fut la Grande Guerre, nous avons commis l’erreur d’avoir une mémoire sélective. En termes de pertes humaines et ceci sans vouloir verser dans l’obscénité de ce qui serait une comptabilité de l’horreur, Passchendaele n’a rien à « envier » à Verdun, où il y eut 163 000 français et 143 000 allemands tués ou disparus. Il faut voir dans cet oubli un double symptôme, celui d’une histoire qui fait le choix de se centrer sur le roman national (ceci en omettant la nécessité de croiser les regards aussi bien avec les alliés qu’avec les ennemis d’hier) et celui des insuffisances d’une politique éducative menée depuis des décennies qui peine à s’élever au niveau des regards croisés et qui, par voie de fait, entretien les dérives associés au repli identitaire. Et c’est bien ce dernier qui empêche encore aujourd’hui nombre de Français de concevoir qu’il est possible d’être patriote en étant ouvert sur le monde et la société internationale. Le dépassement de cet oxymore idéologique nous oblige.

C’est pourquoi il nous appartient de faire perdurer le souvenir de cette bataille qui donna paradoxalement corps et sens aux liens qui désormais nous unissent à nos partenaires européens au premier rang desquels les peuples allemands et britanniques.

Notes de bas de page:

[1] Nous pensons entre autres au film : La Bataille de Passchendaele, 2008, de Paul Gross, mais aussi aux chansons This song for you, de Chris de Burg, et Paschendale, du groupe britannique Iron Maiden. Eclectisme des inspirations qui témoigne bien de l’importance de cette bataille outre-manche et outre-Atlantique comme nous le soulignions.  

[2] Entamée sous la Monarchie de Juillet et consolidée par les accords bilatéraux de 1904, l’Entente cordiale a eu comme finalité première de résoudre les différends opposants la France et la Grande-Bretagne notamment dans le contexte de « partage » de l’Afrique initialisée par la conférence de Berlin de 1884. Ces accords ont notamment permis la création de la Triple Entente durant la première Guerre Mondiale.

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