Par Romain Petit, historien – L’héritage : contre guérilla, COIN et CREB

La contre-guérilla est née sous le premier Empire, notamment lors des insurrections vendéennes et de la guerre d’Espagne. Le Maréchal Soult et des officiers comme Bugeaud l’ont mise en œuvre et appliquée1. Gallieni et Lyautey, même si le premier ne manquera pas de faire usage de la force de manière violente notamment lors de son séjour en qualité de gouverneur résidant de Madagascar, sauront étendre la notion de contre-guérilla au-delà de son aspect purement militaire pour l’ouvrir à une dimension psychologique à visée politique. Ces derniers ont introduit le concept de « conquête des cœurs et des esprits», afin de coordonner leurs efforts pour se focaliser sur les populations, dans une optique de sécurisation et de reconstruction des pays conquis. Cette approche propre à la colonisation souhaitait attacher les populations au bien-fondé des institutions nouvelles, afin de réimplanter au plus vite la vie sociale et le commerce. L’époque était au « devoir de civilisation » envers les peuples colonisés, devoir proclamé officiellement par les tenants d’une Troisième République en mal de revanche vis-à-vis de l’Allemagne et traversée par une diversité de courants nationalistes qui allaient des protectionnistes aux expansionnistes .

Des années plus tard, le général Petraeus assisté du lieutenant-colonel de réserve Kilcullen, son théoricien et inspirateur, ont remis au goût du jour l’approche populo-centrée issue de ces maréchaux français avec la doctrine de contre-insurrection . Pour ces derniers, la population est bien l’enjeu du conflit et la conduite des hostilités ne tend en fait qu’à mobiliser les populations et gagner la bataille de la légitimité. La contre-insurrection pensée par Kilcullen a pour effet final recherché de séparer les insurgés de la population, de ne pas les laisser gagner la bataille de l’influence au sein des réseaux sociaux et culturels actifs. Pour ce faire, il faut donc investir sur le capital social pour remporter la victoire de manière durable et pas uniquement dans le coercitif, ni s’appuyer de manière exclusive sur la puissance économique dont on peut disposer. C’est pourquoi, l’identification et la cooptation de l’individu ou du groupe d’individus capable de mobiliser un tel pouvoir est la mission principale qui échoit au contre-insurgé en opération de stabilisation afin de permettre le passage de l’intervention à celui de la normalisation.

La doctrine de contre-insurrection française rejette aujourd’hui la doctrine du « gagner les cœurs et les esprits », source de polémique au sein de notre société, et préfère parler aujourd’hui de contre-rébellion (CREB) plutôt que de contre-insurrection. L’objectif affiché par cette CREB est d’apporter des réponses aux griefs légitimes de la population à protéger, neutraliser l’organisation armée de l’ennemi et de séparer la population des rebelles notamment par des opérations de bouclage, l’usage du couvre-feu et des actions de harcèlement ciblées… Rien de bien différent en vérité comparé aux techniques de quadrillage et aux objectifs poursuivis par la contre-insurrection, mais, encore une fois, un « héritage » historique impossible à assumer pour l’armée française à l’heure des guerres hybrides2.

De fait, l’armée française a eu le souci de scinder au sein de son organisation le caractère tactique de sa CREB avec les actions visant à s’attacher les populations, actions désormais confiées aux actions civilo-militaires (ACM) ou actions sur l’environnement relevant du Commandement interarmées des actions sur l’environnement. Héritier des bureaux arabes et des sections d’administration spécialisées (SAS), les ACM désormais confiées à un commandement unique interarmées des actions sur l’environnement a pour objectif de conduire des missions de reconnaissance et de contact avec les populations présentes sur les théâtres d’opération extérieure. Il s’agit bien ici de favoriser l’intégration des troupes au sein de la population civile d’un pays en guerre en expliquant les raisons de leur présence et en recueillant les informations nécessaires à la bonne conduite de leurs missions sur le terrain. L’un des objectifs des ACM est de faire accepter la présence des soldats français et d’éviter que l’armée française ne soit perçue comme une armée d’occupation par les habitants originaires d’une zone ou d’un pays touché de plein fouet par un conflit.

Dans un environnement marqué par la prégnance des canons du droit international humanitaire et l’omniprésence d’une couverture médiatique de chaque événement, au moment où l’asymétrie est devenue le mode dominant de conflictualité, l’armée française se doit d’être plus que jamais exemplaire en son action. Les guerres de”quatrième génération” ont le champ du social pour enjeu et dans ce domaine un emploi disproportionné ou malheureux de la force sera exploité à outrance par le camp adverse. La stratégie de communication employée par des groupes criminels organisés du type de Daech illustre parfaitement cette capacité subversive employée sans vergogne, laquelle parvient à faire basculer dans le terrorisme des esprits influençables et fragiles à partir de la manipulation d’informations sorties de leur contexte.

Reconstruire aujourd’hui signifie stabiliser en raffermissant le contrat social mis à mal durant la menée des conflits, puis parvenir à normaliser une nouvelle organisation étatique au sein de pays malmenés par tous types de conflictualités. Le développement et la sécurité sont les deux piliers indissociables qui correspondent aux besoins fondamentaux de la population plongée dans la guerre. L’armée française doit mener à bien le “post bellum” dans un environnement rendu plus complexe par la prégnance du droit, d’une opinion publique informée – ou désinformée – en temps quasi réel et d’une manipulation de l’information et de l’émotion des peuples occidentaux recherchés de manière permanente.

La relation entre l’aide au développement et la guerre n’est pas neuve dans les logiques de reconstruction post bellum (voir par exemple le Plan Marshall dans l’Europe d’après-guerre). En revanche, le contexte mondialisé à l’extrême dans lequel cette dernière s’inscrit aujourd’hui et l’exigence croissante de régulation internationale induit par le post bellum est un facteur nouveau, qui implique une certaine amplification de l’encadrement juridique des opérations menées par les puissances occidentales. Ce durcissement quant au respect du DIH est une contrainte majeure, mais nécessaire pour le soldat régulier du XXIème siècle, même si les stratégies asymétriques développées par les adversaires irréguliers s’efforcent de tirer profit de ce cadre imposé et des contraintes qu’il implique pour prendre le dessus sur les armées respectueuses du droit des conflits armés.

La légitimité de l’emploi de la force est devenue une question cardinale pour l’armée française. Dans le double-contexte de déclassement stratégique des puissances occidentales et de la multiplication des conflits asymétriques, celle-ci doit en effet veiller à ne pas se faire distancer tant sur le plan technologique que sur le plan du lien social et des stratégies d’influences qu’il présuppose face à un adversaire prêt à profiter de tous les manquements au respect du droit international défendu par l’ONU. L’impuissance de la puissance est bien là, car aujourd’hui la victoire repose sur les capacités à concilier dans le contexte post bellum la rupture définitive entre l’insurgé et la population. L’exemple de l’Afghanistan parle de lui-même…

 

Notes :

1 Soult tentera bien de gagner les élites espagnoles et de retourner les populations en les séduisant par une forme très élémentaire de propagande, mais le tout fut conduit sans génie tactique ni grande intelligence. De la guerre d’Espagne et de la contre-guérilla qu’elle engendra, Bugeaud reviendra profondément marqué avec une conception du maintien de l’ordre et de la pacification très marquée ainsi que nous l’avons précédemment examiné.

Notons que l’armée française est la seule à s’être dotée d’un Code du soldat sous l’impulsion du général Bachelet notamment.

Photo >>> https://www.defense.gouv.fr/fre/terre/actu-terre/exercice-de-contre-rebellion