Par Florian BUNOUST-BECQUES, membre du Centre d’étude de la sécurité et de la défense (CESED) et de la Société Française d’Histoire Maritime (SFHM)

De l’utilisation stratégique des SNA

La marine française a fait du sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) une pièce maîtresse de sa composante stratégique navale. Bien qu’il soit le type de submersible le plus ancien, hérité des précédents sous-marins d’attaque de type diesel-électrique, il ne fut pas le premier à bénéficier de la puissance de l’atome. Les premiers SNA français de la classe Rubis (qui en compte 6), entrèrent en service à partir de 1983, eux-mêmes précédés de la 1ère génération de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), entrés en service en 1971. Ce navire destiné à aller au contact de l’ennemi, en surface ou en immersion, a prouvé au cours des derniers conflits sa pertinente utilité.

Ce sont toutefois les efforts conjoints britanniques, américains et français en matière de détection en plongée par l’invention en 1917 de l’Anti-Submarine Detection Investigation Committee (ASDIC) qui donneront naissance au Sonar, et en surface du radar puis le décryptage des codes Enigma en 1940, qui eurent en partie raison de plus de 780 U-Boote [1] au cours de la bataille de l’Atlantique de 1940 à 1945. Toutefois, si la stratégie de l’amiral Karl Donitz (1891-1980), fut enrayée par le grain de sable qu’est le renseignement, les sous-marins ont progressivement démontré leur atout dans la recherche de ce dernier. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la maîtrise du feu nucléaire replace la force sous-marine au centre des priorités stratégiques des grandes puissances. Une logique à laquelle la France n’a pas échappée. La Marine nationale fut d’ailleurs la première des trois armées à être dotée de l’arme nucléaire et de son énergie générée qui augmente considérablement l’autonomie et le rayon d’action du navire. Ainsi, le lancement du SNLE Le Redoutable (S611), le 29 mars 1967, marque l’entrée de la France dans le cercle restreint des puissances atomiques militaires et posa de facto la question de l’utilisation stratégique des nouveaux SNA.

En effet, le contexte international imprégné par la volonté de régulation toute relative des conflits, en vigueur depuis 1945 avec l’ONU et l’OTAN en 1949, restreint depuis plusieurs décennies la liberté de la chasse sous-marine de son attrait principal : l’attaque. Le dernier acte offensif officiel n’est toutefois pas si ancien, lorsque le 1er mai 1982 au cours de la guerre des Malouines, l’équipage anglais du HMS Conqueror torpille par 3 ogives lancées dont 2 au but, le cuirassé argentin Belgrano (368 morts). Il est jusqu’à aujourd’hui le dernier sous-marin à avoir torpillé un navire en temps de guerre. La Force Océanique Stratégique (FOST), actuellement dotée de 6 SNLE pour une dissuasion tous azimuts a mis en exergue le rôle complémentaire des SNA lors des missions d’escorte des SNLE, la protection du Groupement aéronaval (GAN) autour du PA Charles de Gaulle (R91), ainsi que la reconnaissance et le renseignement sur les zones d’intérêt national comme celles à forte intensité stratégique extérieure par la dissuasion passive à travers les mers qui constituent, il faut le rappeler, près de 70% de la surface du globe.

Un outil indispensable dans la collecte du renseignement

Dans le domaine du renseignement, le Suffren issu du programme Barracuda développé par Naval Group [2] au coût total de 9,1 milliards d’euros augure une révolution. Livré à la Marine nationale le 12 juillet 2019 à Cherbourg avec près de trois ans de retard [3], la période d’essai de plusieurs mois qui attend le Suffren devrait confirmer la viabilité des trois programmes qui viendront en faire un outil efficace du renseignement d’origine militaire (ROM) et renforcer son usage dans les zones d’intérêt du renseignement (ZIR).

Le premier programme est destiné à l’action en surface avec les systèmes de transmission et d’acquisition du renseignement qui en feront un bâtiment apte à évoluer de façon parfaitement autonome et intégré dans une force navale nationale ou étrangère. Pour l’action vers la terre, le nouveau dispositif améliorera les capacités des opérations spéciales en surface et en plongée [4]. Parmi les capacités des forces spéciales expertes du milieu maritime, la projection à partir de sous-marins en plongée est l’une des plus complexes à maîtriser. La France, avec les commandos marine, fait partie des rares nations à posséder cette capacité dont les actions nécessitent d’évoluer par une discrétion maximale. Ce sont les commandos Hubert qui ont récemment fait l’objet d’un coup de projecteur avec la perte de deux de leurs membres en opération au Burkina-Faso [5]. Ces hommes d’élite au courage rarement salué, détiennent l’expérience convoitée des opérations subaquatiques en zones hostiles qui trouveront dans les innovations du Suffren un nouveau terrain d’expérience. Parmi les innovations compatibles avec le programme Barracuda on retrouve le propulseur sous-marin de 3ème génération (PSM3G) et le Dry Deck Shelter (DDS). C’est tout d’abord le PSM3G, un vecteur de transport pour 6 nageurs de combat qui permettra d’accroître la capacité d’emport en équipement et en personnel, doté d’une autonomie permettant d’augmenter son rayon d’action. Ce dernier sera stocké à l’intérieur du DDS, un hangar de 43 tonnes fixé sur le pont à l’arrière du massif du SNA, connecté à ce dernier par un panneau. Un dispositif digne de l’imaginaire des romans d’espionnage mais pourtant bien réel. Alors que jusqu’à présent les commandos quittaient et regagnaient le bord par les seuls tubes lance torpilles, le développement et l’acquisition parallèle du PSM3G et du DDS permettra ainsi d’accroître sensiblement la faculté d’intervention à terre depuis la mer.

Si le monde du silence se distingue par sa faculté à faire circuler les sons dans l’immensité des océans, grâce au travail des oreilles d’or et des instruments d’écoute, le sous-marin a toujours été une arme formidable pour appliquer la doctrine « voir sans être vu ». Aussi, la classe Barracuda va tourner, en partie, la mythique épopée du périscope. Finies les minutes d’observation accoudé au mât, l’œil collé à l’oculaire de cette jumelle panoramique. La technologie numérique fait son entrée avec les mâts optroniques télescopiques qui combinent optique et électronique. Le mat principal sera équipé d’une caméra haute définition dont l’image extérieure sera projetée dans le Poste Commandement Opération (PCO) sur un écran haute résolution, accompagné d’un second mat permettant l’intensification de lumière et d’une caméra infrarouge, qui laisse facilement deviner les nouvelles capacités qui s’offrent aux équipages en termes de reconnaissance et d’apport pour le renseignement d’origine image (RIM) sur son environnement proche et l’observation du littoral. Un troisième mât radar servira quant à lui à la navigation en surface, et un quatrième d’antenne multifonction capable de capter la quasi-totalité des fréquences de communication qu’elles soient terrestres ou maritimes, alliées ou ennemies pour augmenter la capacité de renseignement d’origine électromagnétique (ROEM). Enfin, un dernier mât est dédié au système Syracuse, le réseau de communication satellites des armées françaises. Ainsi, ces nouveaux outils permettront au Suffren et à ses sisterships qui devraient entrer en service d’ici 2027 (Le Duguay-Trouin en 2021, le Trouville en 2023, le De Grasse 2025, le Casabianca en 2027 et le Rubis en 2029), de jouer un rôle prépondérant dans une zone de crise terrestre ou maritime dont Bernard Dumoulin, porte-parole de la Marine nationale assure que le Suffren peut s’approcher très près des côtes pour observer tout ce qui se passe dans les environs sans être détecté.

La quête de la furtivité absolue

Mais les capacités de collecte du renseignement imputables aux futurs Suffren ne sauraient être complètes sans une parfaite furtivité de ces derniers. En effet, les ingénieurs du programme Barracuda ont travaillé à la réduction maximale de la signature acoustique de sa propulsion qui, par ses empreintes propres et détectables, constitue généralement la première faille des bateaux noirs. Pour atteindre le silence total, une innovation majeure apparait avec la refonte de l’hélice, modifiée pour atténuer au maximum la détection sonore du bateau et accroitre sa furtivité. La rupture technologique engagée dans la conception du système de propulsion a fait apparaitre le système de l’hélice dorénavant carénée en tuyère « Kort ». Dans le cas des sous-marins, il s’agit d’une tuyère dite de « discrétion », qui décélère le flux d’eau pour en limiter la cavitation et en étouffer les bruits de rotation. Une modification qui équipait déjà les sous-marins de l’US Navy de la classe Virginia, les sous-marins russes ou encore les SNLE de classe Triomphant et qui représente pour la France un saut technique dans la recherche du silence.

Toutes ces avancées techniques vont assurément confirmer l’entrée de la sous-marinade française dans une ère nouvelle, aux prises avec les enjeux stratégiques et les nouveaux dangers qui menacent le XXIème siècle. Dans un contexte international où le réarmement fait loi et où s’intensifient les conflits asymétriques, plus que jamais, le renseignement militaire joue un rôle déterminent par ce qu’il a de plus essentiel dans la prévoyance des risques, l’éclairage des décisions et l’accompagnement des opérations quels qu’en soient les théâtres.

 

Notes de bas de page

[1] Léonce Peillard, La bataille de l’Atlantique (1939-1945), Robert Laffont, 1974

[2] Naval Group anciennement DCNS a été créé en 2017.

[3] Retard en partie causé par le perfectionnement de la chaufferie nucléaire du sous-marin.

[4] https://www.colsbleus.fr/articles/3196

[5] Opération visant à libérer 4 otages retenus par AQMI réalisée le 9 mai 2019, causant la perte de deux commandos Hubert, les MT Cédric de Pierrepont et Alain Bertoncello.

 

Illustration © AFP, tel que publiée dans : www.nouvelobs.com