Par Romain Petit – Un enjeu majeur d’adaptation d’emploi des forces

Après avoir étudié dans nos deux précédents articles en quoi le changement climatique affecte la conception même de la notion de stratégie militaire et implique la mise en œuvre d’une stratégie de développement durable, nous nous intéressons dans cette troisième partie à démontrer en quoi ledit changement constitue également un enjeu majeur en termes d’emploi des forces armées.

Les théâtres d’opération sur lesquels les forces armées interviennent sont d’ores et déjà affectés par des changements climatiques d’importance qui affectent leur capacité opérationnelle. Les opérations Serval, Barkhane, Chammal, Harpie pour ne citer qu’elles, se déroulent en des régions du globe où le changement climatique produit des effets qui mettent parfois en balance la capacité de résilience de l’armée française et ce à tous niveaux : de l’équipements des soldats (tenues et brodequins adaptés), en passant par les infrastructures (résilience des systèmes informatiques et des bâtiments déployés en zones arides ou désertiques) et les combattants eux-mêmes (entraînement à la rusticité et à la spécificité de certains milieux).

De même, l’apparition de nouvelles zones de compétition de puissances, telles l’Arctique, fait émerger de nouveaux besoins en termes capacitaires et d’entraînement des forces. En ce sens, le changement climatique s’affirme comme étant un véritable multiplicateur de risques géopolitiques et de défis capacitaires associés. Chacun sait désormais que la hausse des températures va inexorablement constituer un facteur d’aggravation des menaces et générer des zones de tensions humanitaires qui pourront dégénérer en conflits ouverts dans des proportions qu’il nous revient d’anticiper autant que faire se peut (les précédents du Soudan et du Yémen ne doivent pas être ici ignorés). En ce sens, les forces armées risquent fort de se retrouver engagées de manière récurrente dans le cadre d’opérations de paix déclenchées par des phénomènes climatiques extrêmes ou d’opérations de secours et d’assistance aux populations sinistrées comme cela fut le cas lors du passage de l’ouragan Irma. Cette accentuation probable du déploiement des forces armées aux côtés des forces de la sécurité civile appellent de nouvelles modalités de coopération et l’émergence ou le renforcement de centres de gestion de crise tels que le COGIC (centre opérationnel de gestion interministérielle de crise (COGIC), la CIC (cellule interministérielle de crise), voire le CPCO (centre de planification et de commandement des opérations).

Le renforcement et la violence des aléas pluvio-venteux, la multiplication des méga-feux, les phénomènes de montée des eaux extrême et glissements de terrain associés, sont autant de vecteurs de déstabilisation majeurs auxquels il faut se préparer à faire face autrement ; c’est-à-dire avec d’autres moyens et d’autres scénarios des capacités et ressources dont nous disposons actuellement. Fort de tous ces constats, le ministère des armées a engagé sa mue quant à ces questions de sécurité majeures notamment en mettant en place un observatoire Défense et climat piloté par la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) et l’IRIS (institut de relations internationales et stratégiques), une stratégie Climat et défense approuvée en 2022 par le ministre des armées, la création d’un poste de conseiller climat auprès du major général des armées de l’état-major des armées et le fait que la sécurité climatique, qu’il revient de ne pas confondre avec la sécurité énergétique dont nous avons déjà parlé, est à l’ordre du jour au sein de nombreuses instances de coopération régionale telles le Shangri-La dialogue[1], le South Pacific Defence Ministers Meeting (SPDMM)[2] ou l’Indian Ocean Naval Symposium (IONS)[3] pour ne citer que les plus célèbres.

Face aux défis engendrés par le réchauffement climatique, l’approche permettant de mettre en œuvre une riposte efficace en termes capacitaires et opérationnelles ne peut être que globale, inclusive, interministérielle, internationale et ouverte sur la communauté scientifique. Le niveau de concertation stratégique adapté dans le cadre du défi environnemental pour les armées est ainsi bien de niveau planétaire même s’il s’incarne régionalement de manière différente ; en deçà de ce niveau de conception et de perspective stratégique, les solutions seront nécessairement insuffisantes. A défaut d’un pilotage fin et serré des enjeux de sécurité climatique, notre pays risque fort de se retrouver distancé par la violence des phénomènes climatiques à venir et leurs effets humanitaires et géopolitiques pluriels. De plus, nous ne devons pas perdre de vue que la plupart de nos compétiteurs directs, que ces derniers soient considérés comme étant alliés, partenaires ou hostiles, ont clairement pris la mesure des enjeux climato-environnementaux actuels et à venir ainsi que leurs conséquences en terme de sécurité globale ;  à nous de veiller, là-aussi, à ne pas laisser l’écart se creuser…

 


Eléments de bibliographie :

BEURIER Jean-Pierre, KISS Alexandre-Charles, Droit international de l’environnement Pedone, 2017

BOULANGER Philippe, Géographie militaire, Ellipses, 2006

DEVOS Alain, LARATTE Sébastien, TABORELLI Pierre, ORTONOVI Sarah, FRONTEAU Gilles, RABASTE Yoann et DUCHENE Bruno, Approche géotechnique du remplissage des « polémoformes » de la Grande Guerre, Géomorphologie : relief, processus, environnement, vol. 27 – n° 4 | 2021

DUPUY Pierre-Marie, VIÑUALES Jorge E., Introduction au droit international de l’environnement, Bruxelles, Bruylant, 2015

GANDUBERT Claudie, Le droit de l’environnement et les activités de défense, L’armement, n°84, 2003

KERBRAT Yann, MALJEAN-DUBOIS Sandrine (dir.), Le droit international face aux enjeux environnementaux, Actes du colloque de la Société française pour le droit international, Aix-en-Provence, Paris, Pedone, 2010

LAVIEILLE Jean-Marc, Droit international de l’environnement, 4eéd., Paris, Ellipses, 2018

MOLLARD-BANNELIER Karine, La protection de l’environnement en temps de conflit armé, Padone 2001

PETIT Romain, Ariane et Mars, Espace, défense et société en Guyane française, Ibis Rouge Editions, 2013

REGAUD, ALEX, GEMENNE, La Guerre chaude, enjeux stratégiques du changement climatique, Sciences Po, 2022

SUN Tsu, L’Art de la guerre, Stock, 1993

TTA 925, Manuel de droit des conflits armés, Direction des affaires juridiques, MINDEF, 2000

 

 

Notes

[1] International Institute for Strategic Studies Shangri-La dialogue, est une réunion annuelle entre les ministres de la défense de la zone Asie-Pacifique,

[2] Il s’agit d’une communauté régionale de défense créée en 2013 qui réunit tous les deux ans les ministres de la défense de l’Australie, la France, la Nouvelle-Zélande, le Chili, la Papouasie-Nouvelle-Guinée et les Tonga.

[3] Pendant du WPNS pour l’océan Indien, l’IONS est orienté vers la recherche d’une plus grande interopérabilité des armées.

 

Illustration :  Projet de stratégie ministérielle Climat & Défense © Ministère des Armées (https://www.defense.gouv.fr/strategie-climat-defense)