Par le Dr. Romain Petit – Les doctrines chinoises et russes prônent l’instauration d’un nouvel ordre géostratégique mondial (3/5)
Cet article est le troisième de notre série « anatomie des conflits contemporains ». Point sur le concept de Sharp Power dans la stratégie chinoise.
Russie et Chine se sont dotés en l’espace d’une décennie de tout un arsenal doctrinal et conceptuel pour mener à bien des opérations qui couvrent toute la gamme qui va de l’influence à l’ingérence. Les stratégies hybrides déployées par ces deux compétiteurs stratégiques utilisent une série de techniques, de modes opératoires, mais aussi de moyens qui font dire à certains analystes que ces deux puissances développent aujourd’hui un véritable Sharp Power (1), en pendant aux concepts développés par Joseph Nye de « Soft » et de « Hard Power ».
Le Sharp Power russe et chinois consisterait en particulier en l’emploi de politiques diplomatiques agressives et subversives visant à déstabiliser le système politique d’un pays cible.
Le présent article se propose de présenter en quoi consiste les stratégies hybrides chinoises et russes qui permettent la mise en œuvre dudit Sharp Power.
En quoi consistent les stratégies hybrides chinoises contemporaines ?
La Chine est le pays de la stratégie et du classique traité militaire de Sun Tzu qu’est L’art de la guerre : les notions d’asymétrie et d’hybridité y sont ainsi déjà présentes. La stratégie hybride chinoise repose sur une évaluation des forces et des faiblesses de l’adversaire. Agilité organisationnelle, technique de déstabilisation et renforcement du potentiel dissuasif signent les caractéristiques de la stratégie chinoise de l’hybridité : il s’agit de remporter la victoire sans avoir à combattre l’adversaire en soumettant sa volonté par des actions d’influence ciblées afin de réduire ses forces morales et sa capacité de résistance.
Dans leur ouvrage La guerre hors limite, les colonels de l’armée de l’air chinoise Wang Xiangsui et Qiao Liang défendent notamment l’idée que l’asymétrie et l’hybridité doivent permettre le contournement et la déstabilisation de l’adversaire par l’exploitation de ses vulnérabilités en amont d’un conflit ouvert.
Le Sharp Power Chinois reposerait sur plusieurs piliers que sont les notions de Front unique, des trois guerres, de guerre cognitive et d’influence (2).
- Hérité de Lénine, le concept de Front unique est une tactique visant à déstabiliser un ennemi commun (3). Elle repose sur deux principes : frapper ensemble un adversaire commun tout en conservant son indépendance politique (marcher séparément). Cette notion érige en principe tactique l’opportunisme politique et militant. Le Parti communiste chinois (PCC) associe plusieurs modes opérationnels à la tactique du Front unique : contrôler les narratifs sur la Chine ; créer des alliances d’opportunités visant des puissances compétitrices ; mobiliser la diaspora (plus de 35 millions d’individus) ; et constituer des bases de données permettant de renforcer la surveillance des populations (n’oublions pas d’ailleurs à ce sujet que la Chine compte à ce jour plus de 700 millions de caméras de surveillance soit près d’une pour deux citoyens).
- La stratégie des trois guerres tend à permettre à la Chine d’acquérir la supériorité informationnelle et de gagner la bataille de l’influence en délégitimant et démoralisant l’adversaire, mais aussi en le contestant juridiquement et en encourageant la promotion de normes plus favorables aux intérêts économiques et stratégiques du PCC. Ces trois guerres se nomment guerre de l’opinion, guerre psychologique et guerre du droit.
- La guerre de propagande ou guerre de l’opinion consiste à mener des opérations d’influence dont la finalité est de créer une vision favorable du PCC par tous les moyens médiatiques possibles (radio, presse, mass media, Internet…). Le but poursuivi est de galvaniser le moral des combattants et de l’ensemble de la population chinoise tout en contribuant à la démoralisation des pays compétiteurs, en brisant leurs forces morales via la délégitimisation de leurs instances de gouvernance et de leurs modèles politiques. Le PCC utilise par ailleurs sa chaîne télévisuelle CGTN, ses loups guerriers et sa Fifty Cent Army dans la poursuite et la réalisation de cet effet final recherché.
La rivalité qui oppose aujourd’hui Pékin et Taïwan est un terrain privilégié de pratiques et d’expérimentations dans le domaine de la guerre de l’opinion (4).
Notes de bas de page :
(1) Christopher Walker and Jessica Ludwig, « The Meaning of Sharp Power: How Authoritarian States Project Influence », Foreign Affairs, 16 novembre 2017.
(2) Sur cette question lire le remarquable travail de : Paul Charon, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Les Opérations d’influence chinoises, un moment machiavélien.
(3) Lénine, La maladie infantile du communisme, 1920.
(4) La Fifty Cent Army fait référence à l’armée de trolls chinois. Payés 50 centimes par écrit, les citoyens chinois employés à cette fonction font l’éloge du PCC et de ses actions sur les réseaux sociaux et conspuent les opinions qui lui sont défavorables.