Retour de balancier: l’Insourcing de nouveau “in” aux Etats-Unis
Par Murielle Delaporte
([email protected])

Dans le cadre de LOGCAP III (U.S Army Logistics Civil Augmentation Program), plus de 70% des services sont externalisés en OPEX (Source et crédit photo: Commission on Wartime Contracting in Iraq and Afghanistan, Special Report on Contractor Business Systems, 21 septembre 2009, page 4)

Redéfinir les cœurs de métier étatiques
La presse américaine [1] se fait l’écho ces temps-ci d’un document issu de l’OFPP – Office of Federal Procurement Policy, que l’on pourrait traduire en français par Bureau chargé de la politique contractuelle fédérale -, lequel depend de l’OMB – Office of Management and Budget, Bureau responsable de la gestion et du budget au sein de la Maison Blanche. Le document en date du 31 mars 2010 (“Proposed ‘Inherently Governmental Function’ Policy“) propose la marche à suivre en matière d’externalisation des services et fait suite à une directive présidentielle sur le sujet remontant à un peu plus d’un an. Ce “Presidential Memorandum on Government Contracting” avait d’ores-et-déjà donné le ton quant à la volonté de la nouvelle administration Obama d’inverser la tendance quant au recours au secteur privé pour nombre de prestations gouvernementales et de créer en conséquence de nouveaux postes de fonctionnaires afin de reconstituer une compétence gouvernementale interne.

Au-delà du traditionnel mouvement de balancier typique de la politique américaine et au-delà du débat idéologique inhérent à un sujet particulièrement polémique, le raisonnement sous-tendant cette révision des procédures en cours est, du point de vue du gouvernement actuel, lié à trois impératifs:

  • La maîtrise des coûts: d’après le Memorandum de Barack Obama, le montant des contrats passés par le gouvernement fédéral a plus que doublé depuis 2001 pour atteindre 500 milliards de dollars en 2008: l’objectif précisé dans une directive antérieure du directeur de l’OMB, Peter Orszag, (“Improving Government Acquisition“) en date de juillet dernier est d’économiser 40 milliards de dollars par an en acquisitions en réduisant de 3,5% le niveau des contrats externalisés en 2010 et 2011.
  • Un relatif flou juridique entourant un processus géré par différent documents officiels (FAIR; Circular A-76 de l’OMB; FAR);
  • Un risque de perte d’expertise gouvernementale dans des domaines considérés stratégiques.

De fait, l’objectif premier de la nouvelle politique proposée par l’OFPP est de solidifier et d’uniformiser la définition de ce qui relève exclusivement de l’Etat et de ce qui peut être externalisé et de “parvenir à l’équilibre afin de protéger l’intérêt public“, selon l’expression de Jeffrey Zients, Federal chief performance officer : ont ainsi été identifiés comme fonctions inhérentes au gouvernement (“inherently governmental functions“) vingt types de postes, allant de l’investigation criminelle à l’analyse budgétaire.

contracting

Le ratio entre troupes déployées et contractants extérieurs est passé de 1/7 à 1/1 entre la Seconde guerre mondiale
et les deux théâtres de déploiement américain majeurs actuels, à savoir l’Irak et l’Afghanistan
(source: Department of Defense, cité dans : Commission on Wartime Contracting in Iraq and Afghanistan,
At What Cost? Contingency Contracting In Iraq and Afghanistan, Juin 2009, page 21)


Externalisation en matière de défense: retour à l’ère pré-Bush
La nouveauté – et l’ambiguïté – semblent cependant résider dans l’extension de cette notion de cœur de métier stratégique, puisque les recommandations de l’OFPP ajoutent à la liste de postes réservés au personnel étatique toutes les “fonctions critiques” et “étroitement associées” (“closely associated”) “permettant aux agences gouvernementales d’identifier et de construire une capacité interne suffisante pour fonctionner de manière efficace et pour conserver le contrôle de fonctions constituant le cœur de leurs missions et de leurs opérations.”

La définition est donc large et pourrait donner lieu à des choix plus idéologiques que rationnels étant donné le caractère déjà polémique du débat opposant deux visions radicalement opposées de la contractualisation en particulier, de la société en général, entre le Président sortant George Bush et l’actuel Chef d’Etat américain, Barack Obama.

Le secteur de la défense est bien-entendu le tout premier concerné par cette réforme et le document de l’OFPP , lequel stipule en particulier le bon respect de la section 321 du NDAA pour 2009 (“National Defense Authorization Act for FY2009“) : de fait, cette inversion de tendance radicale est déjà bien amorcée depuis plus d’un an au sein du Pentagone. En avril 2009, le secrétaire de la défense Robert Gates avait en effet annoncé son objectif de revenir à un taux d’externalisation en matière de services au niveau antérieur à 2001, soit 26% des effectifs de son ministère contre 39% sous George Bush. La création de 39000 nouveaux postes de fonctionnaires est donc prévue pour 2015, dont 20 000 spécialistes des procédures d’acquisition, 800 experts financiers chargés d’estimer le coût des produits et services dont le Pentagone a besoin et 600 experts en audit.

L'externalisation du Pentagone en Irak en septembre 2009 (source: Source: DOD US CENTCOM 4th Quarter Contractor Census Report, repris dans:Moshe Schwartz, Department of Defense Contractors in Iraq and Afghanistan: Background and Analysis, Congressional Research Service, December 14, 2009, page 9/www.fas.org))

L'externalisation du Pentagone en Irak en septembre 2009 (source: Source: DOD US CENTCOM 4th Quarter Contractor Census Report, repris dans: Moshe Schwartz, Department of Defense Contractors in Iraq and Afghanistan: Background and Analysis, Congressional Research Service, December 14, 2009, page 9 / www.fas.org))



Une double-transition potentiellement délicate

  • Sur le plan intérieur, parmi les inquiétudes – et sans même aborder les éventuelles conséquences économiques que les Libéraux (au sens français du terme) redoutent -, certains analystes soulignent la substitution d’un certain flou idéologique (le meilleur prix à tout prix) par un autre flou idéologique (le “in-house” en priorité) et l’absence d’une politique de transition permettant d’assurer la passation des expertises et la montée en puissance d’une capacité interne gouvernementale autonome. Dans le domaine de la défense, nombre de contractants extérieurs très spécialisés – devenus souvent contractants après des années passées au sein du gouvernement et des forces armées – sont ainsi actuellement remplacés par de jeunes universitaires pour la plupart sans expérience. Côté industriels, l’effort de clarification en provenance de la Maison Blanche est cependant apparemment apprécié, dans la mesure où rien n’est plus difficile pour tout planificateur que de naviguer à vue…
  • Sur le plan extérieur, il est cependant une autre transition toute aussi délicate à négocier, à savoir la réduction drastique du nombre de contractants extérieurs actuellement employés par les forces armées américaines en Irak, à mesure que celles-ci quittent le pays. Dans la foulée notamment du syndrôme Blackwater et des excès de certains contractants extérieurs ayant pu voir le jour faute d’un cadre juridique initial adéquat aux Etats-Unis, mais aussi dans la tradition de la Commission Truman pendant la Seconde guerre mondiale, une Commission bipartisane a été désignée en 2007 pour faire un bilan de l’utilisation de personnels privés en Irak et Afghanistan. Cette “Commission on Wartime Contracting in Iraq and Afghanistan” [2] a déjà publié un rapport intérimaire en juin 2009 (“At What Cost? Contingency Contracting in Iraq and Afghanistan“) et conduit des hearings réguliers sur le sujet: le premier compte-rendu de la CWC en date du 21 septembre 2009 anticipait les conclusions de l’OFPP, puisqu’il dénonce, parmi ses cinq recommandations finales, le manque de personnel gouvernemental à même de superviser de façon efficace le processus d’externalisation en OPEX, en particulier au sein de la DCMA (“Defense Contract Management Agency“) et de la DCAA (” Defense Contract Audit Agency“). Le hearing le plus récent du 29 mars 2010 portait précisément sur l’accompagnement du retrait complet des troupes américaines d’Irak prévu pour décembre 2011: un palier intermédiaire prévoit ainsi une présence militaire américaine de 50 000 hommes en août 2010 avec un maximum de 75 000 contractants contre 149 000 en janvier 2009.

cwc

La Commission CWC pendant un Hearing en mai 2009
(Crédit photo: Rapport intérimaire de la Commission, page 106)

Le défi, de l’avis du co-président de la Commission Michael Thibault , est de “gérer le retrait [d’Irak] de façon à ce qu’il y ait suffisamment de contractants là où on en a besoin [pour aider à fermer les bases, transférer le matériel, le donner ou le détruire], tout en s’assurant qu’ils ne fassent pas monter les coûts en maintenant des emplois inutiles“.

Un résumé de la difficulté de trouver le bon équilibre en matière d’externalisation en général… ———————————-

[1] Voir par exemple:

[2] Les travaux de cette commission, dont les conclusions sont attendues pour l’été 2011 (et non 2010 comme initialement prévu), feront l’objet d’une synthèse à paraître prochainement sur ce site.

———-

*** Posté le 8 avril 2010