A. Dupas et G. Huber

A. Dupas et G. Huber

Par Alain Dupas et Gérard Huber

Extrait du nouvel ouvrage paru chez Robert Laffont: La grande Rupture?

Ces dernières années, le développement des sciences et des techniques a connu une accélération extraordinaire, en particulier dans quatre domains clés: l’information, les biotechnologies, les nanotechnologies et les sciences dites «cognitives».” Quel est l’impact véritable de ces avancées sur la société et l’économie, sur chacun de nous, sur la planète tout entière ? »

Tel est le défi du dernier ouvrage d’Alain Dupas, physicien, et Gérard Huber, psychanaliste. Le chapitre 7 porte plus précisément sur la redistribution des cartes mondiales, notamment dans le domaine aéronautique et spatial, face à cette accélération technologique: ce premier extrait décrit l’émergence des “BRIC” (Brésil, Russie, Inde et Chine) et le “chamboulement profond de la hiérarchie des PNB mondiaux” qu’il devrait impliquer à l’horizon 2050.

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La Grande Rupture

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Chapitre 7 : Géopolitique au temps de l’accélération (première partie)

L’une des évolutions positives dans la marche du monde est apparue dans le chapitre précédent : l’émergence d’une certaine « gouvernance internationale » pour aborder et tenter de résoudre des questions globales comme les pandémies, le changement climatique, la lutte contre les proliférations. On la retrouve aussi dans la manière dont les pays se sont concertés, au niveau du G8[1] et du G20[2], pour gérer la crise financière et économique, et progresser vers la mise en place de règles contraignantes pour les banques et leurs « traders ».

Le retour de l’ « Etat-Nation »

Il n’en reste pas moins que l’« Etat-Nation » reste en 2010 l’échelon fondamental des grandes décisions politiques et stratégiques, économiques et sociales. Ce fait va à l’encontre de l’impression qui prévalait dans certains milieux libéraux dans les années 1990, après la dissolution de l’Union Soviétique et la réduction concomitante de la tension internationale.

Le concept d’un « nouvel ordre mondial[3] » était alors mis en avant, avec l’espoir que l’on pourrait utiliser les « dividendes de la paix » (c’est à dire les économies sur les budgets militaires) pour investir dans le futur et favoriser le développement économique du monde. Certains économistes[4] allaient même jusqu’à prédire la disparition de l’ « Etat Nation », laissant peu à peu la place à un gouvernement mondial, et donnant un rôle beaucoup plus grand à des « régions » – parfois à cheval sur plusieurs pays (par exemple une grande Catalogne entre la France et l’Espagne) – ainsi qu’aux entreprises privées, dans une philosophie très Thatchero-Reaganienne.

Les conflits régionaux (Balkans, proche Orient, Afrique), les actions terroristes et récemment la crise financière ont conduit à une évolution tout à fait inverse. Les « Etats-Unions » ont repris un rôle de plus en plus important, en intervenant avec l’énergie du désespoir, en 2008 et 2009, pour « sauver » les banques et les économies nationales, avec des interventions aussi surprenantes que la nationalisation de constructeurs automobiles par le gouvernement américain. La conduite et le résultat de leurs discussions dépendent naturellement de leurs poids économiques respectifs, mais aussi de leurs influences politiques, et plus généralement de la perception, dans le monde, de leurs « puissances ». Dans la perspective des changements très profonds considérés dans ce livre, une question se pose : comment la « hiérarchie de la puissance » va-t-elle se modifier dans les décennies à venir, notamment du fait de l’accélération des avancées scientifiques et techniques ?

Le paradoxe européen

En 2008 le classement des « puissances économiques » fait encore la part belle aux pays avancés, au premier rang desquels se trouve, de loin, les Etats-Unis, suivi par le Japon, pays dont on néglige maintenant l’importance, après en avoir fait dans les années 1980 le grand concurrent des Etats-Unis et de l’Europe.

top ten (1)

Aujourd’hui c’est la Chine qui pointe au troisième rang, avant l’Allemagne et les principaux pays européens. Mais pourquoi ne fait-on pas apparaître dans cette liste l’Union Européenne ? Celle-ci, avec un PNB cumulé supérieur à 18000 milliards de dollars viendrait largement à la première place. Le problème est que l’Union Européenne n’est pas un Etat fédéral intégré comme les Etats-Unis, mais bien davantage un « marché commun » où circulent librement les biens, les hommes et les capitaux, dans un cadre réglementaire coordonné.

Le budget de l’UE ne représente qu’environ 1 % de la richesse globale de ses 27 membres, qui gèrent donc de manière nationale de l’ordre de 99 % de leur PNB. Certes, l’UE possède des institutions comme le Conseil Européen, la Commission Européenne, le Parlement Européen, etc., qui apportent un degré de coordination des politiques sous-estimé lorsque l’on ne met en avant que la part de 1 % évoquée ci-dessus. Pour l’instant, cependant, l’Europe n’apparaît pas comme une entité à prendre en compte de manière unitaire, que ce soit par ses partenaires ou par ses concurrents. Depuis Washington, Moscou, Pékin, on parle davantage à Londres, Paris, Berlin, qu’à Bruxelles, et l’on a d’ailleurs du mal à comprendre les subtilités de l’organisation européenne.

Un progrès sera-t-il enregistré avec le Traité de Lisbonne – si celui-ci est ratifié – qui donnera une visibilité plus grande à l’UE sur le plan international, avec un président bien identifié ? Il faut l’espérer car faute d’une évolution, difficile à voir poindre, vers une intégration beaucoup plus grande, que pèseront, séparés, les pays européens en 2050 ?

Cette question, et plus généralement celle de la hiérarchie des richesses nationales, est venue au premier plan de l’actualité en 2003, avec un article[5] de l’une des plus grandes banques d’affaires du monde, Goldman Sachs[6], sur l’évolution des PNB des grandes puissances au cours des prochaines décennies.

L’ascension des « BRIC »

Cette étude mettait en avant un sigle qui depuis a fait florès : « BRIC », pour « Brésil, Russie, Inde et Chine », quatre nations dont la richesse devrait croître, selon les économistes de Goldman Sachs, bien plus vite que celle des pays développés, au point de conduire, en 2050, à un chamboulement profond de la hiérarchie des PNB mondiaux :

top ten 2050

Les chiffres du graphique ci-dessus sont les projections de l’article original de 2003. Ils ont depuis été amendés et les conséquences de la crise actuelle vont encore les changer (on estime que le PNB mondial a baissé de 3 % en 2009). Mais ce sont ces valeurs qui ont provoqué un véritable séisme dans la communauté internationale et les médias : la Chine pays le plus « riche » du monde en 2050 ? Les Etats-Unis détrônés ? L’Inde sur la troisième marche d’un podium surprenant, laissant loin derrière le Japon, presque rattrapé par le Brésil et la Russie ? Les pays européens devenant des « nains économiques », avec comme leader un Royaume Uni relégué au 7ème rang ? La France dégradée en 9ème position ? Une vraie « rupture » s’annonçant dans l’ordre du monde…

Une alliance Russie-Inde-Chine face aux Etats-Unis ?

Ces prévisions paraissaient incroyables et pourtant elles étaient inscrites dans les données économiques qui, année après année, faisaient apparaître des croissances très rapides de la Chine et de l’Inde, avec des taux souvent proches ou supérieurs à 10 %. Comme cela a été mis en exergue au chapitre-1, une croissance soutenue se traduit par une augmentation « exponentielle » du PNB, qui peut être spectaculaire et conduire, en quelques décennies, à des écarts impressionnant entre les pays.

Certes, l’étude de Goldman Sachs est basée sur une modélisation et une simulation des évolutions économiques et dans le chapitre-3 a été souligné le fait qu’il convenait de ne pas confondre le résultat de calculs informatiques avec la réalité. Mais il est vrai aussi que ce type de prévisions est très utile pour dégager des tendances. Ici, la tendance est claire : la Chine et l’Inde, qui étaient des puissances économiques majeures jusqu’au 18ème siècle, sont en bonne voie de retrouver le sommet de la hiérarchie des nations à l’horizon 2050. Les deux autres pays qui apparaissent dans le sigle BRIC, la Russie et le Brésil, sont également sur une trajectoire ascendante, mais moins rapide, qui devrait cependant les conduire, selon Goldman Sachs, à rejoindre de Japon dans un groupe de trois « poursuivants », pour employer le langage des courses cyclistes, loin devant le « peloton » à la tête duquel se trouvent les nations européennes, pour l’instant désunies.

Le concept de « BRIC » a-t-il un sens au-delà d’une montée simultanée dans le classement de la richesse mondiale ? A priori, ce n’est pas le cas : le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine sont des pays très différents les uns des autres, sur le plan de la culture, des ressources, du régime politique et des ambitions. Cela ne les a pas empêchés de se réunir en juin 2009, lors du « sommet des BRIC » organisé par Vladimir Poutine en Russie. Cette rencontre aura-t-elle une suite, qui pourrait être la constitution d’une sorte de « bloc » permettant aux quatre pays, ensemble, de peser plus lourd sur la scène internationale ? On peut en douter compte tenu de la divergence des intérêts et aussi du fait que d’autres nations, laissées de côté dans l’analyse initiale de Goldman Sachs, vont aussi s’élever dans la hiérarchie mondiale. Un nouveau concept a d’ailleurs été défini par la banque américaine : le N-11[7] (« N » pour : « Next Eleven », ce qui signifie « les onze prochains »).

Pour un expert stratégique Anglo-Américain respecté, Colin Gray[8] la seule alliance qui pourrait, sur le plan géopolitique, se dresser face aux Etats-Unis au 21ème siècle, regrouperait la Chine, l’Inde et la Russie, donc les trois « BRIC » d’Eurasie. Ces trois nations ont une certaine complémentarité: la Russie pourrait apporter sa technologie militaire, héritage de l’URSS, qui reste très avancée, ainsi que ses ressources naturelles ; l’Inde possède une communauté scientifique et technique de haut niveau, est excellente dans les domaines de l’informatique, et sa main d’œuvre est à la fois qualifiée et bon marché ; la Chine est capable de produire en masse à bas prix et dispose d’immenses réserves financières.

Un rapprochement entre ces trois puissances est-il vraiment possible ? C’est ce qu’imagine Colin Grey et cela pourrait conduire, selon lui, à une nouvelle « guerre froide » mondiale, entre un camp américain (avec l’Europe et le Japon ?) et la nouvelle « triple alliance » eurasiatique.

Les facteurs de l’ « équation de puissance »

Le stratège anglo-américain a-t-il raison ? Sa remarque la plus intéressante est celle-ci : un véritable concurrent des Etats-Unis ne pourrait apparaître au 21ème siècle qu’en mettant en commun les capacités de plusieurs puissances émergentes. Ce point de vue met en évidence un autre intéressant : la puissance d’un Etat n’est pas simplement reflétée par son niveau économique. Elle peut être considérée comme un « cocktail » de plusieurs éléments, parmi lesquels le PNB (traduisant la force économique et financière, pour laquelle la Chine et l’Inde vont exceller), la démographie (dynamique en Inde), la puissance militaire (qui reste forte en Russie), l’ambition (subsistant en Russie et grandissant en Chine) mais aussi, estimons-nous, et ce de plus en plus, l’innovation (domaine dans lequel l’Inde progresse rapidement).

Que l’un de ces facteurs de ce que nous appellerions volontiers l’ « équation de puissance », soit absent, et la posture internationale d’un pays est obligatoirement réduite. C’est là le problème majeur de l’ « Europe-puissance » : il lui manque une capacité militaire intégrée. C’est en revanche la force des Etats-Unis, qui sont excellents dans tous les domaines cités.

La Chine et l’Inde, alliées ou non, poseront peut-être à l’horizon 2050 un problème global de puissance pour les Etats-Unis, et peut-être pour une Europe qui saurait s’unir. A plus court terme, c’est bien leurs forces économiques ascendantes qui pourraient menacer la prospérité des grandes puissances d’aujourd’hui, et des autres pays « industrialisés » que sont le Canada, le Japon, la Corée du Sud, Israël , l’Australie : productions à bas prix, dont la qualité augmente ; délocalisations avantageuses, etc. Que pourront faire les pays avancés face à cette concurrence ? Et à celle de nombreux pays du « N-11 » qui seront encore plus compétitifs ?


[1] « Groupe des huit », qui comprend les huit pays les plus puissants économiquement du monde: les Etats-Unis, le Japon, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, le Canada et la Russie. Ce forum de discussion économique au plus niveau des nation a été créée en 1975 suite à une initiative du président français Valéry Giscard d’Estaing. Il a été élargi en 1976 au Canada puis en 1998 à la Russie.

[2] Le « Groupe des vingt » est un forum économique élargi, par rapport au G8, qui a été créée à la fin des années 1990 pour favoriser la concertation financière internationale, en tenant compte du poids accru des puissances émergentes. Il était moins « ritualisé » que le G8, dont les réunions sont des événements mondiaux fortement médiatisés, et souvent perturbés par des mouvements contestataires « altermondialistes ». Mais depuis sa réunion de novembre 2008, traitant de la crise financière actuelle, il se réunit, comme le G8, au niveau des chefs d’Etat et de gouvernement. Il comprend, dans l’ordre alphabétique : l’Allemagne, l’Afrique du Sud, l’Arabie Saoudite, l’Argentine, l’Australie, le Brésil, le Canada, la Chine, la Corée du Sud, les Etats-Unis, la France, l’Inde, l’Indonésie, l’Italie, le Japon, le Mexique, le Royaume Uni, la Russie et la Turquie.

[3] L’expression a été utilisée par le président George Bush « père », le 11 septembre 1990, dans un discours devant le Congrès des Etats-Unis. Elle traduisait la disparition de la bipolarité qui caractérisait la « guerre froide » et sont remplacement par une situation « unipolaire », dominée par les Etats-Unis qui défendaient alors une politique d’interventionnisme au nom des Droits de l’homme mais étaient prêts à opérer dans le cadre des accords internationaux et des organisations multilatérales. Elle a été reprise récemment en Europe par le directeur général de la Commission Européenne, Jean-Manuel Barroso, dans le sens d’une évolution vers une vraie « gouvernance mondiale ».

[4] « The End of the Nation State : The Rise of Regional Economies ». Kenichi Ohmae. New York. Simon and Schuster. 1995

[5] « Dreaming with BRICs : The Path to 2050 ». Goldman Sachs Global Economic Paper No: 99.

[6] L’une des banques qui a le mieux résisté à la crise et qui a affiché en 2009 des résultats très positifs, suscitant d’ailleurs beaucoup de questions

[7] Comprenant le Bangladesh, la Corée du Sud, l’Egypte, l’Indonésie, l’Iran, le Mexique, le Nigéria, le Pakistan, les Philippines, la Turquie et le Vietnam

[8] « Another Bloody Century : Future Warfare », Colin gray, Weidenfeld & Nicholson, 2007