Par Olivier Azpitarte
[email protected]
10/11/2010 – Depuis l’annonce par le ministre français de la défense Hervé Morin d’un début du retrait des troupes françaises d’Afghanistan en 2011, la question de l’évaluation des forces de sécurité afghane est plus que jamais d’actualité. Au premier plan des préoccupations les concernant se trouvent la maintenance, la logistique et le soutien de l’homme. Ces troupes autochtones seront-elles en mesure d’assurer leur propre soutien après le retrait des troupes occidentales ?
A l’occasion d’un séjour d’une semaine en juillet 2010 dans la principale base de l’armée nationale afghane (ANA), près de Kaboul, nous avons eu l’occasion de voir plusieurs bataillons à l’entraînement et en opération. Reportage.
[slidepress gallery=’ana-2′]
Crédits photos : Olivier Azpitarte, Afghanistan, Juillet et août 2010
- Photos 1 à 6 : instruction initiale de bataillons afghans/entraînement au tir Beretta et au M16 à Deh-Sabs (banlieue de Kaboul) en juillet 2010
- Photo 7 : soldats afghans et pick-up Ford Ranger dans le district de Surobi, en août 2010
- Photos 8 à 10: convoi logistique Kaboul / vallée de Tagab, fin juillet 2010
- Photo 11: véhicules logistiques de l’armée nationale afghane en vallée de Tagab, en août 2010
- Photo 12: camion citerne de l’armée nationale afghane à Kaboul en juillet 2010
Maintenance externalisée
Le camp de Pol-e-Sharki, se trouve dans la banlieue de Kaboul, sur la route de Jalalabad. Des dizaines de bataillons afghans – des « kandaks », en dari – y sont stationnés en permanence. Au nord, sur la plaine de Shamali, des centaines d’hectares pelés s’étendent au pied du massif de la Koh-e-Safi : l’endroit, appelé Deh Sabz, est le principal terrain de « l’usine à kandak ». Cet été, le rythme de production est d’un bataillon (environ 700 hommes) tous les quinze jours. Les unités s’y croisent et succèdent à un rythme soutenu, pour instruire au plus vite la future armée de masse du gouvernement Karzaï. On ne porte plus le fusil d’assaut kalachnikov, comme c’était encore le cas dans tout le pays en 2008, mais le M16 et, en arme de poing, un Beretta. Les troupes roulent dans des pick-ups Ford Ranger flambants neufs ou des Humweees américains « reconditionnés » : la peinture sable a été remplacée par un camouflage grossier, l’essentiel étant de ne pas être confondus avec les insurgés. Partout dans le pays, les troupes américaines restent les cibles privilégiées des artificiers rebelles. Tous ces véhicules, apprend-on, sont entretenus et réparés par une société civile. Des employés occidentaux et afghans collaboreraient au sein de cette filière de maintenance externalisée. Sur le stand de tir du cible, on porte avec discipline des boots américaines couleur sable, des treillis pixellisés, des casques en kevlar et des gilets de protection balistique modernes. Avec quelques adaptations individuelles : un tel, préfère les sandales en cuir, et tel autre porte le casque kevlar à l’envers. « Ca me permet de mieux mettre en joue mon fusil », explique-t-il. Ses instructeurs s’inclinent devant le carton qu’il présente à l’appui : tout est bien dans la cible. Soit.
Sur le stand de tir du cible, on porte avec discipline des boots américaines couleur sable, des treillis pixellisés, des casques en kevlar et des gilets de protection balistique modernes. Avec quelques adaptations individuelles : un tel, préfère les sandales en cuir, et tel autre porte le casque kevlar à l’envers. « Ca me permet de mieux mettre en joue mon fusil », explique-t-il. Ses instructeurs s’inclinent devant le carton qu’il présente à l’appui : tout est bien dans la cible. Soit.
Soldat non soldé
A l’arrière d’un Ford Ranger, quatre Afghans incorporés depuis peu sont ballottés en direction d’une zone où ils sont censés débarquer en réaction à une embuscade fictive. C’est leur instruction initiale, qui doit arriver à son terme dans quelques semaines. L’un d’entre eux, âgé de 18 ans, se livre avec spontanéité. « Je n’ai pas reçu de solde durant les deux derniers mois », dit-il, mi-amusé, mi-dépité. Couché au sol quelques instants plus tard, sous les ordres d’un instructeur qui cherche à faire bonne impression, le soldat s’époumone : « Bam bam bam bam bam bam bam… J’aurais bien aimé tirer, mais nous n’avons pas de munition à blanc pour l’exercice » A-t-il bon moral malgré tout ? Il ne répond ni oui, ni non : un grognement s’échappe de sa bouche. En revanche, sa détermination à se battre l’arme au poing est ferme : « Je n’ai pas peur d’aller au combat, j’ai même hâte d’y être » dit-il, dans une attitude imprégnée de virilité. Une tradition en Afghanistan.
Petits arrangement au sujet de jerricans…
Départ à l’aube en direction de la vallée de Tagab. Une compagnie logistique de l’armée afghane (un « coy ») part ravitailler en bois de cuisine deux postes avancés afghans. Leur ravitaillement en vivres, contrairement aux troupes occidentales, est local. Et leur méthode de cuisson, traditionnelle : de grandes marmites sur le feu. Dans le convoi, des pick-ups Ford Ranger et des Humwees armés de manière respectable encadrent des camions rutilants d’une capacité d’emport de 7 tonnes frappés de la marque International. Il y a aussi trois blindés français : à leur bord, des militaires de l’arme du train en mission de mentoring auprès de leurs homologues afghans pour une durée de six mois. Trajet sans encombre jusqu’au premier poste de combat, situé sur le parallèle 42 : le « nid de frelons » contrôlé par les partisans de la vallée de Tagab commence à ce niveau-là, mais aucun incident n’est signalé.
Le lieutenant Jérémie (l’armée française impose à la presse civile l’anonymat de ses membres en Afghanistan – ndla) affiche pourtant de l’étonnement. Cet officier du 2e Régiment du matériel est le chef des éléments français du convoi. Il reçoit un message transmis par son interprète : la partie afghane du convoi, apprend-il, a redémarré à son insu vers le second poste sur le parallèle 51, plus au nord, et en plein coeur de la zone insurgée. Le chef de convoi afghan a estimé que les risques de prise à partie étaient moindres en n’étant pas accompagnés de blindés français. Son calcul a payé : pas même un tir de harcèlement n’a ponctué son parcours d’une heure et demie aller et retour. Sur le poste du parallèle 42, les français trouvent le temps un peu long. L’humeur est philosophique : « Après tout, ils sont chez eux, c’est leur pays, nous ne sommes que des invités », lance un logisticien français. Un autre est plus remonté : « Quand ils ont besoin de nous, ils savent où nous trouver, mais en dehors de ça, ils ne prennent même pas la peine d’être courtois ». Cette sentence, un peu rude, n’allait pourtant pas tarder à se vérifier : le lieutenant français vient de recevoir un deuxième message par son interprète qui lui fait bouillir le sang. Il rassemble sa dizaine d’hommes sur le champ et s’adresse à eux dans un style sans chichis : « Le mouchkil (le problème – ndla), aujourd’hui, c’est quoi ? Le mouchkil, c’est qu’ils sont presque à sec sur certains véhicules. Dans un des véhicules, il leur reste moins du quart de réservoir. Cela veut dire qu’on va se déplacer vers Kaboul pour le retour et qu’on va avoir une panne de carburant. Donc, comme d’habitude, on leur donnera un jerrican. J’en suis désolé mais c’est comme ça. » Selon de savants calculs qui leur sont propres, les logisticiens afghans se débrouilleraient donc pour systématiquement se faire donner du carburant par des Français, contraints et forcés : sauf à rester bloqués au bord d’une route où l’attentat au véhicule suicide est une possibilité à craindre, les options sont maigres. Cela vaut bien une explication entre le commandement français et afghan. A distance, nous observons la scène : l’Afghan tempère, use de sourires, et l’ « affaire » est réglée. Le convoi de retour s’ébranle, roule un peu et, à 60 kilomètres de Kaboul, stoppe. Des bidons sont débarqués des blindés français par les Afghans. L’adjudant-chef Yves, un sous-officier du 515e régiment du Train, observe la scène, perplexe. Et commente : « Pour eux, tout ce qui peut être mis de côté est bon à prendre. Il est même courant qu’un camion citerne de l’armée afghane n’arrive pas à destination. L’équipage disparaît pendant quinze jours, puis revient au kandak, où il est réintégré immédiatement, après un arrangement dont ils ont le secret, comme si de rien n’était ». Il faut dire que le carburant est un bien particulièrement recherché, car l’approvisionnement difficile le rend très cher. La corruption, qui fait si souvent l’objet de débats au niveau politique et met parfois à mal les relations diplomatiques entre les Etats-Unis et l’administration Karzaï, touche donc aussi, sans surprise, les rangs de l’armée… « C’est moralement condamnable, tempère le Maréchal des Logis-chef Hervé du 515e régiment du Train, mais humainement compréhensible : le prix du carburant à Kaboul au marché noir est très élevé.» Certes.
« Le moment de se remplir les poches »
Retour à Paris. Nous rencontrons Johan Freckhaus, un expert français des questions afghanes. Ancien compagnon d’armes de Massoud, ex-membre de l’équipe de la campagne présidentielle du candidat Abdullah [1], il préfère incriminer les erreurs politiques de grande échelle plutôt que les individus. « La corruption en Afghanistan ne repose pas sur un groupe de mauvaises personnes qu’il suffirait d’identifier et de remplacer. Voilà la belle excuse : nous ferions un travail admirable malheureusement gâché par une administration indigène sans scrupule ! La vérité, c’est que le système centralisé et autoritaire que nous avons mis en place (lors de la loya jirga – assemblée constituante traditionnelle – en 2003 – ndla) avec l’aide d’une élite afghane émigrée, urbaine et progressiste, est inadapté au pays fondamentalement rural, conservateur et religieux. Ce système n’a aucune chance de perdurer et, dans l’usage de la force pour s’imposer, il ne crée que du rejet, comme d’ailleurs avant lui la « république » du Prince Daoud dans les années 70 et la « démocratie » des communistes dans les années 80. Plus il y a de ressentiment, moins il y a d’espoir, et plus les Afghans sont dans l’instant, dans la recherche du profit immédiat. Aujourd’hui, il y a des étrangers et de l’argent, c’est le moment de se remplir les poches pour préparer l’avenir de la famille, l’éducation future des enfants, voire l’exil si ça doit être bientôt le retour des talibans ! »
« La vérité, c’est que le système centralisé et autoritaire que nous avons mis en place (lors de la loya jirga – assemblée constituante traditionnelle – en 2003 – ndla) avec l’aide d’une élite afghane émigrée, urbaine et progressiste, est inadapté au pays fondamentalement rural, conservateur et religieux. Ce système n’a aucune chance de perdurer et, dans l’usage de la force pour s’imposer, il ne crée que du rejet, comme d’ailleurs avant lui la « république » du Prince Daoud dans les années 70 et la « démocratie » des communistes dans les années 80. Plus il y a de ressentiment, moins il y a d’espoir, et plus les Afghans sont dans l’instant, dans la recherche du profit immédiat. Aujourd’hui, il y a des étrangers et de l’argent, c’est le moment de se remplir les poches pour préparer l’avenir de la famille, l’éducation future des enfants, voire l’exil si ça doit être bientôt le retour des Talibans ! »
« La stratégie du toujours plus : une illusion »
Au-delà des impressions recueillies au fil de ce reportage, la question soulevée par Johan Freckhaus au sujet de l’armée afghane est plus fondamentale : « Il y a bien en Afghanistan une insurrection, car il s’agit de 30 000 ou 40 000 combattants rebelles – chiffres du renseignement militaire allié – soutenus par des millions de civils afghans, toujours plus nombreux, qui les nourrissent, les logent, les transportent, les protègent, les renseignent, etc. Ces civils le font avant tout pour chasser les soldats étrangers du pays et dans le rejet du système que nous essayons d’imposer, mais ne souhaitent pas pour autant le retour des mollahs au pouvoir. Retirer nos troupes est donc la bonne stratégie pour enfoncer efficacement un coin entre les rebelles et ceux qui les soutiennent. Ce fameux momentum, cet instant magique où le rapport de force peut s’inverser, viendra du retrait sincère et complet des forces étrangères, car alors le destin du pays reviendra à sa population. Alors, les forces de sécurité afghanes, comme elles existent aujourd’hui, seraient tout-à-fait capables, avec l’aide des villageois, de chasser ces rebelles à motocyclettes armés principalement de Kalachnikovs et de lance-roquettes, dont le savoir-faire le plus meurtrier est simplement le déclenchement d’explosifs à distance. La « stratégie du plus » qui prévaut jusqu’à aujourd’hui pour les forces de sécurité afghanes est une dangereuse illusion : plus de troupes, plus d’argent, plus de pouvoir pour le gouvernement central, tout cela est contre-productif, tout cela alimente l’insurrection ! On construit en Afghanistan des forces de sécurité pléthoriques que le pays est loin de pouvoir se payer. On imagine un Etat policier, soutenu de l’étranger, qui soumettrait la population aux décisions de Kaboul. On imagine construire en quelques années, pour un des pays les plus pauvres du monde, une armée qui pourrait réussir à maintenir au pouvoir un régime hyper-centralisé. Ce n’est pas viable. » Rappelons, pour mémoire, que le gouvernement Afghan, qui dispose aujourd’hui de 140 000 militaires et 109 000 policiers, annonce vouloir un objectif de 240 000 militaires et 240 000 policiers [2]. Et ce, pour un pays d’environ 20 millions d’habitants. A titre de comparaison, la France, pour une population trois fois plus importante, compte moins de 170 000 militaires (terre et air) et 265 000 gendarmes et policiers.
Le gouvernement Afghan, qui dispose aujourd’hui de 140 000 militaires et 109 000 policiers, annonce vouloir un objectif de 240 000 militaires et 240 000 policiers. Et ce, pour un pays d’environ 20 millions d’habitants. A titre de comparaison, la France, pour une population trois fois plus importante, compte moins de 170 000 militaires (terre et air) et 265 000 gendarmes et policiers.
Sortir du conflit « par le haut »
Les questions d’organisation et de statégie voient également le jour : l’armée afghane ne devrait-elle pas se renforcer sur ses fonctions de défense, plutôt que sur le contrôle de zones par une infanterie de masse ? Se recentrer sur les armes lourdes de mêlée et d’appui telles que les blindés, l’artillerie, le génie, et sur ses fonctions vitales, telles que la maintenance, la logistique et le soutien de l’homme, plutôt que recruter à tour-de-bras des légions de braves ? Outre les mentors militaires logisticiens français appartenant aux « Operational Mentoring and Liaison Teams » que nous avons suivis, plusieurs milliers de soldats – français et d’autres nations – participent déjà sous la bannière de l’OTAN et au sein de la mission Epidote et des « Embedded Training Teams » à l’instruction et au « mentoring » dans la logistique, l’artillerie, la cavalerie et le génie. Un plan d’action de l’armée US a mis en place un système efficace de paie pour l’armée afghane en 2010 même si, comme notre reportage nous l’a appris, des progrès restent à accomplir. Aucune initiative de partenariat n’a encore vu le jour, à notre connaissance, dans les domaines de la maintenance au niveau interne. Ces considération pratiques sont indispensables mais certes pas suffisantes pour une sortie de conflit « par le haut ». Les pistes de réflexion géostratégiques méritent encore d’être ailleurs débatues [3].
Aucune initiative de partenariat n’a encore vu le jour, à notre connaissance, dans les domaines de la maintenance.
————
Notes de bas de page
[1] présent au second tour des élections présidentielles afghanes en 2009, avant de retirer sa candidature face aux soupçons de fraude électorale.
[2] http://fr.rian.ru/world/20101003/187552455.html
[3] Johan Freckhaus a souhaité ajouter à ce propos, lors de notre entretien : « Notre erreur est celle de l’entêtement. Nous ferions mieux de proposer enfin un système politique plus pertinent, décentralisé et déconcentré, ainsi que de renoncer à ce poison du « partenariat stratégique », pour revenir à la neutralité historique – celle qui a toujours fait la stabilité de l’Afghanistan – plutôt que de vouloir créer avec le temps un « homme nouveau » qui s’adapterait à ce que l’on souhaite pour son pays, qui obéirait à son président « en tout ce qu’il commandera » pourvu que celui-ci nous soit favorable. Finalement, on ne donne aux Afghans le choix que d’être avec nous ou contre nous. Et malheureusement, il faut bien constater qu’ils sont de plus en plus nombreux à se ranger du côté de nos ennemis. »