(Par Murielle Delaporte) – Entretien avec le Colonel G., responsable du Rôle 2 de Bamako

Hors OPEX, le médecin en chef des armées Gonzales est chirurgien orthopédiste à l’hôpital Sainte Anne de Toulon et professeur agrégé du Val de Grâce. Bien qu’ayant ouvert le Rôle 3 de KAIA (Kaboul International Airport) avec son équipe en 2009, il note à propos du Mali : « cela faisait longtemps que je n’avais pas travaillé dans ces conditions-là. Nous y sommes habitués, en ce sens que nous nous entraînons pour cela, mais dans la réalité, la [rusticité du terrain] constitue quand même une particularité ».Dans cet entretien réalisé en avril dernier pendant la dernière phase de Serval, il présente le Rôle 2 de Bamako qu’il dirigeait alors et explique les spécificités du soutien santé « à la française » pour faire face au contexte particulièrement ardu de cette opération marquée par trois grandes caractéristiques : l’entrée en premier nécessitant l’installation en un temps record de structures médicales réactives ; le volume de la force déployée requérant une anticipation des moyens et des besoins médicaux au « juste à temps » ; les élongations face auxquelles le concept français de médicalisation de l’avant allié à une chaîne d’évacuation et rapatriement sanitaires performante ont fait leurs preuves sur un théâtre éprouvant.

 

Chaîne de soutien santé et entrée en premier

Compléter moyens déployés et infrastructures locales

L’ouverture de théâtre a constitué la caractéristique première et la particularité de cette mission au Mali. Elle nécessite d’organiser l’intégralité du soutien santé demandé de A à Z pour une prise en charge maximale des blessés français. Nous devons notamment tisser des liens avec les structures qui sont autour de nous, car certains patients doivent être stabilisés ici et subir certains examens pour lesquels nous ne disposons pas de l’équipement nécessaire (scanner, laboratoire d’analyses médicales) ou du personnel spécialisé (ophtalmologie). Il nous est arrivé de traiter des patients maliens ou des soldats (notamment tchadiens et burkinabés) appartenant à la MISMA et venant d’autres zones de combat, mais nous ne faisons pas d’aide médicale aux populations. Nous avons ainsi développé des relations très fortes avec les hôpitaux locaux et travaillons en étroite collaboration avec un médecin anesthésiste-réanimateur au service des urgences du CHU Gabriel Touré, lequel coordonne les moyens santé sur la ville de Bamako. Le ministère de la santé malien a créé une cellule de crise afin de gérer tous les afflux : un service de chirurgie de guerre de quarante-huit lits a ainsi été mis en place sous la direction d’un médecin général, qui nous aide à orienter les blessés de la MISMA que nous recevons vers les cinq CHU de Bamako. Ces CHU ont tous des spécialisations particulières : l’hôpital du Mali, construit en coopération avec la Chine, fait de la neurochirurgie thoracique, un autre ne fait que les membres, un autre est spécialisé en ophtalmologie.

Une structure sous tente aux capacités inhabituelles

Le Rôle 2 de Bamako [1] inclut un Rôle 1 pour l’activité de médecine d’unité dédiée au soutien des personnels militaires et une antenne chirurgicale aérotransportable numéro 1 (ACA) pour l’ensemble de la zone de Bamako. Il bénéficie d’un APOD (Aerial Port of Debarkation), c’est-à-dire d’une piste Stratevac située à proximité permettant d’assurer l’évacuation des blessés et patients de tout le territoire et de toute l’opération Serval, lesquels passent tous par ici avant de rentrer en France.  Nous disposons d’un système dit de «  Medevac VR », permettant de transporter les patients par voie routière (VR), de nous aider à charger ceux qui arrivent sur l’aéroport pour les amener ici, ou les transporter sur la ville et les différentes structures hospitalières se trouvant sur la zone de Bamako.  Notre capacité d’hospitalisation déployée s’avère donc inhabituelle, car nous avons besoin de pouvoir accueillir tous les patients, y compris ceux en attente de rapatriement : nous disposons ainsi de trente lits et dix-neuf personnels,  alors que ce modèle dit ACA05 (antenne chirurgicale aérotransportable sous tente de 2005) est normalement de douze lits avec en théorie douze personnels.  Nous sommes cinq médecins : le médecin d’unité en charge du Rôle 1, un médecin en charge des hospitalisations, et trois spécialistes (dont un anesthésiste et un chirurgien viscéraliste).

Autre particularité, cette ACA  fait du primaire et du secondaire, le secondaire se faisant habituellement plutôt dans les hôpitaux d’infrastructure, les Rôles 4 : nous avons en effet reçu de nombreux blessés en provenance du nord du pays déstabilisés par deux ou trois heures de vol en avion tactique et qui doivent être remis en condition afin qu’ils soient en état de supporter le vol vers la France. C’est quelque chose que nous avons moins l’habitude de faire, si ce n’est dans le Rôle 3 de KAIA en Afghanistan. Cela faisait par ailleurs longtemps que nous n’avions pas utilisé une structure sous tente, en ce sens que nous arrivons habituellement à nous installer dans des installations « en dur ». Nous avons donc dû faire face à certaines contraintes au niveau chaleur, place, approvisionnement en eau et électricité, qui n’ont pas été sans poser certains problèmes. En cas de coupures d’électricité, nous avons un groupe électrogène avec sélecteur qui permet d’assurer la relève. Nous l’utilisons de fait systématiquement lorsque nous opérons ou faisons une stérilisation de nos instruments : celle-ci demande beaucoup d’énergie électrique et nos appareils ne supportent pas bien les sauts de tension (nous avons de fait perdu l’un d’entre eux pour cette raison). Il s’agit donc d’une véritable ouverture de théâtre. Si l’on compare avec l’opération Epervier, l’ACA  installée depuis plus de quarante ans à N’Djamena ressemble à un hôpital. Notre infrastructure ici relève par contraste de ce que l’on appelait autrefois un hôpital de campagne.

Nous pouvons tenir cinq patients intubés-ventilés, ce qui est beaucoup et demande une charge de travail importante. Nous ne pouvons donc pas garder ces patients trop longtemps sous peine d’épuiser rapidement le personnel : le but est de les garder entre 12, 24, 36 heures grand maximum avant qu’ils ne soient évacués vers Bamako (pour les soldats africains) ou la métropole.

Faire face à une demande importante en soutien santé

Un flux continu de patients

Etant donné notre montée en puissance rapide, hormis quinze jours de calme au tout début où nous nous sommes appropriés l’outil de travail, nous avons eu des patients en permanence et avons accueilli en deux mois environ deux cent cinquante patients (soldats étrangers inclus). Nous avons relativement peu de blessés de guerre, mais devons traiter nombre de pathologies courantes qui empêchent le soldat de faire son métier ici. A un temps de travail important, il faut ajouter des conditions climatiques et des élongations fatigantes. Pour les combattants, le stress est un facteur supplémentaire à prendre en compte. Si nous pensons que la pathologie va se régler rapidement, le patient reste avec nous, mais si nous avons un doute ou si nous sommes certains que le problème va durer longtemps, il rentre en métropole. Les pathologies médicales dues aux conditions de vie environnante  – déshydratation, colique néphrétique, gastroentérite, coup de chaleur – peuvent en effet déstabiliser l’organisme et empêcher le soldat d’être efficient. En ce qui concerne les blessés de guerre, nous avons eu quelques blessures par IED (ou EED engin explosif improvisé), mais beaucoup moins qu’en Afghanistan. Les blessures par balle ont été les plus graves, notamment en ce qui concerne les soldats tchadiens, tandis que l’occurrence des blessés psychologiques a été assez importante compte tenu de l’intensité des combats entre mi-février et mi-mars.

Des moyens adaptés

Le Rôle 2 de Bamako s’organise autour de tentes équipées différemment selon leur fonction dédiée. Une première tente abrite le Centre de consultation dit de Rôle 1, lequel est constitué d’un médecin généraliste assurant les consultations et des équipes accompagnant les convois. On trouve ensuite le corps typique d’une ACA, constitué de trois tentes d’hospitalisation climatisées dites H1, H2 et R1 normalement reliées entre elles en formant une croix : la tente R1 pour Rôle 1, dotée de lits picot outremer classiques climatisés avec moustiquaires intégrées, reçoit les patients n’ayant pas directement besoin de soins techniques qui peuvent ainsi se reposer et supporter les soins, en vue d’une amélioration de leur condition physique et mentale leur permettant de rentrer en stratevac. Dans les tentes H1 – deuxième niveau d’hospitalisation – et H2 – troisième niveau d’hospitalisation, à savoir la réanimation -, les lits d’hospitalisation sont plus hauts et disposent de moustiquaires plus ouvertes de façon à permettre des soins, sans que le personnel n’ait à se baisser : les patients sont au niveau avec des porte-perfusion et des tables de travail pour le personnel soignant et les infirmières les prenant en charge. Nous disposons également d’un bloc opératoire et d’une salle un peu commune où sont localisés nos appareils de  radiologie et de stérilisation. Un petit secrétariat gère la liste des patients hospitalisés.

Nous pouvons tenir cinq patients intubés-ventilés, ce qui est beaucoup et demande une charge de travail importante. Nous ne pouvons donc pas garder ces patients trop longtemps sous peine d’épuiser rapidement le personnel : le but est de les garder entre 12, 24, 36 heures grand maximum avant qu’ils ne soient évacués vers Bamako (pour les soldats africains) ou la métropole. Il s’agit ici de stabiliser le patient de façon à ce qu’il soit transportable et qu’il puisse être ramené en France en stratevac.

Le défi de la « Golden Hour » face aux élongations

Compenser les délais par une médicalisation de l’avant au plus près du combattant

Ce qui nous préoccupe quand on hospitalise les patients, ce sont les heures, les horaires, les délais… Pour un blessé grave, c’est ce qui fait toute la différence. Selon le vecteur qui nous apporte les patients, nous allons nous préparer en fonction de leurs maux et du temps qui nous est aparti : en jours si c’est par la route, en heures si c’est par hélicoptère [2] ou, le plus souvent, par CASA médicalisé.  Par rapport à l’Afghanistan où les délais, par route, ne dépassaient pas trois heures et,  par hélicoptère, n’allaient pas au-delà d’une heure, il est ici extrêmement difficile de maintenir le principe de Golden Hour. Mais, contrairement aux Américains qui font du pick and run, les Français ont des médecins au contact des troupes et dans l’hélicoptère dédié Medevac : notre système de médicalisation de l’avant part du principe que plus on est proche du combattant et de sa blessure, plus vite on médicalise et plus vite on le stabilise :  dans le cas précis du Mali et des problèmes potentiels liés aux élongations, plus vite on le fait et mieux c’est, et, pendant Serval, nous avons dans cet esprit inauguré le MCV – module de chirurgie vitale- : cette petite unité de quatre personnels étaient au plus près des troupes les plus exposées au contact et étaient en mesure d’arrêter une hémorragie et de transférer un blessé sur un Rôle 2. Nous soutenons les troupes sur 2000 kilomètres de la frontière sénégalaise à la frontière algérienne. Cette problématique des élongations justifie d’autant plus l’existence de trois antennes (ACA)  réparties sur le territoire malien et de Rôles 1 qui suivent les convois,  ainsi que la formation de premiers secours que reçoit chaque combattant avant de partir en OPEX. Cette formation dite SC1 et SC2 trouve ses origines avec l’Afghanistan et est soit intégrée dans la préparation opérationnelle, soit dispensée sur le théâtre lorsque celui-ci est stabilisé. Grâce à sa trousse médicale individuelle (la TIC) qui inclut garrot, perfusion, morphine et pansement hémostatique israélien, chaque soldat contribue aux « dix minutes de platine » : cela commence par le camarade de combat qui porte secours au blessé pour arrêter l’hémorragie, ce qui s’est déjà produit  y compris sur le camp où la pose de garrot a précédé l’appel au soutien santé. Cette préparation intégrée est toujours la même quelle que soit l’OPEX, car elle est destinée à traiter les blessures de guerre. Les autres problèmes médicaux spécifiques au terrain (par exemple une piqure de scorpion), relèveront du VAB SAN et de son équipage.

Une coordination Stratevac performante

Le temps de transit des patients stabilisés dans le Rôle 2 de Bamako dépend des vols disponibles. La procédure est la suivante : si une demande de rapatriement vers la France s’impose – ce que l’on appelle une PMR (Patient Medical Request),  je la  transmets au ComSanté (DirMed) qui l’adresse à la cellule Medevac de la Direction centrale du service de santé à Paris. Cette demande part ensuite sur une cellule européenne de l’European Air Transport Centerà Eindhoven, au sein duquel un médecin français coordonne l’ensemble des moyens. C’est lui qui va pouvoir nous dire « nous vous avons réservé telle place sur tel vecteur pour tel patient » ; c’est également lui qui va organiser l’équipage chargé de la prise en charge du patient de Bamako jusqu’à son arrivée en France. En fonction du niveau de la pathologie du patient, cet équipage inclura une convoyeuse de l’air, voire un médecin ou un médecin réanimateur. A Paris une ambulance l’accueillera généralement pour l’emmener sur Percy, le Val de Grâce ou Bégin. Les patients sont organisés en trois catégories – P1 pour une évacuation de moins de 12 heures, P2 pour une évacuation de moins de 12 heures et P3 pour la routine –.  En ce qui concerne les patients P1 et P2, la chaîne de décision est encore raccourcie, puisque le DCSSA traite directement  avec le cabinet du ministre de la défense, lequel décide de l’envoi d’un Falcon, ce qui peut être réalisé très rapidement. Entre le moment où on demande un Falcon pour un blessé grave et le moment où il arrive en France, il se passe 18 heures grâce notamment à  l’existence à Paris d’une équipe d’astreinte constituée d’une convoyeuse, d’un médecin, d’un médecin réanimateur et d’un équipage aéronautique. Depuis le début de l’opération, nous avons fait venir 12 Falcon 900 pour rapatrier une quinzaine de blessés. Les Falcon 900 sont utilisés tant que le seuil de trois blessés intubés ventilés n’est pas dépassé. Ils peuvent en effet prendre deux patients allongés – dont un intubé ventilé – et deux patients assis. En cas de deux patients intubés ventilés, il faut affréter deux Falcon. Le CASA médicalisé, initialement basé à Niamey, puis à Gao devenu l’épicentre du dispositif Serval, permet en tant qu’avion tactique de faire les RAPASAN intra-théâtre (Tessalit-Gao ; Tessalit-Bamako ; Tombouctou-Bamako ; etc). Mais le Casa médicalisé n’est pas un avion stratégique : au-delà de trois intubés ventilés, le système Morphée est déclenché [3]. Associé à un avion stratégique KC135 transformé et dédié à la prise en charge de blessés graves intubés et ventilés, des lits de réanimation  – 6 lits ou 4 lits lourds et 8 lits légers – sont prévus à cet effet. Morphée n’a pas eu heureusement à être déclenché pendant Serval…

Crédits photos © Ministère de la Défense

[1] Le théâtre Serval comptait à l’époque trois Rôle 2 : celui de Bamako, un à Gao et un à  Tessalit.

[2] Nos hélicoptères sont capables de faire des  liens intra-théâtres sur des rayons de 500 kilomètres. A noter qu’au début de Serval, des  hélicoptères médicaux belges sont venus en  renfort des forces françaises, avant d’assister  l’EUTM.

[3] Voir : Morphée, l’« hôpital volant » de  l’EMO Santé, Soutien Logistique Défense # 7, printemps été 2012.