Crédits photos © D.R. / Combattants Peshmergas dans le nord de l’Irak

Interview exclusive. Expert du Moyen-Orient depuis de nombreuses années et consultant en sécurité, Gilles Tartar s’est rendu à plusieurs reprises en Irak. Il est un des rares spécialistes particulièrement au fait de la situation aujourd’hui dans le nord du pays. En exclusivité, il nous a accordé un entretien pour mieux comprendre les enjeux de la guerre entre les djihadistes de l’Etat islamique, venus de Syrie, et les Peshmergas, soutenus par la communauté internationale.

Les combattants kurdes, les Peshmergas, apparaissent comme les derniers remparts contre l’installation d’un Etat islamique en Irak. Pourtant, ils ont appelé à l’aide pour être mieux armés. Quels sont leurs besoins pour se battre face aux djihadistes ? Quid de l’armée irakienne ? 

A l’instar des Kurdes dans leur ensemble, les Peshmergas sont animés par un très fort sentiment national. Ils ont la volonté de combattre pour défendre leur patrie, leur territoire si chèrement et si récemment acquis. D’ailleurs, en kurde, le terme Peshmerga signifie celui qui affronte la mort. Cet état d’esprit fait toute la différence avec les soldats de l’armée irakienne. Ces derniers sont peu motivés. Cette démotivation tient à deux raisons principales : un sentiment national irakien de moins en moins répandu – on se définit d’abord par sa confession ou son ethnie avant de se sentir irakien – ainsi que l’absence d’exemplarité au sein des dirigeants politiques, qui passent leur temps à se disputer le pouvoir plutôt que de se préoccuper du pays.

L’armée irakienne est plutôt bien équipée, mais faute d’organisation et de motivation, elle s’est comportée de manière calamiteuse. Les Peshmergas sont équipés de vieux matériels datant du temps de l’armée de Saddam Hussein. S’ils acquièrent des équipements modernes, ils devraient augmenter leurs capacités. Il leur manquera de toute façon du matériel très sophistiqué que les Occidentaux ne voudront pas leur livrer.

Les Etats-Unis ont commencé en premier à livrer des armes aux combattants kurdes. La Grande-Bretagne et la France ont également répondu à cet appel. Quels types d’armes ces pays peuvent-ils délivrer dans un délai très court ? 

Il faut d’abord rappeler que les Etats-Unis n’ont pas cessé de livrer nombre d’armes à l’armée irakienne : hélicoptères, chars, navires, canons, missiles, communications, armes de petit calibre, etc.

La question de la livraison d’armes aux Kurdes est sensible car le Kurdistan n’est pas un Etat souverain, mais une région autonome de l’Irak. Théoriquement, les questions militaires sont du ressort exclusif de Bagdad. Tout l’enjeu est donc de renforcer les capacités kurdes à combattre sans enfreindre le droit international, mais aussi sans provoquer la colère de Bagdad. Les Américains vont sans doute fournir des équipements de vision nocturne, des communications, du C2I, en plus de moyens cinétiques limités comme de l’armement léger et antichar. La France  pourrait se limiter à délivrer des armes de calibre moyen.

Ces cessions de matériels vont s’accompagner inévitablement d’actions de formation et de conseil, ce que l’on appelle du « mentoring », ce qui représente une étape supplémentaire dans l’engagement militaire occidental. Ces nouvelles capacités pourraient être assimilées par les Peshmergas en l’espace de quelques semaines.

Sur le terrain, les djihadistes semblent avoir subi plusieurs frappes aériennes déterminantes pour soutenir l’avancée des Peshmergas. Quelle est la situation aujourd’hui ? Comment peut-elle évoluer dans les prochains jours et les prochaines semaines ? 

Les djihadistes ont dû se retirer des zones kurdes, où ils avaient pénétré. Mais ils ont étendu leur contrôle entre les zones kurdes et arabes qui constituent des territoires toujours disputés, en prenant le contrôle de petites villes comme Jalawla à l’est de l’Irak. Ils ont également renforcé leurs positions dans l’est et au nord de la Syrie, notamment grâce aux armes qu’ils ont pillées dans les casernes de l’armée irakienne.

Leur stratégie est efficace : ils mènent des actions de combat selon la technique ancestrale de la razzia. S’appuyant sur la crainte qu’ils inspirent, ils n’ont souvent pas beaucoup à combattre. Puis, une fois le village conquis, ils laissent aux tribus locales le soin d’en assurer le contrôle.

A l’avenir, les djihadistes ont indubitablement pour objectif « stratégique » Bagdad, qui est à la fois le centre du pouvoir chiite et le siège symbolique de l’ex-califat abbasside. Mais, avant de s’en prendre à Bagdad, ils ont des objectifs intermédiaires. Le premier est la frontière turco-syrienne, du moins en partie car elle leur permet de recevoir des soutiens depuis la Turquie, et notamment des recrues étrangères. Un autre objectif est le contrôle de la frontière syro-irakienne, afin de pouvoir circuler librement sur l’ensemble du théâtre. Enfin, ils souhaitent également avoir la maitrise sur les zones pétrolières de Deiz ez Zor et de Kirkouk, afin de consolider leurs revenus.

Pour ces objectifs intermédiaires, ils ont les coudées relativement franches car les américains n’interviendront directement que pour défendre Erbil et Bagdad.

La communauté internationale se mobilise aussi pour répondre à l’urgence humanitaire. Quelle est précisément la situation humanitaire dans le nord de l’Irak ?

Depuis une semaine, suite à l’attaque de l’Etat Islamique dans Sinjar, Zoumar et Karakosh, ce sont quelque 200 000 personnes qui ont fui cette région. Beaucoup d’entre eux, notamment plusieurs dizaines de milliers de Yezidis, n’ont eu d’autre choix que de se réfugier dans les monts Sinjar où ils meurent de soif.

Tous ces civils en fuite viennent s’ajouter au million de déplacés qui avaient déjà été chassés du nord et de l’ouest de l’Irak au cours des deux derniers mois. La plupart sont venus trouver refuge au Kurdistan. Les réfugiés s’entassent dans les camps, qui sont totalement débordés. Ils s’installent partout, dans des terrains vagues et des jardins publics. Beaucoup d’entre eux n’ont rien avec eux, car ils ont été dépouillés par les jihadistes.

Sur le plan politique, la situation semble dans l’impasse. Nouri Al-Maliki ne souhaite pas quitter le pouvoir pour laisser la place à Haïdar Al-Abadi. L’Irak peut-il sortir du chaos sans une solution politique rapide ? 

Haidar al Abbadi ne s’installera au poste de Premier ministre que dans deux semaines. A condition que Maliki cède la place, ce qui n’est pas sûr. Celui-ci a beau avoir perdu tous ses soutiens, il détient encore quelques leviers au sein de l’armée, la police, du budget et de la justice irakienne. Il pourrait chercher à créer une situation chaotique pour gêner le processus de transition.

En fait, on peut penser qu’il partirait si on lui donnait des garanties pour son avenir : soit un poste honorifique en Irak, tel que vice-président, par exemple, qui lui conférerait une immunité judiciaire, soit une retraite dorée dans un pays tiers comme en Iran. Si Maliki laisse la place à Abbadi, ce dernier devra faire preuve d’un grand courage politique pour inclure vraiment les sunnites et les kurdes dans un gouvernement inclusif. Or, sa faible surface politique permet de douter qu’il soit capable d’imposer de tels choix aux Chiites, qui contrôlent quasiment tous les rouages à Bagdad. On entre dans une période d’instabilité politique à Bagdad…

Propos recueillis par Quentin Michaud.