Il y a un enjeu éthique majeur qui réside dans la place que le politique entend faire au soldat au sein de la société. En effet, ce dernier demeure un citoyen soumis à des exigences singulières que lui assigne le politique et que consacre un statut autonome de la fonction publique d’Etat : le statut général des militaires (SGM) intégré aujourd’hui dans le Code de la défense. En retour, n’oublions pas que le militaire engage l’honneur d’une nation et de ses représentants par son comportement partout où la France engage ses forces armées.

En ce sens, la nation et ses élus ne peuvent faire l’économie d’une réflexion portant sur le rôle, la place et le type de reconnaissance que ces derniers entendent donner au détenteur légitime de la violence légitime (Max Weber) à savoir : le soldat. Or, quelle considération la nation témoigne-t-elle au soldat en temps de crise et à l’heure de la professionnalisation ? Question cruciale en termes de force morale des armées tant cette dernière dépend de la légitimité que la nation et le politique entendent donner à son action. De fait, force est de constater que le politique, tout comme la nation, témoignent parfois d’une forme d’oubli à l’encontre de ceux qui ont fait profession de mourir pour leur patrie. Il n’aura échappé à personne qu’il aura fallu la violence des attentats de janvier et de novembre 2015, pour que la défense du pays soit réaffirmée comme prioritaire par rapport aux enjeux de convergence budgétaire voulue par le pacte de stabilité et de croissance. De nouveau, le manque de vision stratégique pourrait se révéler catastrophique dans le nouvel ordre mondial qui s’affirme. Même s’il n’est plus providentiel, l’Etat se doit de répondre à la crise de sens à l’œuvre sous nos yeux à défaut de voir cette dernière emporter sa légitimité dans le cœur du plus grand nombre. Le soldat comme le citoyen ont besoin d’un contrat social pour exister.

L’armée ne peut agir d’une manière optimale si elle ne sent le soutien de l’opinion publique et du pouvoir politique à ses côtés. En d’autres termes, l’armée a besoin de s’inscrire dans un projet de société dont la codification est de la responsabilité du politique. La légitimité de l’emploi de la force confiée aux militaires étant du ressort du politique, ce dernier peut seul conditionner l’acceptation morale, sociale et juridique de la mission pour le soldat. En retour, la mission étant clairement définie et la cause semblant juste, le soldat aura l’occasion d’exercer son métier dans des conditions favorables lui permettant de maîtriser la violence sans en faire un usage irresponsable. La société réclamant du soldat le sacrifice ultime, il est juste que ce dernier attende de la nation une forme de reconnaissance singulière due à la spécificité de son métier. Même professionnalisée, l’armée demeure l’armée de la République. Le statut général des militaires consacre un statut autonome qui n’est pas un statut d’exception. En ce sens, un soldat demeure un citoyen comme les autres, assujetti à certaines règles particulières dues au caractère singulier de sa mission. Le soldat français se bat au nom d’une nation et se veut au service de lois et de valeurs qui correspondent à celles en vigueur au sein de notre pays. Il existe donc bien un contrat moral unissant la nation à son armée, contrat qui engage l’ensemble de la société française et pas uniquement ceux qui ont fait le choix de servir sous l’uniforme de telle ou telle armée : « Ce qui perdure […], c’est la responsabilité politique, c’est-à-dire le fait que tous les citoyens sont solidairement responsables des actes commis par leur gouvernement et son armée. Si l’armée française professionnelle et technologique commet ou laisse faire des crimes, c’est à l’ensemble des citoyens d’en répondre. Si bien que, service militaire ou pas, nous restons tous enrôlés par nos diplomates et nos généraux [1] ».

 En ce sens, il est essentiel que le soldat obéisse au double impératif de la discipline et du respect de la légalité. En d’autres termes, la République a besoin de soldats éclairés, citoyens responsables, à la fois efficaces dans leur action et attentifs à la portée symbolique et légale des ordres reçus. C’est pourquoi, il est exigé du soldat non seulement, un sens éthique prononcé mais aussi, une bonne connaissance de la légalité afin de ne jamais sombrer dans l’obéissance aveugle. C’est là tout le sens du Code du soldat et de l’article 8 du SGM de 2005. Rappelons ici la teneur de cet article qui stipule que : « Les militaires doivent obéissance aux ordres de leurs supérieurs et sont responsables de l’exécution des missions qui leur sont confiées. Toutefois, il ne peut leur être ordonné et ils ne peuvent accomplir des actes qui sont contraires aux lois, aux coutumes de la guerre et aux conventions internationales [2] ».

Cette théorie dite des baïonnettes intelligentes est nécessaire, mais ne suffit pas à donner du sens à l’action. Elle codifie le jus in bello, le comportement à adopter dans la conduite de la guerre, mais notre époque n’est plus celle des conflits armés internationaux (CAI) mais bien celle des conflits armées non internationaux (CANI). Conceptuellement, il convient une fois encore de ne pas avoir une guerre de retard. Notre ennemi est organisé, connecté, subversif et totalement adapté à la réalité des nouvelles technologies et de leur potentiel d’influence latent. Dans notre monde interconnecté, chaque espace de sens non investi est un espace perdu.

Code du soldat, droit des conflits armés, création d’un pôle éthique, le monde militaire français soucieux de rester lié aux valeurs de la nation et respectueux de ses fondements, ose finalement tirer les leçons de la guerre d’Algérie, grande blessure nationale à l’instar de juin 1940 ou de l’affaire Dreyfus. Car, il s’agit bien là d’éviter la réitération des erreurs du passé, de ne pas sacrifier la morale sur l’autel d’une efficacité de surface. Sans éthique, une armée est vouée à sa perte et n’emporte plus l’adhésion de l’opinion. Les guerres de quatrième génération sont des conflits où l’empathie est au cœur des enjeux. Celui qui ne gagne pas les cœurs et les esprits par l’adhésion ne fait que démontrer l’impuissance de la puissance [3].

L’éthique n’est pas une variable d’ajustement. En fait, si l’exigence fondatrice de la spécificité militaire est l’usage de la force, sa spécificité éthique réside dans la maîtrise de cette force, dans le fait de mettre cette dernière au service du droit et de l’honneur. En ce sens, l’éthique du militaire est inséparable de la notion de service. C’est pourquoi l’on peut dire que le militaire trouve la grandeur de son éthique dans le sens du service et des devoirs que ce dernier implique. On pensera ici naturellement au caractère sacré de la mission chez les  légionnaires, mais il n’est pas exagéré de généraliser ce respect de la parole donnée à l’ensemble des armes et armées qui composent l’institution militaire française. Confronté à un monde de violence loin des siens, le soldat a besoin d’une éthique forte pour ne pas sombrer dans certains excès. Il convient dès lors de se préparer aux exigences d’un métier mettant bien souvent l’homme face à ses limites et réclamant de ce dernier qu’il sache ne pas les dépasser. Au vu de ces différentes sujétions, on comprend que l’on parle de vocation militaire tant la notion de devoir, notion éminemment morale, tient une place de choix dans l’exercice de ce métier. Le sens du service et du respect de la mission confiée est au cœur de la profession du militaire et motive son comportement. En ce sens, le soldat, s’il met l’efficacité au cœur de sa raison d’être, a besoin de l’appui de sa nation et de ses représentants afin que cette action soit menée de manière morale et non contraire à l’éthique d’un serviteur de la République. En fait, la responsabilité du militaire en tant qu’agent de l’Etat est unique, car ce dernier est officiellement mandaté pour avoir recours à la force physique lorsque les moyens de la diplomatie échouent et que les enjeux vitaux de la nation sont en péril. La guerre ayant été longtemps définie par l’école réaliste comme la continuation de la politique par d’autres moyens [4], le militaire est celui qui, subordonné au pouvoir du politique, devient son instrument. Il y a donc nécessité de soustraire cet instrument à l’arbitraire et de lui donner les bases qui fonderont sur le terrain le sens de son action. Or, moins le sens de l’Etat est lisible dans le cœur de tous, moins le soldat trouve sa place légitime dans la société.

Les droits et les devoirs du soldat ne se comprennent que dans une logique éthique commune. Le soldat n’est pas un non citoyen ; sa vocation est de défendre les valeurs d’une société ainsi que ses intérêts, d’en assurer la survie. En ce sens, comprendre la raison d’être du soldat, c’est faciliter la compréhension de l’exigence de son éthique par la nation. Loin des fantasmes que véhicule encore l’uniforme et qui sont plus ou moins liés à des raisons historiques (cf: “L’art français de la guerre”, d’Alexi Jenni), la morale du militaire ne diffère pas de celle de la société civile. Il appartient donc à l’armée, et cela est une raison éthique en soi, de participer de la démystification de l’image caricaturale souvent attachée au métier des armes. Le soldat de la République n’est pas un « va-t-en guerre » ; c’est un homme engagé dans la Cité et dont l’existence repose sur un paradoxe : se préparer en permanence afin d’éviter qu’ait lieu le pourquoi de son entraînement à savoir, la guerre. Car l’éthique du soldat repose toute entière dans le fait de combattre, afin d’éviter la barbarie, et non de participer à la propagation de cette dernière. Il en va là de sa crédibilité et du respect dus à sa fonction par la nation. Or, dans un monde médiatique comme le nôtre, il appartient au militaire de faire le premier pas en direction de la société civile, ne serait-ce que parce que l’armée est au service de la nation, ainsi que le stipule l’article premier du SGM…

L’armée n’a donc pas le choix ; elle soit s’adapter à notre société sans se renier. En d’autres termes, elle ne doit pas imposer sa spécificité, mais elle doit s’assurer de la concordance de cette dernière avec les principes de la République dont elle dépend. Sans avoir à justifier son existence, elle doit montrer qu’elle est au service de la morale commune et non d’une morale d’exception. C’est à l’armée de créer des ponts vers la société, afin que celle-ci comprenne sa réalité. En ce sens, l’armée doit détruire la réputation de “Grande Muette” qui lui colle à la peau, tout en respectant le secret inhérent à l’exercice de certaines de ses missions. Communiquer pour l’armée est devenu vital, non seulement pour recruter, mais aussi pour expliquer le bien-fondé de la mission qui lui est confiée. La mission de défense implique un sens éthique fort de la part de ceux qui sont en charge de l’assurer. Or, il demeure une ambiguïté de taille liée à la spécificité des armées, qui réside dans le fait qu’il n’existe pas de contrôle objectif possible de son efficience et de son efficacité, si ce n’est l’état de guerre. Ces dernières justifient là l’exemplarité et la moralité des troupes de la République. Il existe donc un contrat de confiance entre l’armée et la nation. En d’autres termes, la confiance de la nation en son armée réside dans l’exemplarité éthique dont fera preuve le soldat, tant dans ses cantonnements qu’en dehors de ces derniers. Aujourd’hui, il ne suffit plus de savoir faire la guerre, encore faut-il savoir la justifier afin de gagner la paix. A ce titre, le sens doit demeurer au cœur de l’action du soldat et être relayé par un discours politique au civisme lisible et fédérateur.

Il importe donc qu’une éthique partagée existe entre le soldat et la société. En effet, il convient à l’heure de la professionnalisation d’éviter la désaffection de la société envers son armée. Notre époque avide de douceur ne comprend plus la logique du combat, la nécessité de la guerre. Il convient donc de lui rappeler que “Si vis pacem para bellum” [5],  même si cette exigence paraît de plus en plus caricaturale et incompréhensible, sauf lorsque le pire advient…

L’armée a besoin de la reconnaissance de la part de la nation, l’exigence éthique propre à l’exercice de ses missions la rendant nécessaire et incontournable. On ne peut donc penser une éthique militaire qui soit indépendante de l’éthique sociétale. L’armée ne détient pas une vérité morale qui échapperait à la société, tout comme elle n’est pas coupée de la société dont elle émane. Ses membres, majoritairement contractuels, la conçoivent comme un passage vers autre chose et adhérent à ces exigences de manière de plus en plus contrastée. Si l’Etat ne suffit plus à “faire sens”, comment l’armée le pourrait-elle seule ? La redéfinition des entités collectives à l’œuvre sous nos yeux réclame de nos politiques de nouvelles manières de fédérer. Ceci n’est en fait que le préalable nécessaire à l’acceptabilité de l’action militaire par l’opinion.

Nous devons nous réjouir de ne plus être prisonniers de conceptions nationalistes étriquées, mais doit-on pour autant se féliciter de négliger notre république ? Il est vrai que les enjeux majeurs qui bouleversent la planète dépassent le pouvoir des Etats-nations, tout comme ils démontrent les insuffisances de structures supranationales, telles l’ONU. Les solutions à nos difficultés doivent faire l’objet d’un traitement global, lequel dépasse largement les moyens d’une seule entité fut-elle l’hyperpuissance mondiale que sont les Etats-Unis. Encore une fois, aucune nation ne pourra tenir seule dans la durée face aux menaces asymétriques actuelles. Nos ennemis connaissent nos faiblesses et jouent sur le long terme. Les solutions à nos difficultés doivent être globales et appellent une gouvernance planétaire : c’est la planétarisation des enjeux. Il appartient au politique de penser la possibilité de l’avenir et de créer les entités nous permettant de répondre aux défis qui viennent. On ne peut demander à l’armée d’être la rustine posée sur nos insuffisances stratégiques. Elle n’est que l’outil et il serait dommageable qu’elle redevienne la “bonne à tout faire”, comme aux temps difficiles et douloureux d’une guerre qui ne dit que tardivement son nom.

 

Références :

[1] Numa MURAD, « L’expérience qui s’enfuit », in Marc BESSIN, Autopsie du service militaire, 1965-2001, Paris, Autrement, 2002, 205 p., p.196.

[2] Article 8 de la loi du 24 mars 2005 portant statut général des militaires.

[3] Pour reprendre le titre du livre de Bertrand Badie.

[4] Selon la célèbre formule de Clausewitz.

[5] Selon la formule de Végèce.

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