La série Au fil du centenaire se propose en cette période de commémoration de la Grande Guerre de revenir sur une vingtaine d’événements ayant marqué les années 1917 1918.

Les années 1916 et 1917 restent associées aux grandes offensives de Verdun, de la Somme du Chemin des dames et de Passchendaele. Sur une période de 18 mois les armées engagées sur le front de l’ouest font faire preuve d’un courage et d’une abnégation hors du commun. Mais cette période de grandes offensives fut principalement marquée par le nombre exorbitant de soldats tués dans les tranchées. Ces massacres ont notamment causé une usure du moral des hommes. 1917 marque à ce titre un tournant dans la conduite des hostilités.

Il y a cent ans, le Chemin des Dames…

Il y a de cela un siècle se déroula le long de la rivière Aisne, homonyme déroutant, l’une des dernières grandes offensives de la guerre de 14-18 menée par l’armée française. Cette dernière restera tristement célèbre sous l’appellation d’offensive Nivelle ou du Chemin des Dames, nom d’une route dominant l’Aisne entre Reims, Laon et Soissons. Durant deux semaines, du 16 au 29 avril 1917[1], des dizaines de milliers d’hommes perdront la vie pour une bataille vaine qui engendrera les mutineries de 1917, marquera un tournant dans l’usage de l’aviation militaire ainsi que de l’innovation technologique dans les armées et provoquera le limogeage de son inspirateur : Georges Nivelle.

La guerre à outrance 

Nommé à la tête de l’armée française le 25 décembre 1916 en remplacement de Joffre, le général Nivelle, l’autre « héros » de Verdun après Pétain, est un défenseur de la guerre ou de l’offensive à outrance. Cette conception de l’art de la guerre était en fait très répandue dans les milieux militaires français : Foch l’enseigna de 1907 à 1911 à l’Ecole de guerre[2] et Joffre l’a mis en place dès le début de la grande guerre. Cette stratégie sera aussi celle de Ludendorff qui la théorisera dans son ouvrage intitulé La guerre totale.

Alors que cette stratégie a déjà montré ses limites, notamment lors des batailles de Verdun et de la Somme (toutes deux horriblement coûteuse en vies), Nivelle s’en fait l’ardent défenseur et promet de percer les lignes ennemies en quelques jours. La volonté de Nivelle enthousiasme les politiques impatients d’en finir avec la guerre de position. La conception de l’offensive du Chemin des Dames ne brille pourtant pas par son originalité : appliquer un tir d’artillerie nourri durant plusieurs jours sur les positions ennemies puis se faire succéder des vagues d’infanteries pour déborder l’ennemi.

Côté artillerie, ce ne sera pas moins de 5 310 canons qui délivreront 6,5 millions d’obus soit un cadencement moyen de 533 obus par minute sur huit jours ceci afin de réduire à néant les lignes ennemies ceci jusqu’à une profondeur très avancée. Or, le temps est à la pluie et au brouillard en cette première quinzaine d’avril 1917 ce qui aura pour conséquence directe un pilonnage approximatif des lignes ennemies par l’artillerie française.

Dans un second temps, le rôle de l’infanterie devait consister à s’engouffrer dans les corridors créés par les tirs d’artillerie et ainsi déborder les lignes ennemies en une journée pour atteindre Laon le soir du premier assaut. Pour ce faire, 180 000 hommes seront concentrés derrière les lignes françaises prêts à percer le front et à remporter la victoire décisive espérée depuis tant de mois. Au soir du 21 avril, la nullité de la manœuvre sera totale hormis en pertes humaines. Côté français, au bout de la première journée d’affrontement de l’infanterie, on dénombrera plus de 40 000 hommes hors d’état de combattre. Malgré cela, Nivelle s’entêtera et n’aura de cesse d’ordonner des séries d’assauts, toujours plus couteuses en hommes, jour après jour…

Les interventions de ses supérieurs ne manqueront pourtant pas pour l’inviter à suspendre son plan. Ainsi le ministre de la guerre Paul Painlevé qui se déplacera à Compiègne, siège du grand quartier général après trois jours d’offensive sans succès pour rappeler à Nivelle son engagement de se retirer si le succès n’était pas obtenu dans les 48 premières heures de combat. Nivelle sera finalement convoqué par Poincaré, Ribot et Painlevé mis choisira de poursuivre l’offensive. C’est l’intervention à la Chambre d’un député de droite officier d’infanterie rescapé de Craonne, le député Ybarnégaray, qui finira de convaincre le gouvernement de faire stopper l’offensive et de limoger Nivelle. Au bilan, l’armée française n’avança pas sur plus de 500 mètres alors que Nivelle espérait reprendre la ville de Laon située à une quinzaine de kilomètres de la ligne de front en l’espace d’une journée. Finalement, l’offensive Nivelle permettra aux allemands de se ressaisir à un moment où leur moral était durement atteint.

Cette offensive aurait pu connaître un autre « destin » si sa préparation avait été plus discrète et si sa préparation avait été plus minutieuse. En effet, nous savons aujourd’hui que le commandement allemand était très bien informé des mouvements de position de l’armée française et avait fait le choix délibéré de regrouper ses forces à l’arrière, permettant ainsi à ses troupes de se replier dans ses positions défensives et aux français de pilonner des positions abandonnées et quasi vides de toutes forces. De même la nouvelle ligne défensive allemande sera terriblement plus puissante que prévu, renforcée en conséquence pour parer à l’attaque attendue. Ainsi, les troupes d’assaut allemandes[3] n’auront qu’à attendre leur heure pour prendre à revers les soldats français épuisés. Enfin, n’oublions pas de noter que l’offensive Nivelle fut pensée sans que soit un seul moment envisager son échec d’où l’absence du service de santé sur les lieux de l’offensive le jour des opérations ! Ainsi, des milliers de soldats verront leurs camarades blessés abandonnés sur le champ de bataille ce qui vaudra à Nivelle le surnom de « boucher ».

Malheureusement, cette bataille ne servit pas de leçon au commandement anglais, seul alors en mesure de reprendre l’offensive, puisque quelques mois après le massacre du Chemin des dames allait se tenir la troisième bataille d’Ypres dite bataille de Passchendaele[4] menée par Douglas Haig… Ici, les alliés payèrent notamment leur excès de confiance en eux, galvanisés qu’ils furent après la bataille de Messines où fut fait usage massivement des mines…

Le Chemin des dames, à l’instar de Passchendaele, fut parmi les batailles les plus éprouvantes et les plus épouvantables qu’eurent à connaître les combattants de 14-18, cette dernière n’ayant rien à envier sur l’échelle de l’horreur à la bataille de Verdun. L’accumulation de ces grandes offensives, leurs échecs respectifs et le caractère mégalomaniaque de l’obstination de certains généraux usèrent le moral des hommes jusqu’à provoquer l’impensable : la désobéissance de la troupe et l’apparition de mutineries sur le front…

Les mutineries de 1917

L’une des conséquences directes du Chemin des dames fut de porter un terrible coup au moral des « poilus » et de renforcer chez ces derniers leur défiance vis-à-vis du commandement. Les pertes humaines engendrées par l’offensive Nivelle sont aujourd’hui estimées à plus de 200 000 hommes côté français (cela vaut pour la période totale de l’offensive qui s’étend sur deux mois). Ce n’est pas un hasard si la majorité des mutineries se déclareront au niveau du Chemin des dames et sur le front de champagne situait en son prolongement mais ce serait une erreur de considérer que le « phénomène » des mutineries fut local. En effet, l’étude de Guy Pedroncini[5] consacrée aux mutins de 1917 a prouvé que les mutineries touchèrent en fait plus de 54 divisions soit plus de la moitié de de l’armée française ! Le chemin des dames verra la naissance d’un mouvement contestataire et une exaspération des poilus pour ceux de l’arrière. Le courage des officiers qui se battaient aux côtés des hommes de troupes ne fut jamais remis en cause par les mutins et la loyauté des poilus face à leur encadrement resta entière durant les mutineries. C’est bien vis-à-vis de ceux qui avaient en charge la conduite de la guerre que la grogne s’exprima, ce dont témoignent les paroles de la chanson de Craonne[6].

Nommé en remplacement de Nivelle limogé, Pétain, nouveau commandant en chef des armées, aura le souci d’améliorer l’ordinaire du poilu et de permettre aux hommes de prendre leurs permissions tout en se montrant intransigeant avec les mutins condamnés. De facto, plus de 3 200 condamnations seront prononcées contre les mutins de 1917 dont 554 à mort. 43 condamnations auraient été effectives, les tristement célèbres fusillés pour l’exemple dont l’injustice a été notamment démontré par les très beaux films de Stanley Kubrick[7] et de Joseph Losey[8], directement inspiré de l’épisode du Chemin des dames[9].

L’affirmation de l’innovation technologique

L’offensive du Chemin des dames ainsi que la bataille de Passchendaele marqueront un tournant dans la conduite de la guerre. En effet, le concept d’offensive à outrance se verra finalement remis en cause et l’aviation ainsi que l’emploi des blindés trouvèrent de nouvelles raisons d’être voire le début de leur couronnement en cette fin d’année 1917. Force est de constater que l’offensive du Chemin des dames mettra un frein à un emploi unique de l’aviation comprise dans une conception de la guerre à outrance comme voulue par le commandant du Peuty du grand quartier général et qui partageait en cela la vision du général Nivelle. En ce sens, l’emploi de l’aviation dans toutes ses potentialités (reconnaissance, bombardement, chasse) et en complément naturel des forces terrestres sera dès lors prôné. Cette vision globale de l’emploi de l’arme aérienne (aussi bien offensive que défensive et comprise dans une logique interarmes) signera finalement le début d’une conception autonome de la composante « air » des armées françaises… De même, Passchendaele conduira à l’affirmation de l’emploi massif des blindés qui permettront la victoire de la bataille de Cambrai, victoire au goût amer, mais qui fera de l’innovation technologique un nouvel élément déterminant dans la conduite des hostilités…

[1] L’offensive et ses conséquences s’étendront en fait sur plusieurs mois du 2 avril, début des tirs d’artillerie jusqu’à juin 1917.

[2] Foch écrit à ce sujet : « Pas de victoire sans bataille : la victoire est le prix du sang […] La guerre n’est que sauvagerie et cruauté et […] ne reconnaît qu’un moyen d’arriver à ses fins, l’effusion sanglante ». Des principes de la guerre : conférences faites à l’École supérieure de guerre par le lieutenant-colonel d’artillerie F. Foch, Paris, Berger-Levrault, 1903.

[3] Voir notre article sur les Corps francs : ancêtres des commandos et des forces spéciales dans le numéro 33 d’Opérationnels.

[4] Sur cette question lire notre article : L’entente cordiale mise à mal: la Grande-Bretagne et nous de Passchendaele au Brexit.

[5] Les mutineries de 1917, 1967.

[6] La chanson de Craonne qui tient son nom du village éponyme est une chanson contestataire qui fut longtemps interdite en France en raison de ses paroles subversives. Elle sera chantée pour la première fois à l’occasion de la célébration du centenaire de la bataille du Chemin des dames devant le Président de la République française.

[7] Stanley Kubrick, Path of glory, (Les Sentiers de la gloire), 1957 (sorti en France en 1975).

[8] Pour l’exemple, 1964.

[9] Une analyse de ces films sera proposée dans le numéro 34 de l’été 2017 d’Opérationnels.

Photo telle que reproduite sur le site: blogs.ac-amiens.fr/lamarckcentenaire/index.php?post/2014/11/20/Le-chemin-des-dames-%28avril-octobre-1917%29