Par Romain Petit – Cette chronique en deux segments est la dernière d’une série sur la thématique de la guerre au cinéma : glorifier, dénoncer, témoigner, penser*.
PENSER (CHRONIQUE IVa)
De nombreux réalisateurs ont su glorifier ou dénoncer la guerre avec une grande maestria. D’autres ont réussi le tour de force de témoigner de sa réalité, de sa violence, de son cortège chaotique de souffrances et d’horreurs, mais aussi de la grandeur qu’elle peut révéler chez certains. Plus rares sont les réalisateurs ayant eu l’ambition de la penser, d’user de l’image comme d’une médiation nous permettant de méditer ce phénomène qui pousse l’humain dans ses ultimes retranchements et qui, pour cette raison même, ne cesse de nous fasciner comme de nous révulser. Filmer la guerre pour nous conduire à la penser revient à nous mettre face à ce que nous considérons comme sacré et, par extension, nous met face à ce pourquoi nous serions prêts à nous sacrifier.
Sorti sur les écrans en 1999, La Ligne rouge (The Thin Red Line) de Terrence Malick est de ces films hors norme qui, à partir du récit d’une bataille de la Seconde Guerre mondiale (Guadalcanal), nous transporte au coeur du fait humain. Le film conte plus qu’il ne raconte la prise d’une colline tenue par les forces japonaises par une compagnie américaine dans laquelle figure un nombre de personnages dont nous suivons le cheminement et surtout les pensées en voix off tout au long des âpres combats qu’il leur faudra mener. S’ensuit une série de portraits d’hommes, de l’officier de carrière à l’ambition dévorante venu prendre sa parcelle de gloire au coeur de la bataille (colonel Tall interprété par Nick Nolte), au sous-officier cynique et usé prématurément par la guerre (sergent-chef Welsh campé par Sean Penn) mais tiraillé en son for intérieur notamment par la présence du soldat Witt (joué par le lumineux Jim Caviezel) qui agit comme un révélateur de vie au contact des autres. Witt, déserteur réintégré de force dans la compagnie qui prendra au prix du sang la colline tenue par les Japonais. incarne une humanité qui ne veut pas mourir face à l’horreur de la guerre. Cette persistance de la bonté face à la cruauté interpelle et confond Welsh de manière récurrente tout au long du film, ce dernier usant toutes ses résistances face au caractère mystique voire angélique de Witt.
Cette dimension mystique prend toute sa portée dans la scène finale du film où Witt fait le choix de se sacrifier pour sauver ses camarades d’armes. La grandeur d’âme de ce simple soldat trouve écho dans la manière dont Malick filme la nature, majestueuse et souveraine, imperturbable face au tumulte de la guerre et à la violence extrême dont les hommes font preuve de manière quasi permanente tout au long du film. La musique inspirée et aérienne de Hans Zimmer apporte enfin un relief singulier aux monologues des principaux protagonistes qui viennent rythmer ce film poème. On peut sans exagération voir dans le procédé utilisé par Malick une volonté de désindividualiser chaque protagoniste, les monologues intimes des uns et des autres se répondant en écho dans une symphonie interne anonyme et sublime à la fois. La Ligne rouge est un film qui nous tient en haleine sur le rasoir de la vie exposée à la réalité de la mort. Le film réussit le tour de force d’incarner cette ligne de vie qui nous relie les uns aux autres et nous rend responsable de l’avenir de notre espèce sans jamais verser dans la pesanteur ni le moralisme de circonstance.
Autre méditation saisissante, le colossal 2001 L’Odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick offre de manière inattendue une profonde réflexion sur le phénomène guerrier ; Kubrick n’y voyant rien de moins que l’un des moteurs de l’évolution de l’homme. En effet, la guerre sert de transition à maints moments du film. Guerre des singes entre eux à la fin de la première partie du film intitulée L’aube de l’humanité et la superbe transition symbolisée par le jet du bâton vers le ciel du singe vainqueur de l’affrontement entre hordes et qui retombe sous forme de vaisseau spatial navigant de la terre à la lune, raccord resté célèbre dans l’histoire du cinéma et qui résume en deux images l’avancée technologique dont a su faire preuve l’humanité en quelques milliers d’années. Guerre spatiale latente entre superpuissances dans la mission secrète qui conduit le Docteur Floyd vers le camp lunaire de Clavius. Guerre de l’homme contre la machine Hal 9000, intelligence artificielle s’autonomisant de manière agressive une fois parvenue à Jupiter. Et enfin, guerre que le dernier homme, l’astronaute Bowman, seul survivant de la mission, doit se livrer sous forme de déluge d’images et de visions qui finissent par renvoyer ce dernier à sa propre mort jusqu’à sa renaissance supposée sous forme de foetus astral contemplant la terre, métaphore du dépassement de soi comme moteur de l’évolution de l’humanité dans la dernière partie du film d’inspiration toute nietzschéenne intitulée Jupiter et au-delà de l’infini. 2001 met en image les pensées les plus singulières d’auteurs, tels que Hobbes, Pascal et Nietzche ce qui n’est en rien un hasard lorsque l’on sait que Kubrick lisait plusieurs centaines de livres par an.
De manière générale, la guerre est omniprésente dans le cinéma de Kubrick qui en a fait un leitmotiv de son oeuvre. Des Sentiers de la gloire en passant par Docteur Folamour et Orange mécanique jusqu’à Barry Lyndon où Shining pour finir par Eyes Wide Shut, la violence est un fil conducteur de son travail artistique qui nous renvoie, via nos doubles projetés sur l’écran, à nos propres contradictions et à nosconflits internes. A ce stade, il est intéressant de noter que l’un des projets de Kubrick qui ne vit jamais le jour fut de réaliser un téléfilm de plusieurs heures consacré à Napoléon. Personnage historique majeur, Napoléon inspira de nombreux réalisateurs avec plus ou moins de réussite. Abel Gance travailla à une oeuvre épique consacrée au général vendémiaire, laquelle fut notamment portée à l’écran dans une nouvelle version en 1971 sous le titre Bonaparte et la révolution. Incarné avec force par Albert Dieudonné dans le rôle-titre et par des seconds rôles de la stature d’Antonin Artaud, le film est une vision poétique contant comment une destinée exceptionnelle naît de la rencontre avec celle de la conscience d’un peuple en des temps hors norme. Napoléon y est dépeint comme le continuateur de la Révolution notamment lors d’une scène onirique où les voix de Marat, Danton, Robespierre et Saint-Just viennent hanter le général Bonaparte méditant seul dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale et communicant avec les présences des révolutionnaires guillotinés ou assassinés. Tout au long du film, Albert Dieudonné semble possédé par son personnage réussissant à redonner corps à l’Empereur des Français, telle une figure surgit d’outre-tombe dans un drame digne d’une tragédie de Corneille. On reste soufflé par la portée des images et du texte et l’on comprend pourquoi Malraux défendit ardemment le projet de restauration du film, l’auteur de l’oraison funèbre à Jean Moulin ne pouvant qu’honorer le souffle patriotique qui innerve chaque image de l’oeuvre.
Autre film majeur portant sur la condition du guerrier et sur les ravages de la guerre, Les 7 Samouraïs (1954) d’Akira Kurosawa tient lui aussi du poème épique et de la méditation métaphysique. Prenant place dans le Japon médiéval de la fin du XVIe siècle ravagé par les guerres civiles, le film nous fait découvrir à la fois la profonde misère de la société japonaise de l’époque et la superbe des guerriers samouraïs. Ce contraste saisissant de prime abord va aller en s’amenuisant au fur et à mesure du film jusqu’à s’inverser à la fin du long métrage qui raconte comment des paysans craignant de voir leur village à nouveau pil par des bandits décident d’engager 7 samouraïs pour les aider à se défendre. La trame sert de prétexte à toute une série de portraits où se côtoient noblesse de coeur et d’esprit, courage et vaillance, vilénies et manigances, détresse et déchirante humanité. La fin du film inverse totalement le rapport initial instauré entre splendeur des samouraïs et médiocrité des paysans. Kanbei Shimada, chef des samouraïs (interprété magistralement par Takashi Shimura) ne peut que constater, amer et devant tant de misère révélée, devant la tombe de ses quatre frères d’armes et alors que résonne au loin le chant triomphal et joyeux des femmes plantant à nouveau le riz que : « C’est encore un combat perdu. Ce sont les paysans les vrais vainqueurs. Pas nous ». Ce film magnifique qui rend hommage aux légendaires guerriers japonais et notamment à l’auteur du Traité des 5 roues, Miyamoto Musashi, dont chacun des 7 samouraïs illustre une qualité est aussi une réflexion sur le vide de l’existence et sur le sens de l’honneur et de la parole donnée ; il donne chair et sens au mot sacrifice et nous impose respect et humilité face au courage et au désintéressement dont font preuve chacun des 7 guerriers dépeints dans ce chef d’oeuvre de réalisme et de dépouillement. En ce sens, Les 7 samouraïs tient autant du film historique, que du film d’action et du film d’auteur tant sa profondeur d’âme ne se laisse enfermer dans aucun genre.
Autre film inclassable, La Grande illusion (1937) de Jean Renoir est certainement l’un des plus beaux films jamais réalisé sur la guerre et la paradoxale humanité qu’elle peut engendrer. Au travers des destins croisés du lieutenant Maréchal (Jean Gabin), du capitaine de Boeldieu (Pierre Fresnais dans l’un de ses plus grands rôles), du commandant Von Rauffenstein (campé par l’impérial Eric Von Stroheim) et du lieutenant Rosenthal (marcel Dalio), La Grande illusion raconte la fin d’un monde : celui de la domination aristocratique sur la société européenne, sur fond de Grande Guerre et de peinture du quotidien d’officiers français transitant d’un camp de prisonniers à un autre. Le film est aussi un vibrant plaidoyer en faveur de la réconciliation des peuples incarnée par l’idylle que le lieutenant Maréchal aura avec une jeune fermière allemande, veuve de guerre, lors de son évasion permise par le sacrifice du capitaine de Boeldieu. Il tourne aussi en dérision la propagande militaire en faisant notamment référence au général Hiver censé être du côté des Français et lors des allusions répétées à la perte, puis à la reprise, du fort de Douaumont à Verdun. Boeldieu, l’aristocrate français, officier de carrière, qui sympathise avec Von Rauffenstein, son double allemand qui finira par devenir son geôlier suite à un accident d’avion, partage avec lui des valeurs et des souvenirs communs qui finissent par transcender toute appartenance nationaliste et tout esprit partisan. Boeldieu incarne à lui seul le changement de paradigme à l’oeuvre au sein de la Grande Guerre et qui se matérialisera par le réveil des peuples et l’essor démocratique qui n’aura de cesse de croître durant tout le vingtième siècle. L’amitié qui lie les deux aristocrates est l’un des fils conducteurs du film et lui donne une partie de sa beauté. Au-delà de tout ce qui les sépare dans ce château du Haut-koenigsbourg devenu camp de prisonniers pour officiers, le respect et la fratrie s’imposent entre de Boeldieu et Von Rauffenstein, fratrie que Renoir symbolise via une fleur que cultive et protège l’officier allemand dans ce camp où ne pousse que les ronces. A la mort de Boeldieu causée par un tir de Von Rauffenstein, ce dernier aura comme ultime geste face à l’agonie de son ami en la chapelle du château transformé en chambre de blessé, de couper la tige de cette fleur, sublime métaphore signant la fin d’un être et d’une époque aimée. Le sacrifice de Boeldieu qui permettra l’évasion de Rosenthal et de Maréchal qui finiront par gagner la Suisse est l’un des points d’orgue du film et le murmure du mourant à l’oreille de son ennemi devenu frère a toute la teneur d’une ultime vérité : « pour un homme du peuple c’est terrible de mourir à la guerre, pour vous et moi, c’est une bonne solution ».
Illustration © http://tribaal.online.fr/Les7samourais.htm
*La version intégrale de cet article est paru dans le double numéro # 40-41 de notre revue Opérationnels SLDS parue au printemps 2018 et disponible en ligne >>> https://operationnels.com/produit/operationnels-slds-40-41-printemps-2018/