Par Moritz Brake – Comment l’Allemagne cherche à protéger ses infrastructures maritimes critiques

Moritz Brake est expert en sécurité maritime et cofondateur de l’entreprise Nexmaris. Il est auditeur de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN), senior fellow au Center for Advanced Security, Strategic and Integration Studies (CASSIS) de l’Université de Bonn, membre du Deutsches Maritimen Institut (DMI) et officier de réserve de la Marine Allemande.

 

Un an après le sabotage des gazoducs Nord Stream, des infrastructures maritimes critiques de pays de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’Union européenne (UE) ont récemment été endommagées en mer Baltique, avec un gazoduc finno-estonien et un câble de données sous-marin finno-suédois. Sans une protection efficace de ces infrastructures maritimes critiques, la vulnérabilité d’une société moderne en mer devient une porte d’entrée pour une politique de puissance hostile. Cela vaut pour l’Europe dans son ensemble, mais aussi pour chacun de ses États membres. Il existe pourtant des normes communes pour la protection – comme la directive européenne sur la résilience des entités critiques (RCE ou CER en anglais pour « Critical Entities Resilience Directive »1).Tant l’OTAN que l’UE ont ainsi des programmes de protection des infrastructures critiques et s’occupent de ce thème dans le cadre d’une task force commune2.

La plus grande partie de la tâche et de la responsabilité pour la mise en œuvre concrète incombe cependant aux États membres, dont l’Allemagne. Etant donné que l’Allemagne joue un rôle important en tant qu’Etat membre, mais aussi de par son influence sur les ressources et le développement de l’UE et de l’OTAN, l’examen de sa gestion de la sécurité maritime et de la protection des infrastructures critiques maritimes revêt un caractère particulier, même au-delà des frontières nationales. En effet, comme nous le verrons plus loin, les compétences en matière de sécurité maritime en Allemagne ne sont pas encore clairement définies. Tandis que le cadre juridique, les capacités disponibles des forces d’intervention militaires et civiles et la résilience maritime de l’ensemble de la société nécessitent toujours un développement important.

Responsabiliser les acteurs privés en matière de résilience

Dans le cas des infrastructures critiques maritimes, les particularités de la situation en haute mer s’ajoutent au défi de l’importance transfrontalière de nombreux grands services d’approvisionnement critiques. Non seulement l’interruption d’une ligne électrique à Emden peut, dans des cas défavorables et par des effets en cascade, provoquer une panne d’électricité dans une grande partie de l’Europe occidentale et méridionale jusqu’à Madrid (comme cela s’est produit en 2006), mais en dehors des eaux territoriales, les possibilités d’accès direct des États pour réagir à des risques aussi importants au niveau national changent également. En principe, et l’UE et l’OTAN sont d’accord sur ce point si l’on en juge par les résultats de leur groupe de travail, les ressources manquent pour assurer la sécurité globale de l’ensemble des infrastructures critiques sur terre, en mer, dans le cyberespace et dans l’espace.

Sans la contribution responsable des exploitants privés d’infrastructures critiques, l’Europe ne parviendra pas à faire face à la menace. C’est pourquoi la directive RCE responsabilise davantage les opérateurs pour qu’ils renforcent leur propre résilience. La transposition nécessaire dans le droit national et le contrôle correspondant incombent aux États membres – et n’ont pas encore été effectués en Allemagne. Une loi correspondante est attendue pour le printemps 2024 (appelée “KRITIS Dachgesetz” pour KRITIS = « infrastructure critique »). Là aussi, l’accent est très fortement mis sur la responsabilité individuelle des exploitants.

Il n’est pas rare non plus d’obliger des acteurs économiques importants à prendre des mesures d’autoprotection dans des domaines qui ne relèvent pas directement du pouvoir exécutif de l’État. Dans le domaine de la cybersécurité, qui présente quelques parallèles avec ce thème, il existe également des directives européennes à traduire dans le droit national pour augmenter la résilience (directive NIS2). Celles-ci obligent également clairement à une autoprotection selon « l’état de la technique » et à des obligations de déclaration pour les opérateurs privés. En outre, le degré élevé de responsabilité privée dans le secteur maritime s’exprime également dans les meilleures pratiques (« Best Management Practices ») de l’industrie. Celles-ci prévoient même l’option de l’utilisation de l’autoprotection armée en réaction à la piraterie moderne, stimulée par la piraterie somalienne surtout à partir de 2008.

Le fait que l’ensemble du spectre des vulnérabilités sociales puisse être – et soit – exploité par des rivaux ou des adversaires ouverts est devenu clair en Allemagne avec l’attaque de la Russie en Ukraine le 24 février 2022, puis, avec les actes de sabotage des deux gazoducs “Nord Stream” le 26 septembre 2022. Les attaques contre la base d’approvisionnement de la population ukrainienne font partie de la conduite de la guerre par la Russie. Et quel que soit le responsable des attaques contre Nord Stream, la destruction a suivi un objectif de politique de puissance. C’est pourquoi ce que le chancelier allemand Olaf Scholz a qualifié de « changement d’époque » comprend notamment la prise de conscience du fait qu’une politique de puissance hostile s’immiscera directement dans la vie des citoyens si aucune contre-mesure efficace n’est prise.

Identifier la menace pour mener une stratégie de dissuasion par détection

Si l’attaque contre les gazoducs Nord Stream avait frappé l’Allemagne à un moment où le gaz russe jouait un rôle plus important dans l’approvisionnement, les conséquences en matière d’approvisionnement énergétique de centaines de milliers de personnes auraient pu être dramatiques. Cela met en évidence la nécessité de réduire l’ampleur potentielle des pannes, de réduire la dépendance vis-à-vis de certaines sources d’approvisionnement et de mettre en place des redondances. De plus, le succès d’éventuelles attaques doit être rendu le plus difficile possible par une dissuasion crédible, l’augmentation du risque pour les auteurs potentiels. Pour ce faire, il faut disposer d’une image complète de la situation permettant de détecter les anomalies – dans les airs, sur et sous l’eau, ainsi que dans le domaine cybernétique. Le risque d’être identifié influence le calcul des agresseurs potentiels, tout comme la protection efficace des cibles potentielles et une réponse crédible avec des représailles douloureuses.

En matière de protection des infrastructures critiques maritimes, il faut s’attendre d’une part à des attaques soutenues par l’État – probablement menées en dessous du seuil de guerre ouverte par des acteurs apparemment privés – et d’autre part à des terroristes et des activistes violents qui pourraient s’attaquer à de telles infrastructures de grande valeur. Le caractère « critique » résulte du fait que « la panne ou la dégradation entraînerait des difficultés d’approvisionnement importantes ou des menaces pour la sécurité publique », précise le règlement allemand KRITIS. Dans l’environnement maritime, cela concerne surtout la navigation maritime et l’infrastructure qui lui est nécessaire (ports, chantiers navals, services de radiocommunication maritime, radars côtiers, mais aussi, par exemple, les liaisons logistiques terrestres), les pipelines, les câbles de données en eau profonde, l’énergie éolienne offshore, ainsi que les plateformes gazières et pétrolières. Mais d’autres installations ou activités peuvent s’y ajouter en fonction de leur importance, comme les centres de données sous-marins, ou encore la pêche et l’aquaculture.

Dans le cas des infrastructures critiques, il ne s’agit pas seulement de dommages économiques, mais cela peut même devenir existentiel au sens strict du terme, lorsque l’approvisionnement en électricité et en nourriture est menacé. Ce qui fait l’importance économique du secteur maritime en temps de paix, et qui permet de grands avantages d’efficacité par rapport aux alternatives terrestres, entraîne rapidement des conséquences sensibles en cas de perturbation. Les ordres de grandeur des contributions maritimes en termes de volume de fret, de puissance électrique, de transit de pétrole ou de gaz atteignent facilement des dimensions critiques, même pour des cibles potentielles isolées.

L’ampleur du problème devient palpable si l’on considère que l’approvisionnement énergétique de l’Europe est assuré à plus de quatre-vingt pour cent par ses importations maritimes. Des importations qui, sur leur chemin vers l’Europe, passent à des milliers de miles nautiques de goulots d’étranglement maritimes faciles à menacer, tels que les détroits d’Ormuz ou de Bab-el-Mandeb.

 

Une dépendance aux infrastructures maritimes de plus en plus importante

La transition énergétique souhaitée et le découplage à long terme de l’économie allemande des importations d’énergie fossile reposent en grande partie sur la production d’électricité en mer, dans des parcs éoliens offshore – surtout en mer du Nord. L’ampleur des installations – et donc la dépendance envers leur bon fonctionnement – ne cessent de croître. D’ici 2045, l’Allemagne veut produire en mer près de la moitié de l’électricité dont elle a besoin selon sa consommation actuelle. Pour des raisons d’espace, cette production d’électricité devra se faire principalement en dehors des eaux territoriales de l’Allemagne. En raison de l’éloignement géographique et de la situation juridique, il en résulte des défis spécifiques qui ne peuvent pas être résolus selon les compétences et les moyens actuels des autorités responsables.

Mais la navigation et l’énergie éolienne offshore ne sont pas les seules activités indispensables à l’Allemagne : la connexion aux câbles de données au fond de la mer – qui transportent plus de 90% du volume mondial de données – et les gazoducs qui l’approvisionnent en gaz, principalement en provenance de Norvège, rendent les habitants de la terre ferme très vulnérables en mer. Et une grande partie du pétrole et du gaz que l’Allemagne devra continuer d’importer pendant des années est extraite ailleurs, mais également en mer. On voit ici que la menace ne vient pas seulement de la mer, de l’air et du cyberespace, mais aussi d’installations situées sous l’eau – et donc hors de portée des forces d’intervention civiles habituelles.


Les limites de la protection étatique et du rôle de la Marine allemande

La question de la « compétence » – l’un des principaux obstacles sur la voie de la capacité d’action allemande en matière de protection des infrastructures critiques maritimes – déploie son plus grand effet inhibiteur lorsqu’il s’agit de sortir des eaux territoriales, de faire face à des menaces « hybrides » et de faire face à des capacités limitées de toutes parts. La police fédérale a certes pour mission d’assurer une protection géographiquement illimitée contre les menaces non militaires, mais elle n’en a actuellement pas les moyens. En contrepartie, la Marine dispose certes qualitativement de nombreux moyens – par exemple pour surveiller et combattre des cibles dans les airs et sous l’eau – qui font défaut à la police fédérale, mais elle est également confrontée depuis des années à un problème de quantité. Elle manque de navires, d’équipages, d’équipements et de munitions. Dans le cas de la Marine, par exemple, en tant qu’instrument polyvalent et précieux de la politique étrangère, même sans nouvelles missions supplémentaires de surveillance des infrastructures maritimes dans les eaux territoriales, la priorité doit déjà être durement établie en raison d’un manque de capacités. En d’autres termes, la Marine peut certes apporter une contribution précieuse à la protection des infrastructures maritimes, mais elle ne pourra pas le faire durablement et en priorité – du moins pas au vu de ses moyens limités et de ses multiples autres tâches.

Si l’État allemand souhaite jouer un rôle beaucoup plus important dans la protection des infrastructures critiques maritimes, le développement des capacités et du cadre juridique prendra du temps et nécessitera des investissements (notamment politiques) : les opérateurs privés doivent partir du principe qu’ils seront bientôt davantage mis à contribution. En Allemagne notamment, le débat attendu sur le rôle de la Marine dans la protection des infrastructures civiles en dehors d’un état de guerre manifeste prendra du temps. Il subsiste donc, du moins à court terme, une certaine incertitude quant à la manière dont l’un des acteurs clés allemands de la sécurité maritime peut apporter sa contribution. La Marine est porteuse d’un grand nombre des capacités nécessaires, elle est parfaitement connectée et fait déjà partie de l’échange d’informations sur la situation avec tous les partenaires internationaux concernés. Mais ses moyens sont également limités.

Il existe toujours en Allemagne une conception du rôle de la Bundeswehr, influencée par la vision terrestre, selon laquelle on devrait s’offrir le luxe d’une Marine qui n’intervient généralement qu’en cas de défense. Les fonctions de maintien de l’ordre, ou plus familièrement les « missions de police », même si elles sont attendues des marines respectives dans la plupart des autres pays (comme la France), ne doivent pas en principe être assumées par la Marine allemande. Cette conception, née dans une situation historique exceptionnelle (Allemagne d’après-guerre, Guerre froide, plus petite Allemagne de l’Ouest), n’est pas totalement dépassée, même si le caractère unilatéral de la mission – aveugle pour la sécurité maritime en temps de paix – a progressivement changé au cours des dernières décennies avec les missions à l’étranger, telles que « Operation Enduring Freedom », « Atalante », ou encore « Sea Guardian ». Pour des raisons d’efficacité, cela n’a guère de sens pour la plupart des États de développer en parallèle des capacités civiles, policières et militaires de haute mer pour des fonctions de maintien de l’ordre, a fortiori loin de leurs propres côtes.

Même si des solutions pragmatiques sont trouvées à court terme pour garantir la sécurité maritime de l’État, des goulots d’étranglement subsistent au niveau des capacités disponibles en Allemagne. Tant la Marine que les autorités civiles n’ont pas les moyens de surveiller et de protéger l’ensemble de la zone économique exclusive (ZEE) allemande. Ainsi, malgré l’utilisation prévue de systèmes télécommandés ou « autonomes » – qui ne nécessitent d’ailleurs en fait pas beaucoup moins de personnel pour leur fonctionnement, seulement leur délocalisation -, il n’y a pas d’autre solution, d’un point de vue social que d’impliquer davantage les opérateurs privés.

Responsabilité globale de l’État et résilience maritime

La protection des infrastructures critiques maritimes représente un défi majeur. D’une part, les sociétés modernes en général – et l’Allemagne en particulier – dépendent des contributions maritimes pour leur prospérité et leurs services de base. D’autre part, nombre de ces contributions sont hors de portée directe de l’État national. L’État manque de moyens pour assurer la protection, la surveillance, la détection des irrégularités, la poursuite des attaquants et, en fin de compte, la défense contre les attaques contre un grand nombre de cibles potentielles, qui sont en outre réparties sur de longues distances, même au-delà des eaux territoriales, au-delà de ses propres frontières.

Comme pour l’obligation de diligence en matière de cybersécurité des exploitants d’infrastructures critiques, une contribution personnelle obligatoire semble également appropriée pour la protection contre le sabotage, même dans le cadre d’une « guerre hybride » menée par des adversaires étatiques. L’examen des réglementations actuelles en Europe et en Allemagne laisse en outre présager qu’en cas de manquements et d’infractions, les entreprises ne se contenteront pas d’amendes. Les directeurs seront tenus personnellement responsables. Le devoir de diligence « selon l’état de la technique » exige une prise en compte active du sujet au plus haut niveau de la direction de l’entreprise. Il ne suffit pas non plus de s’en remettre à des sous-traitants ou à des partenaires contractuels : la responsabilité s’étend ici depuis longtemps aux chaînes d’approvisionnement.

En dernier lieu, il ne faut pas oublier que l’autoprotection privée atteint ses limites face aux menaces militaires et que l’État doit remplir son obligation de protection. La résilience ne se limite pas non plus à la défense immédiate contre les dangers – il s’agit d’une tâche qui concerne l’ensemble de la société et dont l’aboutissement est la capacité non seulement d’éviter ou de réduire les dommages, mais aussi d’en tirer des enseignements et de sortir plus fort des crises. A cet égard, il existe encore en Allemagne des lacunes dans l’architecture de la sécurité maritime, le cadre juridique et les procédures bien rodées pour assumer pleinement cette responsabilité commune de l’État et des exploitants dans la situation de danger actuelle. Les mesures nécessaires sont prises en conformité avec les directives européennes. Toutefois, le degré d’interconnexion des infrastructures maritimes suggère que toutes les mesures visant à les protéger au niveau de l’UE et de l’OTAN devraient également être pensées et développées en réseau. L’Allemagne joue ici un rôle décisif pour l’Europe, surtout – mais pas seulement – en ce qui concerne la mer du Nord et la mer Baltique.

 

Notes de bas de page

1 https://www.critical-entities-resilience-directive.com/
2 Voir le rapport de cette Task Force publié en juin 2023 >>> https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_23_3564

 

Illustration : Eoliennes © Eugene Suslo via Dreamstime

 

Voir la version PDF publiée dans le numéro # 59/60 de notre revue Opérationnels SLDS >>> OPERATIONNELS SLDS 59 60 ARTICLE MORITZ BRAKE