Par le Dr. Romain Petit – Les doctrines russe et chinoise prônent l’instauration d’un nouvel ordre géostratégique mondial : la vision russe de la Majorité mondiale ou la doctrine Karaganov  (1/5)

Cet article est le premier de notre série « anatomie des conflits contemporains »

Depuis déjà un certain temps, Pékin et Moscou promeuvent chacun une vision particulière d’un nouvel ordre mondial. Plus ou moins accessibles ou directement dévoilées, ces grandes stratégies ont pour ambition commune de « désoccidentaliser » le monde et de renverser son hégémonie. Ces visions s’inscrivent dans le temps long et prônent l’instauration d’un nouvel ordre mondial autour de la décennie 2040-2050.

Il est essentiel pour nous de comprendre ces visions, leurs ressorts, ambitions et motivations afin d’être en mesure d’en contrer leurs effets, autant que faire se peut, dans un cadre de compétition stratégique et de déploiement d’actions d’influences généralisées – voire de conflictualité ouverte, comme c’est aujourd’hui le cas pour la Russie -.

Une grande stratégie correspond à la capacité d’un Etat à mener un projet de puissance sur le long terme. De la compréhension des convergences et divergences des grandes stratégies conduites par la Russie et la Chine dépendra, pour partie, notre capacité de riposte collective et continentale (1).

Cette première partie fait le point sur la doctrine Karaganov.

En 2023, Sergueï Karaganov, directeur du Conseil de politique étrangère et de défense de la Fédération de Russie, a produit un rapport visant à désoccidentaliser le monde au sein de ce que d’aucuns nomment la doctrine Karaganov. L’ambition de ce rapport ambitionne de promouvoir un nouvel ordre géostratégique planétaire permettant à terme un déclassement de l’Occident et l’affirmation de l’hégémonie russe. Cette doctrine reprend pour partie les idées développées par la doctrine Primakov (laquelle prenait le contrepied de la vision de Zbigniew Brzezinski (2)), laquelle repose sur deux idées majeures :

  • privilégier les échanges avec l’Asie d’une part ;
  • refuser la domination occidentale d’autre part.

On retrouve trace de cette volonté notamment dans la création de l’Organisation de coopération de Shangaï (OCS) (3). A ces idées, Karaganov ajoute celle de Majorité mondiale qui serait composée des pays en opposition avec l’Occident (Iran, Corée du Nord, Chine, Russie), ou du moins non liés à lui de manière privilégiée ou alignée sur certaines de ses positions, jouant ainsi le jeu du multi-alignement.

Cette majorité mondialeégalement appelée Sud Global serait, selon Karaganov, désireuse de jouir d’une pleine souveraineté et de se défaire de la tutelle occidentale et de la suprématie américaine, héritage supposé du colonialisme.

C’est ici que Karaganov propose une alternative possible qui remettrait le Kremlin au centre du jeu des relations internationales en multipliant les partenariats bilatéraux entre la Russie et l’ensemble des pays constituant cette Majorité mondiale, autrement dit ; l’ambition du retour d’une Russie superpuissance. Cette vision capitalise très fortement sur le fait que la Russie, lorsqu’elle dirigeait pourtant par la force l’URSS, a appuyé et soutenu les mouvements anticolonialistes aux quatre coins de la planète à la différence des puissances occidentales qui furent majoritairement toutes des puissances coloniales.

De ce fait, la Russie est pour Karaganov la puissance qui peut le mieux participer de la pleine émancipation des pays constituant la Majorité mondiale (promotion d’une image d’Epinal présentant la Russie sous les traits d’un pays frère bienveillant et aucunement mu par des velléités impérialistes). On pourra constater la réalité de cette supposée bienveillance dans les actions et exactions menées par la Russie en Syrie ou en République Centrafricaine (RCA) sous l’égide de la société militaire privée Wagner, devenue depuis Africa Corps…

Pour Karaganov, l’Occident est vu et pensé comme décadent, prônant des valeurs contraires à celles portées par la Russie de Poutine (laquelle a notamment inscrit dans sa réforme constitutionnelle de 2020 qu’une famille doit être composée d’un homme et d’une femme). De fait, Karaganov, comme Poutine, voit l’affirmation des valeurs du féminisme, de la démocratie libérale, du multipartisme, ainsi que la défense des mouvements LGBT comme des « symptômes » de la décadence occidentale. Par ailleurs, Karaganov vante un modèle russe « idéal » reposant sur le caractère multi-ethnique et multiconfessionnel de la Fédération de Russie, modèle qui, une fois encore, ne résiste pas à l’analyse ne serait-ce que par la brutalité de la répression russe exercée lors de la seconde guerre de Tchétchénie par exemple (4) …

Karaganov joue aussi sur une proximité espérée avec les pays de la Majorité mondiale quant à la primauté des valeurs collectives au détriment des valeurs individuelles censées être encensées par l’Occident (vision simplificatrice et confondant individualisme et principe jungien d’individuation). La Russie aime ici à se présenter comme un modèle alternatif autoritaire, là encore supposé plus compatible au niveau de ses valeurs avec les régimes et croyances en vigueur dans le galimatias de ce que Karaganov appelle Majorité mondiale.

Enfin, force est de constater que Karaganov, comble du cynisme et de la subversion à l’aune de l’agression militaire, puis des crimes de guerre commis par l’armée russe en Ukraine, aime à présenter la Russie comme un pays respectueux du droit international humanitaire (DIH) et de la souveraineté des Etats…

Pour Poutine comme pour Karaganov, les pays occidentaux ne résisteront pas dans la durée aux exigences plurielles des entités multilatérales induites par l’appartenance à des entités supranationales, telles que l’OTAN et l’UE. Il faut donc pour le Kremlin encourager la montée en puissance des partis souverainistes en Occident afin de favoriser l’influence russe et la perte de puissance de l’Occident.

En parallèle, Karaganov propose la construction d’un système international alternatif à l’ONU et au monde d’après Bretton Woods. A ce titre, les « BRICS + » comme l’OCS constituent des leviers d’influence qui participent de la création d’un narratif alternatif à celui de l’ONU et de l’Occident.

L’ambition de la doctrine Karaganov est de promouvoir un modèle reposant sur la fourniture de biens publics internationaux, tels que l’énergie, la sécurité alimentaire, un système de financement sortant du Fonds monétaire international (FMI) qui mettrait la Russie au centre d’un système de partenariats bilatéraux. On voit que la doctrine Karaganov entend donner à la Russie le rang et le rôle de superpuissance majeure à l’horizon 2040.

Or, face à cette vision géostratégique portée par le pouvoir russe, qu’en est-il de la vision chinoise d’un nouvel ordre mondial pensant la Chine comme puissance globale et majeure en 2049 et de la prise en compte de la dépendance accrue de la Russie à la Chine ?

 

Notes de bas de page

(1) Sur cette notion lire : M. Briens et T. F-Gomart, Comment préparer 2050 ? De la prévoyance à la grande stratégie, Politique étrangère, avril 2021.
(2) Auteur notamment du célèbre : Le Grand Échiquier : l’Amérique et le reste du monde, 1997.
(3) Instituée en 2001 par la Chine, la Russie et quatre États d’Asie centrale : le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan l’OCS s’élargit à l’Inde et au Pakistan en 2016, puis à l’Iran en 2021 et enfin au Bélarus en 2024. L’OCS visait d’abord à répondre aux bouleversements géopolitiques en Asie centrale consécutifs à l’effondrement de l’URSS en 1991 et à l’instabilité que cela entraîne dans la région.
(4) Lire notre article : Romain Petit, Les conséquences d’une victoire russe sur l’ordre géopolitique internationale, Opérationnels, numéro 61, avril 2024.

A suivre : la stratégie globale d’instauration d’un nouvel ordre mondial pour Xi Jinping

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